Robert Musil (1880-1942) a fait, sur le calcul des probabilités et les applications à la fois prometteuses et hasardeuses que l’on était tenté depuis longtemps d’en faire à l’étude des phénomènes moraux, sociaux et politiques, des lectures détaillées et approfondies dont on trouve des traces nombreuses et importantes dans L’Homme sans qualités. Le triomphe du mode de pensée statistique et l’avènement de ce qu’on pourrait appeler «l’homme statistique», qui tendent à rendre les individus, les idées et les événements presque complètement interchangeables et à peu près indifférents pour ce qui est du résultat global que l’on peut escompter, constituent un aspect essentiel de la difficulté qu’éprouve l’homme d’aujourd’hui à se percevoir encore comme une personne privée et de la crise que traverse l’individualisme de type traditionnel, dont Musil pense que la phase héroïque est en train de s’achever.
Il n’est pas exagéré de dire que le possible et le probable constituent les deux notions centrales autour desquelles Musil a ordonné sa philosophie du devenir de l’humanité et sa conception de l’histoire. La tâche de l’écrivain et de l’artiste, tels qu’il les conçoit, est de faire surgir de nouvelles possibilités; mais ils doivent savoir en même temps que ce qui se réalise est finalement toujours le plus probable, ce qui explique l’impression que donne l’histoire de se répéter toujours de la même façon et de suivre un chemin qui ne mène à aucune destination et ne correspond à aucun progrès qui nous en rapproche de façon perceptible. Puisque l’histoire humaine n’est pas, selon Musil, celle du génie, mais celle de l’homme moyen, la question qui se pose à l’écrivain est de savoir comment il peut espérer se faire comprendre de la moyenne et transformer la fatalité apparente que représentent le retour inévitable du système qu’il s’efforce de transformer à un état moyen et le rétablissement assuré du règne de la moyenne en une chance authentique pour l’humanité.