Les lecteurs des Utopies réalisables pourraient s’étonner de retrouver ici Yona Friedman en arpenteur de galaxies, aux prises avec des questions de métaphysique cosmique, d’espace-temps ou de planètes errantes dans quelque éther composé de « granules d’individualité ». Mais, à se rapprocher au plus près de cet univers erratique (qui doit beaucoup à la Monadologie de Leibniz), ou à s’en éloigner pour mieux apprécier le plan d’ensemble et ajuster sa vue, on réalise que l’on est en présence d’une même ‘vision du monde’ qui préside à l’ensemble de son œuvre, depuis L’architecture mobile (1958) jusqu’à L’humain expliqué aux extraterrestres (2016). Qu’il s’agisse de ses réflexions sur l’architecture et la ville, sur la manière d’habiter la terre ou de construire une ‘communauté’, l’absolue liberté qui est ici à l’œuvre reflète et réfléchit cette erraticité cosmique des éléments qui constituent l’univers, ne se pliant finalement qu’à la seule loi qui tienne, une fois qu’on les a éprouvées toutes : celle de n’obéir à aucune loi.
Et il ne s’agit pas ici de désordre anarchique, ni de « théorie du chaos », mais bel et bien, selon l’expression de Friedman, d’un ordre compliqué, où chaque cellule – granule ou être humain – vit avec les autres sans être chef et sans être esclave, et où autodétermination et interdépendance, solidarité et unicité de l’individu, s’harmonisent dialectiquement. Autant d’éléments qui définissent ce « groupe critique » théorisé très tôt par Yona Friedman, à partir de pratiques antérieures, inspirées des idées émancipatrices qui ont émergé au début du siècle dernier et qui ont pu fleurir ici et là, que ce soit sous la forme des communes expérimentales ou des kibboutz (auxquels Friedman a participé lors de son passage en Israël de 1945 à 1957), et qu’on a vu refleurir dans des communautés urbaines ou rurales, jusqu’aux plus récentes zads (« Zones à défendre »), dont les architectures joyeuses s’inspirent, entre autres, de son architecture de survie, quand elles ne sont pas sauvagement démolies par les forces de « l’ordre simple ».
Ainsi L’univers erratique, pour qui veut bien le lire dans cette perspective, est le « ciel » de cette utopie concrète qu’a dessinée Friedman pour ses contemporains et pour les générations à venir, en augurant qu’elles viennent à temps.
Paru en 1994 aux Presses Universitaires de France, et préfacé alors par Dominique Lecourt qui le rattache plutôt à une tradition métaphysique qui va de Giordano Bruno à Leibniz, L’Univers erratique, rejoint, avec cette nouvelle édition enrichie et légèrement corrigée, les autres « granules d’individualité » qui forment l’univers généreux de Yona Friedman, que les Éditions de l’éclat s’honorent et se réjouissent de mettre et remettre à la disposition des lecteurs depuis bientôt vingt ans.
L'ordre compliqué