Le phaser monte et descend et les plages de son qui évoquent l’Iran des années 70 se mélangent doucement. Un sample de flûte tourne dans le vide des réverbes numériques. L’esprit collage et éther de David Toop vit dans ce disque que j’écoute ce matin. C’est nouveau, ça vient de sortir, mais le shaman de l’ambient originel, Mixmaster Morris, ne reniera pas cet enregistrement qui emprunte la violence de la découpe héritée du hip-hop et la douceur des musiciens de la fin du xixe siècle. La fenêtre est ouverte, la musique se mixe avec le bruit de la rue, les basses de la 808 omniprésente dans la pop contemporaine qui vrombissent des voitures et le ballet des passants. Leurs voix et les odeurs de la ville entrent dans un gesamtkunstwerk digne de Tati et de Luigi Russolo. L’ambiance se mêle à l’ambient, la musique de l’espace concret à celle de mes enceintes et je pense à Throbbing Gristle et à David Toop.
Hier on m’a demandé si je connaissais Sun Ra, j’ai ri doucement. Personne ne connaît Sun Ra. David Toop a interviewé Sun Ra, mais connaît-il Sun Ra ? Personne ne connaît Sun Ra l’extraterrestre qui a propulsé les synthétiseurs hors des laboratoires de la BBC et du GRM directement vers le soleil. Est-ce que Bob Moog connaissait Sun Ra ? C’est l’éternelle question. Est-ce que l’océan de son naît du livre de David Toop ou est-ce Sun Ra qui pond l’œuf d’une musique décomplexée, lunaire et solaire, irradiant un siècle entier de musique synthétique forgée dans une fournaise d’emprunts et d’innovation ?
Pour moi et ma génération de fêtards élevés dans les raves illégales des hangars de la grande banlieue parisienne, l’ambient est la matière première du Chill Out. Un espace de relaxation pour ceux qui ont encore le contrôle d’eux-mêmes, un espace de gestation pour ceux qui transcendent vers un univers coloré, et un lieu de refuge pour ceux qui se sont perdus dans les affres de l’acide, les paumés du psychédélisme, victimes consentantes de Timothy Leary et d’Albert Hoffmann.
L’ambient, c’est le réconfort, le voyage. Quand la techno devient trop rapide, quand la jungle devient trop métallique, l’ambient offre une version de la musique électronique chaleureuse et non menaçante, souvent aussi généreuse que sans visage.
C’est un de ces termes fourre-tout qui appartient plus au public qu’aux journalistes, et dont chacun possède sa propre version. Une musique électronique, mais aussi organique, sans la cavalcade des BPM, sans la pression de la danse et de la 909.
L’ambient est la musique sans rythme, allant de Terry Riley aux interludes des disques de hip-hop ; une musique tribale où les tambours lointains se superposent aux bruits de la forêt, au sonore ambiant, où les cris d’animaux distordus se mélangent au grincement des insectes nocturnes ; c’est une trame qui s’inscrit, comme les Chansons des tribus aborigènes, dans le paysage, avec la nature. Un circuit tracé comme un cri, qui se répète en boucle de sampler, déformée et granuleuse.
Pendant des années il y avait un lien qui m’échappait, de LaMonte Young à Plastikman, de Fela à Maurizio, un lien que je n’arrivais pas à identifier. En lisant Ocean of sound le lien apparaît en plein jour. L’ambient comme fourre-tout de la musique intelligente, provocante. Une musique anti-club à jouer dans les clubs, comme transition, comme épice, comme acte de résistance et de subversion, un défi.
Une des grandes forces de l’histoire que Toop raconte ici, c’est qu’elle relie la musique électronique de club, longtemps considérée comme illégitime et fantasque, à la littérature et la philosophie. En citant Barthes et Eco, Toop invite la sémiotique dans la culture du clubbing et le clubbing dans la sémiotique…
Le passage qui me tient particulièrement à cœur est celui sur À Rebours de Joris-Karl Huysmans. Le producteur de musique électronique est mis en parallèle directe avec le dandy esthète de la fin du IXXe siècle. Assis devant mon synthétiseur favori, une petite machine créée par les Suédois de Teenage Engineering, je m’imagine devant l’orgue à parfum de Des Esseintes. Huysmans écrivain ne reniera pas son affiliation à Brian Eno, Huysmans trappiste passera le tout sous silence. En retraçant un dialogue entre littérature, cinéma et techno, Toop insère la culture en train de se faire dans la grande histoire de la culture déjà faite. Sa rencontre avec Lynch, par exemple, nous rappelle que The Lost Highway et Twin Peaks sont des suites d’images dans lesquelles il fait bon se perdre, comme l’ambient et l’acid house. Angelo Badalamenti, le compositeur de la majorité des films de Lynch, libère la musique de film des accents mahlériens pour la remplacer par des nappes de synthétiseurs planantes qui influencent en droite ligne à peu près tous les producteurs de techno. Lynch, le réalisateur lettré et farfelu qui écrit ses films comme on imagine de la poésie sous opium, rencontre Toop l’universitaire-musicien théoricien du collage et du planant et, en lisant, on s’écrie : « mais bon sang ! mais c’est bien sûr ! » Avant ça, Ryuichi Sakamoto, le dieu japonais du synthétiseur, qui nous rappelle le lien entre la techno, Bertolucci et David Bowie, lequel, des années plus tôt, avait laissé le champ libre à Eno pour transformer une face entière d’un disque pop en véritable champ de mine ambient. Careful With That Axe, Eno !
Toop parle de l’ambient, mais il parle vraiment de la techno. Il faut bien commencer quelque part : le côté informel et peu agressif de l’ambient est une pilule plus facile à avaler que le déchaînement des boîtes à rythme distordu de Detroit. La techno, c’est plus Enki Bilal qu’Astérix et, chez les penseurs irréductibles de la vieille Europe, le Köln Concert résonne encore bien fort. En gros, à l’époque où le livre paraît, les intellectuels européens n’ont pas encore vraiment digéré le flower power et le féminisme et il est probable qu’ils n’aient pas été tout à fait prêts pour Carl Craig et les Spiral Tribe.
Dans sa préface de 2018, l’auteur parle de sa propre naïveté vis-à-vis de l’internet naissant, et ce qui transparaît dans le livre, et qui est assez rafraîchissant en cette période pleine de noirceur pré-apocalyptique, c’est un optimisme à toute épreuve. En 1995, l’illusion que le web va rendre notre vie plus belle, plus ouverte, que le réseau va tisser une toile qui fera éclater les barrières et les codes, est encore bien présente et ce livre est empreint d’une jovialité communicative qui donne envie de croire, juste un temps, à la possibilité d’un monde meilleur, où musique, philosophie, poésie et films d’anticipation remplissent la toile, en lieu et place de la pornographie et de la haine qui y pullulent aujourd’hui. En 1995, nous ne savions pas encore que le vrai bug de l’an 2000 n’arriverait pas dans nos ordinateurs, mais bien dans nos cerveaux.
Ocean of Sound ne se soucie pas non plus d’appropriation culturelle. Dans les années 1990, on est encore persuadé que la musique est un langage universel et que personne ne peut se l’approprier puisque nous appartenons tous à la même tribu. Toop favorise et défend l’idée d’un emprunt qui est un échange et non un prise de possession, dans un moment d’ouverture où le dialogue est encore possible.
C’est peut-être aussi pourquoi la musique ambient avait quelque peu disparu après 2001 ; le monde, plongé dans le chaos des guerres étasuniennes sans fin, reconsidère les samples de didgeridoo placardés sur des nappes de synthés numériques, le tempo s’emballe, le rythme se durcit. L’ambient et, avec elle, le jazz, sont mis au placard. Le parfait exemple, c’est Aphex Twin qui sort en 2001 Drukqs, un disque sauvagement abrasif et qui signifie à tout le monde que, après Selected Ambient Work, la fête est bel et bien finie.
Au milieu des années 2010, l’ambient revient pour une génération ouverte qui écoute autant Sunn O))) que Sun Ra. La techno des enfants de Delia Derbyshire et Suzanne Ciani redevient pluraliste et expérimentale, les noms de Caterina Barbieri et Sarah Davachi sont sur toutes les lèvres, des snobs journaleux aux festivaliers mangeurs de champignons. L’ambient se teinte de néo-classicisme, d’orgue d’église et de synthés archaïques et déroutants. Finies les masturbations machistes sur des logiciels gonflants, place à une ambient qui vient du cœur et qui lorgne plus vers Wendy Carlos que vers Kraftwerk.
Lassée de la techno ennuyeuse des DJs superstars du Berghain, l’ambient trouve sa place à l’Est et au Nord, les Écossais du label 12th Isle remettent au goût du jour une ambient mélodique et musicale, pleine de joie ; les expérimentateurs britanniques de la techno cassée y vont chacun de leur album ambient. Ils connaissent la tradition, ils ont été élevés à grands coups de 3am Eternal et de Little Fluffy Clouds. Du Costa Rica à la Russie, des parcs de L.A. aux festivals italiens, l’ambient se débarrasse de son poids new age et ringard et fait vibrer une génération de fêtards qui ont à peine connu le grunge et le gangsta rap.
En France, une génération élevée entre raves et clubs ne se souvient pas de la théâtralité rock 70, mais tout le monde a écouté Daft Punk, Vitalic et Miss Kittin.
One – more – time
La boucle se re-loope, on réédite à la fois Sun Ra à la fondation Maeght et Ocean of sound. L’air du temps est plein des embruns d’un passé pas si lointain, l’histoire inspire une nouvelle génération qui se dégenre, sexuellement et musicalement. Arca remixe Laurie Anderson comme The Orb remixait le son des baleines. C’est la nature, c’est l’océan !
Raphaël Valensi ⎥⎥ Montréal ⎥⎥ janvier 2022