(Jean-Paul Archie, Montreuil, novembre 2014 DR)
Ils ont beau jeu ceux qui partent les premiers, quand ils nous disent : « vous ne pleurerez pas à mon enterrement ! »
Rue des Fossés-Saint-Jacques, dans le petit bureau des éditions Tierce, avec lesquelles nous avions créé, avec Archie, un GIE, qui ressemblait plus à un Groupuscule d’Individualités Erratiques, Françoise Pasquier nous avait déjà fait le coup en nous laissant seuls il y a de cela plus de vingt ans. « Vous n’allez pas chialer, hein ? » avait-elle dit, et Archie était là ce janvier 2001, dans ce même cimetière, et on a chialé quand même parce que c’était plus fort que nous : on n’avait jamais appris à obéir.
Et maintenant Archie s’en va et on va chialer encore, vaille que vaille, en se remémorant surtout ses palabres infinies, ses éclats de rire, la tête rentrée dans les épaules et partant un peu en arrière, et ses folles stratégies vacillantes mais tenant sur un pied, qui l’ont mené vers ce qu’il a été : ami solitaire, discoureur secret, bâtisseur patient de châteaux de cartes aussi inébranlables que ses convictions et dont l’équilibre dépendait certainement du regard sceptique qu’il portait sur la modernité à laquelle il n’appartenait décidément pas, mais en transparence de laquelle, comme à travers le papier cristal qui revêt les vieux livres des librairies d’ancien, il continuait de penser qu’il trouverait encore la force d’y résister. Et c’est ce qu’il a fait, résistant au nouveau siècle et à son cortège de fariboles, flâneur têtu, construisant pierre après pierre un catalogue d’éditeur comme seul un libraire pouvait le constituer, avec les ombres de ses amours littéraires où nous nous retrouvions souvent. Marcel Schwob, René Crevel, les Straub italiens, etc. etc. Mais maintenant Archie est mort et on va pleurer jusqu’à ce que le souvenir du rire d’Archie sèche nos larmes et nous ramène à la raison. « C’est pas fini ces simagrées ? L’office est au quinze ! »
Qui établira, alors, le catalogue des gestes minuscules qu’il a accompli sa vie entière, cette vie secrète, dont jusqu’à ses plus chers amis connaissent le moins de choses possible ?
Qui se souviendra de la générosité extrême de ce lecteur infatigable, qui savait, depuis le dos d’un livre, établir la fiche signalétique d’une œuvre qui ouvrait sur des mondes ?
Qui établira le catalogue des catalogues de ces milliers de livres rangés, achetés, vendus, publiés, lus et relus, classés selon un ordre compliqué, qui est celui de sa vie même, dans la joie de lire, l’inspiration de la découverte et l’amitié du partage ?
Les ombres blanches qui, depuis son passage chez Losfeld, l’accompagnaient, continueront de passer de rayon en rayon, se posant sur les dos de ces livres pour saluer sa mémoire de libraire-éditeur, ou libréditeur qui a fait « ce que voudra » et forma en silence une génération clandestine de libraires et apprentis éditeurs, dont la saison s’annonce déjà en dehors des chemins rebattus d’un métier dont il connaissait tous les rouages et dans le cambouis duquel il a plongé au corps à corps, parce qu’il ne croyait pas, que je sache, à l’âme.
Michel Valensi
Jean Paul Archie (1942-2022) fut, entre autres tant de choses, le fondateur de la librairie toulousaine, Ombres blanches, puis le fondateur, avec Christian Thorel, des éditions Ombres. Ce texte à la mémoire d’un ami, a été lu par un autre ami, Christian Thorel, à ses obsèques au cimetière du Père Lachaise, à Paris le 25 novembre 2022.