Ce ne sont que des livres, ils ne coûtent pas chers, leurs auteurs ne cherchent pas la publicité des médias officiels, et les trouver est parfois difficile. Pourtant, en ces sombres temps qui ne cessent de se préciser, au point que chaque jour nous ne pouvons que constater, abasourdis par l’ampleur des dégâts, que le pire est déjà là, ces livres peuvent nous enseigner une technique de résistance, nous apporter une lueur véritable dans la nuit des faux-semblants, dans la marchandisation de nos vies qui ne valent plus que le prix que les puissants veulent bien leur accorder, dans la crétinisation de nos villes touristisées et directement consommables, dont la quasi-totalité des habitants a été chassée depuis belle lurette, dans nos campagnes empoisonnées par la déprime et les pesticides.
Ces livres que nous avons choisis, traduits, écrits parfois, secondent vos réflexions plus qu’ils ne les dirigent, car jamais nous ne prétendons imposer une idéologie, un système de pensée, un dogme. De Spinoza à la Mauvaise troupe, de Gershom Scholem à Yona Friedman, de Farazzi à Amichaï, de Michelstaedter à Colli et tant d’autres, le voyage est varié et différents aussi les propos, mais un lien très fort les maintient vivants, les rassemble dans ce que Michelstaedter appelait si justement l’agathon philia, la « communauté de bienveillants », et peu importe leur religion ou leur absence de religion, leur genre ou leur absence de genre, car ils n’ont ni credo, ni recette magique, ni ils ne cherchent à nous dresser les uns contre les autres pour leur propre publicité. Ils sont sans vanité.
Ce qu’ils visent avec la patience d’un archer zen, c’est, en chacun de nous, la lutte contre les démons de la malversation, du mépris de soi. Ce qu’ils visent, c’est la pertinence de la poésie dont on oublie souvent qu’elle indique le «faire» avant la «contemplation» qui s’enracine dans l’intuition. Intuitionner le monde, gommer dans notre regard les lambeaux perfides de tout ce qui vient en surplus, en surenchère quantifiée. Tout ce qui nous entraîne vers les fonds, là où ils viennent remorquer nos désespoirs et nos désillusions pour les remplacer par de faux espoirs et d’autres illusions, et nous les vendre « à prix d’âme » comme disait Héraclite. Eux, les “grands” les “forts”, les vainqueurs, les plastronants, avec leurs super-flics, leurs gardes du corps, leurs super-women, leur amazing new world, toujours nouveau, toujours plus fort, toujours plus faux, toujours plus meurtrier, toujours plus plus.
Nous résidons quant à nous dans le moins, dans l’esquive de la quantification, dans le lent tourbillon de vies brassées ensemble par le refus de l’assassinat quotidien de notre humanité, dans le refus de l’utilitarisme, d’un monde réduit à un lit de Procuste, qui broie, qui étouffe, qui tord, qui nous fait entrer à n’importe quel prix dans les limites qu’ils nous imposent et se gardent bien de s’imposer à eux-mêmes. Leurs actes et leurs décisions sont lamentablement prévisibles depuis le temps qu’ils nous les resservent ad nauseam, mais ce n’est pas ça que nous voulons prévoir, pas ça que nous désirons à l’horizon de nos vies.
Depuis des siècles, les livres sont là pour nous délivrer de l’enfer programmé, de la solitude, de l’envie qu’ils nous injectent dès l’enfance, nous apprenant à désirer haïr, à désirer envier, à désirer leur possible. Un possible construit à coup de cravaches, de formidables hold-up, de meurtres, de viols, de tortures, de mépris, de mensonges, de guerres. Ce possible, aucun des auteurs que L’éclat a choisi de publier n’en a voulu ni n’en veut. Ce que nous voulons c’est un présent digne de ce nom, débarrassé des scories de la malveillance et du gâchis, de la haine de soi et des autres, du mépris cinglant et de la tyrannie déguisée en démocratie. Tous ces mots déposés dans le papier sont une formidable barricade contre l’accablement de nos vies et celle-là aucun super-flic ni robocop ne peut la descendre à coups de blindés et de grenades.
Camille Lev