Le 18 octobre 2022, jour de grève générale et nationale, La Maison de l’Amérique latine invitait les éditions de l’éclat à présenter deux livres de deux poètes, l’un péruvien, Javier Heraud, l’autre Argentin, Leandro Calle. Pour en parler sont intervenus, après une présentation de François Vitrani et une introduction de Michel Valensi, Patricia Farazzi, préfacière et co-traductrice (avec Fanchita Gonzalez Batlle) de Javier Heraud, et Yves Roullière, traducteur et introducteur de Leandro Calle. Puis, en visioconférence depuis Cordóba, Leandro Calle a également répondu aux questions d’Yves Roullière (malheureusement nous n’avons pu disposer d’un enregistrement de cet échange). La richesse des interventions et le peu de public du fait de la grève, nous ont incités à mettre en ligne les textes qui ont été lus à cette occasion. Les éditions de l’éclat tiennent à remercier à la fois Leandro Calle, Patricia Farazzi et Yves Roullière pour leur participation, mais aussi François Vitrani, Anne Husson et Dolores Ludger de la Maison de l’Amérique latine qui nous a aimablement ouvert ses portes.
Introduction par Michel Valensi
L’Amérique latine est un continent de poésie. Qu’elle soit chantée, récitée, lue, elle accompagne le quotidien des hommes et des femmes qui l’habitent et s’ancre dans une terre, des fleuves, des pierres, des ciels qui, pour ceux qui ne les ont vus ne serait-ce qu’une fois, sont littéralement inoubliables. Elle s’ancre aussi dans une histoire ancienne qui remonte à la poésie des peuples autochtones, dont l’extraordinaire simplicité et précision dans l’expression a inspiré nombre de poètes en langue espagnole ou portugaise. « Là-bas nous allons partir. Celui que la mort a touché, meurt. Celui que la mort n’a pas touché, ne meurt pas. Voilà tout » dit une poésie mapuche, qu’avait mise en musique le poète et chanteur Higinio Mena, dont on peut entendre la version d’un poème de Javier Heraud, extrait du Voyage, qui dit :
Yo nunca me río Moi je ne ris jamais
de la muerte. de la mort.
Simplemente Simplement
sucede que il se trouve que
no tengo je n’ai pas
miedo peur
de de
morir mourir
entre parmi
pájaros y árboles. des oiseaux et des arbres.
Mais l’Amérique latine est aussi un continent de souffrance livré à des tyrannies successives, que ce soit celles des Pizzaro et consorts, ou des Videla, Pinochet etc.
Qu’il s’agisse de poésie ou de souffrance, c’est toujours dans la même langue qu’elles s’expriment, même si la dictature la vide évidemment de son sens et de sa substance.
Dans un livre paru au début de l’année, intitulé Fragmentation, et qui s’ouvre sur un double exergue d’Atahualpa Yupanqui et d’Avrom Sutzkever, Patricia Farazzi a voulu dire, avec la langue de la poésie, la violence subie et la souffrance des générations qui avaient vécu ces dictatures. C’est par le détour d’une parabole qu’elle y est parvenue, rendant la fragilité des êtres par la fragilité des mots.
En en parlantl’automne dernier, dans un café très bruyant de la rue Soufflot, avec Yves Roullière, Yves en est venu à évoquer les poèmes de Leandro Calle qu’il avait traduit et qu’il promit de lui envoyer, parce que Calle appartenait à cette génération qui, écrit Yves, « a grandi avec tout ce poids de cris et de silences de plomb sous lesquels ses aînés devaient continuer à vivre ». Yves Roullière tient toujours ses promesses. Et en recevant les poèmes quelques jours plus tard, leur lecture fut, pour Patricia Farazzi, un choc. Un choc poétique qui, par un jeu de croisement et de rencontres, a rappelé un autre choc poétique, survenu cinquante ans plus tôt, à la lecture du recueil de Javier Heraud, Le Fleuve, et dont elle va vous parler.
Dans le double-fond du dernier tiroir de l’armoire de l’éditeur ‘amateur’, au sens propre de celui ou celle « qui aime », on trouve l’idée qu’il faut partager et faire partager ses chocs poétiques. Ça fait partie du métier et il s’en trouve encore qui s’efforcent, coûte que coûte, de le faire à ces conditions-là, qui ne sont pas les plus simples. Ainsi, c’est de cette rencontre, de ces rencontres au fil du temps, qu’est né non seulement le projet de cette nouvelle collection L’éclat/poésie/poche, mais aussi le fait qu’elle soit inaugurée par la publication de ces deux grands poètes d’Amérique latine que nous évoquerons ce soir.
Le sociologue Theodor Wiesengrund Adorno, qui détestait le Jazz et les musiques populaires, avait répondu stupidement qu’après Auschwitz « écrire de la poésie était barbare ». Au contraire : Écrire de la poésie était et est encore un des moyens de combattre la barbarie, et c’est à la poésie qu’il faut venir et revenir encore jusqu’à ce que se rejoignent les hommes et les femmes qui s’y emploient.
En faisant se rejoindre les poésies de Javier Heraud et de Leandro Calle, avec la complicité de son traducteur et de ses traductrices, en rapprochant les bords du Río Primero, qui coule dans la province de Córdoba, des bords du Río Rimac ou Río Hablador qui arrose Lima (quand il y a de l’eau), Patricia Farazzi accomplit un geste d’amitié et de rencontre, qui est le geste poétique par excellence, et je lui laisse la parole pour évoquer tout d’abord Javier Heraud.
« La poésie de Javier Heraud », par Patricia Farazzi
« La poésie de Leandro Calle », par Yves Roullière