Depuis ses premiers écrits, au début des années quatre-vingts, jusqu’aux plus récentes publications sur la philosophie du langage, l’œuvre de Paolo Virno s’est lentement et discrètement constituée autour de deux pôles, « langage » et « action politique », établissant au fil du temps et des publications le vocabulaire critique de notre société postfordiste, pour nous aider à en démonter les mécanismes délétères. « Opportunisme », « cynisme », « peur », « exode », « exil », « multitude », « virtuosité », « bavardage », « curiosité », « miracle », etc. autant de termes dont les sens se précisent et se répondent d’un contexte à l’autre, se complètent et résonnent comme dans une « collision flamboyante de mots rares ». C’est de cette patiente élaboration dont rend compte ce livre, qui reprend au format de poche l’intégralité d’Opportunisme, cynisme et peur (L’éclat, 1991), le premier livre de Virno publié en français, enrichi de nombreux autres textes de différentes périodes et factures. Construit autour de quatre essais programmatiques : « L’usage de la vie » (2015), « Ambivalence du désenchantement » (1990), « Les labyrinthes de la langue » (1990) et « Virtuosité et révolution » (1993), le livre propose, pour chacun, un ensemble d’écrits plus courts, « marges » ou « apostilles », qui témoignent à la fois de la diversité (et richesse) des écritures et de l’unité profonde d’une pensée par-delà les contextes. « La défaite et l’erreur » (1988), qui referme le volume, pourrait tout aussi bien être lu en ouverture, d’autant que Virno déclare lui-même dans un entretien paru dans Multitudes (n°56, 2014/1) : « J’ai commencé à m’occuper de philosophie de manière systématique à la suite d’une défaite politique. »
De même, le très récent « L’usage de la vie », qui ouvre la première section et donne son titre au livre, pourrait être lu en conclusion par égard chronologique, l’ensemble formant ainsi un ruban de Möbius où commencement et fin coïncident ou s’échangent.
Dans l’entrelacs des essais principaux et de leurs « apostilles » l’œuvre se déploie par collisions, qui font apparaître soudainement des perspectives de pensée insoupçonnées. Le joueur de poker côtoie l’intellectuel postfordiste, la fin des flippers annonce la « grande transformation » industrielle, les prépositions grammaticales induisent une théorie de l’usage de la vie, la métropole « se présente comme un dédale d’énoncés, de métaphores, de noms propres, de fonctions propositionnelles, de temps et de modes verbaux », l’italique ou les guillemets signalent la crise de la société du travail, etc. L’architecture de l’œuvre est à l’image de celle de certaines villes italiennes, et c’est la très grande originalité de Paolo Virno de nous conduire le long des venelles quelquefois étroites et mal éclairées du raisonnement philosophique pour nous faire déboucher tout à coup sur les lumineuses étendues de la piazza, d’où peuvent surgir les soulèvements de la Multitude.
Alors, « quand le verbe se fait chair », que les « notions logiques et sémantiques se convertissent en catégories éthiques et politiques », cette unité de pensée, que la balkanisation de la philosophie a fait voler en éclats, se reforme sous nos yeux, comme s’il s’était agi de mettre en place pour le siècle nouveau une philosophie de la réparation qui guérirait la langue.