Emmanuel Fournier a lu les Lettres du chemin de pierre. Et vous?
« Ti ricordi ? demandes-tu. » Ainsi se demandent-ils. Et se répondent-ils. Car elle a déjà répondu, plusieurs lettres plus haut, en passant, « J’ai en toi une grande confiance. », il le sait bien, elle ne parlait pas seulement à lui.
Ces deux-là n’ont pas besoin de se dire les choses. Trop de complicité, trop de proximité. « Je voulais te parler de rien, c’est fait. » S’ils disent, c’est pour autre chose. «J’attends et ne tarderai pas à te répondre. », promet-il (« Demain, je m’y remets… mais ce soir… »). Oui c’est bien à lui, et pourtant pas de lui qu’elle parlait : « Il n’a attendu qu’une chose toute sa vie: être crucifié. » Et il répondra plusieurs lettres plus bas : « Elle permet la “collusion de mots rares” incarnés par des noms qui nous accompagnent et que nous accompagnons. »
Qui “il”, qui “elle” ? Ils sont là, mille à chaque page, tous les compagnons de ces éditeurs de compagnons, de Lao Tseu («Plus loin à l’est, c’est l’ouest. ») à Luis Sepúvelda (« La parole écrite est le plus grand et le plus invulnérable des refuges. »), en passant bien sûr par Carlo Michelstaedter (« dans leur chute commune, de sorte que l’une et l’autre se soutiennent à mesure qu’elles tombent. »). Et eux ? : « La perche est la seule ligne de biais au milieu des lignes de l’eau. Comme un glissando musical sur une portée extrêmement rigide. » Ce sont leurs lettres, leurs conversations.
Plus à l’est, c’est d’abord Venise, mais « Une Venise imaginaire comme ces “vues imaginaires de Venise” devant lesquelles on reste à se demander où est l’imagination puisqu’elles ressemblent comme deux grains de sel à la réalité. » À quoi fait écho plus loin ce qui pourrait bien être une réponse : « Mais il porte toujours sur son visage le vague-à-l’âme inimitable, indélébile, de celui qui n’est pas chez lui et y pense tous les jours tout le temps. »
À quoi pense-t-il donc, cet “il” ? Elle répond : « Au début, personne ne sait et on ne sait toujours pas. Ni les pierres, ni les cendres, ni les images dans les miroirs brisés, ni les ossements, ni les montagnes de vêtements et de chaussures n’ont pu donner une réponse. »
Et lui reprend, avant ou après, mettant « en pratique le sens hébreu de la techouva, ce retour en arrière qui est ‘aller de l’avant’ » : « Le Zohar dit que dans l’agenda de la Création du Monde, le pardon a été créé avant la faute. C’est une drôle de sensation, tu ne trouves pas ? Imagine un temps où le pardon existait sans la faute. Il est là per sè, pour lui-même. Pour le bien seulement. Il n’a que faire d’une faute commise par celui-ci ou celle-là pour être. »
Et elle répond ou demande encore : « Les êtres peints qui me hantent tournent le dos ou regardent dans leur monde ce que la peinture ne montre pas. L’autre côté. Ce que le peintre a choisi de ne pas représenter et qu’il est le seul à connaître. »
Et c’est alors un poème esquimau qui répond : « Ne le vois-je pas moi, ce visage-là, quand je te regarde. » lui dit-il en la prenant dans ses bras. »
La question est donc : « Comment correspondre à la réalité quand on est une ville qui vit dans sa peinture ? » Et la réponse : « Le plat n’est pas difficile à faire, mais c’est toujours un peu long et surtout il faut trouver tous les ingrédients. » Et ils reprennent, pudiquement, en se parlant, mais sans parler d’eux, vraiment ?, de loin en loin, de proche en proche, d’avant en arrière et d’arrière en avant :
― m. : « Et me voilà parti sur la crête des Tendresses, de chaque côté de laquelle il y a un abîme. Celui qui nous sépare du repos auquel on aspire, mais qu’on ne peut atteindre tant qu’on n’aura pas épuisé les cartouches de la Rigueur. »
― Patricia : « Un jour, nous sommes partis pour vivre une utopie, ensemble et séparément. »
― m. : « Seule avec tes mots. Les tiroirs, de chaque côté, le gauche toujours ouvert où tu poses ton pied quand tu te balances légèrement en arrière. »
― Patricia : « Il est seul et anonyme et prêt à soulever toutes les pierres du possible. Le juste caché. Sans nom parmi les hommes, sans nom qui vous dirait quelque chose. »
― m. : « La « communauté » est au moins celle du livre autour duquel se retrouvent les individus, chacun à sa manière, chacun pour soi, mais qui, dans un second mouvement vers les autres, prendra la forme du don de ce qui est écrit. »
Ainsi va le livre comme la ville :
― Patricia : « La ville est toute en longueur pour ne pas froisser les lignes de l’eau. »
― m. : « Pas nécessaire de se développer toujours. »
― Patricia : « On peut l’imaginer dépourvu de tout corps tel qu’il aurait voulu être. »
― m. : « Quitte à se tenir à l’écart… devenir lent, etc. »
― Patricia : « Les amours. Qui coulent sans penser. »
― m. : « Une place pour l’inattendu, pour ce renversement des valeurs. Pour quelque chose d’imprévu. (…) Vivre toujours avec cette chaise à côté de soi, pour que vienne s’y asseoir l’inconnu, le clandestin. »
Et leur chemin de pierre deviendrait un chemin des “Tendresses”, qui irait vers les Rahamim (les entrailles, la matrice des Tendresses : « Les Indiens ont toujours des noms “difficiles à prononcer” comme dit l’autre à propos d’autres encore à qui il est arrivé d’en changer. »), ou peut-être même serait-il vraiment il ponte della Libertà (« dont j’avais même oublié s’il menait vers, ou conduisait hors de la liberté ») : « Les films ne seraient plus alors “tirés d’une histoire vraie”, mais ce serait le vrai qui aurait été “inspiré d’un film de fiction” ».
― « Et ses portes, aussi, étaient mangées par le sel. Mangiati dalla salsedine. »
Emmanuel Fournier 3-4 octobre 2020.