«Proches ou lointains, illustres ou anonymes, réels ou imaginaires, on a tous nos morts. Ils viennent à notre rencontre, rescapés de l’océan sans fond où sombrent tous les disparus qui ne sont rien pour nous. Ils nous touchent, nous frappent, nous portent, nous guident ou nous égarent. Ce sont les morts qui vivent avec nous. Voici les miens. Mes morts ». Et leur ribambelle s’allonge à mesure que l’on s’approche de la nôtre. Aussi, sans attendre, Thomas Stern a rassemblé les oraisons rêvées aux funérailles de proches, auxquelles viennent s’ajouter celles de morts imaginaires, littéraires ou picturales. Mais “qui craint la mort est déjà mort”, écrivait le philosophe, et c’est alors un hymne à la vie qui surgit à l’évocation de ces morts personnelles.
Thomas Stern est l’auteur de Thomas et son ombre (Grasset, 2015). Il a également publié, aux deux extrémités de sa longue carrière dans la publicité, Thésée ou la puissance des spectres (Seghers 1981) et (avec Catherine Laborde) Si tu ne m’aimes pas, je t’aime (Flammarion, 2010).
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On n’en peut plus de ces obsèques qui n’en sont pas,où les humains se voient enterrés comme des chiens, simplement parce que nul ne sait quoi dire. Pour que l’honneur soit sauf, il suffit d’un rituel commun (cérémonie religieuse, hommage militant, ironie amicale), il faut au moins une parole sincère, une prière authentique ou ne serait-ce qu’un mot d’esprit. Ici, quiconque a le sens du symbolique pèse l’enjeu : passer à côté de la mort c’est se gâcher la vie.
Thomas Stern s’y refuse. Lui qui a été militant incertain, prof de philo fugace, essayiste ponctuel (Thésée ou la puissance du spectre, Seghers, 1981) ou publicitaire sceptique n’a plus de temps à perdre. A 72 ans, il s’est mis en devoir de rendre hommage à tous les morts, réels ou fictifs, qui lui ont permis de « retenir quelque chose de [sa] vie ». D’où le bouleversant recueil qu’il publie aux Editions de l’éclat sous le titre Mes morts. Petit volume exaltant, 130 pages de gratitude, de tendresse, d’humour aussi, vingt-trois brefs chapitres qui opèrent un effet de porte battante : dès les premières lignes, chaque oraison vous ouvre un monde entier, qui se referme déjà cinq pages plus loin.
« Frère en ironie »
Ce monde, c’est celui de Jonathan Stern, premier enfant de l’auteur, né à sept mois et n’ayant pas survécu. Celui de Varoslaw Szabotsky, SDF qu’une poignée de camarades enterrent en chantant Le Pénitencier le jour même où un million de Français escortent le cercueil de Johnny… Celui de Don Juan dans l’opéra de Mozart, ou de Bergotte chez Proust. Celui d’une grande vache rousse agonisant sur les bords du Gange, à Bénarès. Celui de Robert-François Damiens, dernier écartelé de France. Celui de Claude M., ce « frère en ironie » dont la présence ponctuait chaque phrase de la vie, et dont la disparition expose soudain à une absurde frénésie : « Quand on est seul à rire de tout, on passe facilement pour un fou… » C’est enfin le monde de Louis Stern, l’homme que Thomas connut comme son père avant d’apprendre que, biologiquement, il ne l’était pas. A la fois magnifiques et cruels, les paragraphes consacrés à cet émigré hongrois, quasi-muet hanté par trop de fantômes, serrent le cœur : « Interminablement, Louis Stern ne disait rien, me laissant pressentir qu’il avait tant à me dire, me reprochant de ne pas savoir l’écouter »… Glissant ainsi de monde en monde, et du rire aux larmes, Thomas Stern rend à chaque destinée ce qu’elle avait d’unique. Avec la délicatesse du survivant provisoire, il nous apprend à envisager le deuil non pas comme un malheur qui ruine l’existence, mais comme l’injonction d’un salut qui donne son prix à la vie.
Après la mort