À propos du livre : «Un siècle de céramique d’art en Tunisie»
Introduction lue au MAHJ le 2 novembre 2015 à l’occasion de la présentation du livre.
La terre tunisienne a inspiré à Polybe, général des armées et historien du IIème siècle avant l’ère commune, l’une des plus profondes réflexions sur l’avenir des civilisations, ce qui lui aura valu d’avoir désormais sa rue, entre la rue Virgile et la rue Hannibal, au cœur de l’ensemble de maisons nommé Salammbô, « dans les faubourgs de Carthage », aux pieds de la colline de Byrsa, à quelques pas du quartier des ports.
Se trouvant aux côtés de Scipion Emilien, Polybe rapporte que le général en chef, voyant Carthage détruite de fond en comble, fondit en larmes. Interrogé sur les raisons de ces larmes, Scipion lui aurait répondu qu’il songeait à sa propre patrie et à l’instabilité des choses humaines.
De cette Carthage définitivement vaincue, il ne restera plus que quelques stèles dressées, marquées du signe de Tanit, des figurines de verre colorées et des morceaux de poterie brisées, qu’enfants, nous ramassions dans les terrains vagues à proximité du Tophet de Douar-Chott, comme s’ils pouvaient contenir sur leurs parois intérieures, à l’image des vases brisés du Zohar – mais nous ne le savions pas alors –, quelques traces ointes de la Carthage punique.
Puis ce fut le tour de la Carthage romaine et chrétienne de subir l’assaut successif des vandales. Et de sa splendeur passée, il n’est resté que quelques monuments et des mosaïques brisées, dont les tesselles, rejetées par la mer, ressurgissaient sur les plages de la baie de Tunis, des Thermes d’Antonin jusqu’à Kherrédine, et qui faisaient notre bonheur d’enfant quand, le dos courbé, brûlé par le soleil, nous passions des matinées entières à chercher au milieu du sable et des coquillages ces petits cubes de verre coloré, dont nous remplissions les petites bouteilles de Boga – parce qu’elles étaient transparentes et faisaient mieux voir notre butin multicolore.
Mais cette source-là aussi s’est tarie et ce qu’on trouve aujourd’hui sur ces mêmes plages, quand on peut les parcourir, ce sont non plus les poteries puniques, ni les tesselles de verre des mosaïques romaines, mais des morceaux de céramique brisés des deux derniers siècles, provenant des terrains vagues où la modernisation de l’habitat a déversé par charrette des sols, des murs, des pans entiers de maisons recouvertes de ces extraordinaires céramiques tunisiennes, dont il reste heureusement de nombreux exemplaires et dont il sera question ce soir.
Il n’y a plus toutefois aujourd’hui de Scipion moderne pour pleurer les civilisations qui passent, mais heureusement nous avons nos « Polybe », qui bien qu’ils ne soient plus « général des armées », en rassemblent et ordonnent les traces ; et nous avons le livre qui permet qu’elles perdurent. Et quand bien même ce livre n’est que le succédané d’une histoire séculaire, de l’histoire d’hommes et de femmes qui ont vécu dans leur chair un rêve d’harmonie, il témoigne de ce qu’a pu être, avec cette aventure des Chemla par exemple, une Tunisie plurielle, riche de ses différences, nourrie de ses contrastes et dont on peut encore espérer qu’elle ne restera pas enfermée entre les pages de ce « Siècle de céramique d’art en Tunisie », que les Editions de l’éclat sont très honorées de publier en co-édition avec les éditions tunisiennes Déméter, fondées par notre ami Moncef Guellaty, présent ici ce soir et que je salue.
Je remercie donc à la fois le MAHJ et toute son équipe qui a accepté d’enthousiasme que le livre soit présenté ici, les auteurs présents, Monique Goffard et Lucette Valensi, filles de Mouche Chemla, petites-filles de Victor, dont il sera largement question, et salue la mémoire de Jacques Chemla, disparu en 2013, qui prit l’initiative de ce livre il y a de cela plusieurs années et qui ne put en voir malheureusement la réalisation. Je remercie également François Pouillon, directeur d’études à l’EHESS, qui a bien voulu présenter l’ouvrage ce soir et à qui je cède tout de suite la parole.
Michel Valensi