éditions de l'éclat, philosophie

JOSÉ BERGAMíN
L'IMPORTANCE DU DÉMON...


Obscure Espagne
de Calderón
(Contre aventure, hasard)


SUR UN FIL

 

 

I

L'homme qui vit, rêve
à ce qu'il est jusqu'au réveil.



 

Qu'étaient, quels furent, la vie et le rêve de Calderón? – Quel homme était ou fut celui qui vécut son rêve ou rêva qu'il vivait chez Calderón?

L'homme qui vit, rêve. L'homme vit ce qu'il rêve. L'homme commence par vivre ce qu'il rêve, et finit par rêver à ce qu'il vit. Il commence par rêver à ce qu'il est et finit par rêver qu'il l'est. Nous sommes et sommes faits de la même matière, de la même étoffe que notre rêve, dit un autre poète. Mais de quel rêve, de quelle vie s'agit-il? L'homme, en vivant – dit le poète –, rêve à ce qu'il est jusqu'au réveil. Jusqu'au réveil? L'homme se réveillerait-il de ce rêve où il vit? Où il rêve qu'il vit et vit en rêvant? Quelle porte trouvons-nous pour sortir de cet ingénieux labyrinthe où nous introduit le poète avec sa célèbre comédie, avec toutes ses comédies de rêve, de rêve vivant et de vie rêvée? Porte secrète, cachée, fermée. Porte de paradis perdu. Porte que nous ne passerons qu'une seule fois. Une fois pour toutes. Porte de la mort.

«La mort c'est ce que nous voyons – disait le philosophe grec – quand nous sommes éveillés.» Aussi, pour ne pas la voir, nous fermons les yeux à la vie, nous les entr'ouvrons par le rêve; nous rêvons la vie et la rêvons à travers la mort, le réveil de la mort. Contempler «comme la vie passe» pour voir comment, faisant silence, «nous vient la mort», c'est ce qu'un autre grand poète espagnol disait, conseillait, pour rappeler qu'il faut réveiller l'âme qui rêve en lui ravivant la cervelle. Raviver la cervelle de celui qui rêve, par le rêve lui-même, le lui faire comprendre. Car c'est aussi ce que dira Calderón: qu'il faut comprendre, raviver la cervelle, se rendre compte de ce que nous rêvons, puisque nous sommes rêve, puisque nous rêvons à ce que nous sommes. Et nous avons beau comprendre, donner vie à cette compréhension, nous ne serons pas ce que nous rêvons. Entre-temps, tout le monde rêve à ce qu'il est, mais personne n'y comprend rien.

Comment Calderón comprit-il son rêve? Comment rêva-t-il de nous le faire comprendre, nous le donner à comprendre? Demander cela équivaut à nous demander comment il vécut, quelle fut sa vie.

Sa vie – dit Menéndez y Pelayo – «fut longue, calme, sereine et toujours honnêtement occupée». Une vie, en somme, dirons-nous, fort bien conditionnée pour le rêve. Pour les rêves. Pour qu'aucune chose étrangère ne perturbe l'âme en rêve. Âme qui rêve est âme qui croit, parce qu'elle crée, imagine, se peuple de vivantes images, comme en rêves, de très vives figurations. Celle, si j'ose dire, de celui qui rêve est une âme en liberté. Le pourquoi de la liberté d'une âme c'est ce rêve, ce luxe de pouvoir rêver. Vie calme, sereine, vie longue et toujours honnêtement occupée, pour ne pas interrompre le rêve avec des soucis, de l'inquiétude. Et la compréhension du rêve, qui est aussi le rêve de comprendre. Une vie calme, sereine, apaisée, une vie rêvée – ou crue rêvée –, est une vie vraiment créatrice. Une vraie vie de foi. Et par conséquent, d'espérance.

Âme en liberté, disons-nous, que celle de celui qui rêve. Mais cette liberté, n'est-elle pas alors également rêve, illusion et ombre? La vie calme de Calderón est peuplée de rêve, de rêves de vivantes images créées, de très vives figurations. Nous connaissons l'homme par ces rêves: par son rêve nous connaissons sa vie. Vie célèbre que celle du poète qui exprime dans la libre animation du songe l'humaine vérité de pouvoir créer, croire, d'être ou de pouvoir devenir rêve. Rêve de vie. Un autre poète encore appellera le rêveur «impérial méditatif». L'empire méditatif de la nuit étoilée des temps offre à Calderón son manteau, son grand rideau de fond, pour le grand théâtre du monde, de la vie, pour le merveilleux retable théâtral de sa pensée. Or, c'est à travers elle qu'il rêve à la vie, quelle qu'elle soit; il rêve à ce qu'elle est, parce qu'il rêve qu'elle est vie. Calderón pense, donc il rêve. Il transmue la pensée en rêve, tel Dante. Transmutation magique, prodigieuse. Il faut entrer, s'instruire, s'introduire dans la nuit obscure de la pensée transmuée en rêve de Calderón, pour comprendre, connaître sa vie, qui revient, en définitive, à savoir comprendre le sens et la raison d'une vie, de la vie, ce qu'est la vérité de son rêve, de sa plus humaine, parce que plus divine, création ou figuration; la vérité, en définitive, d'une foi, d'une vivante foi, qui devient, devint chez notre poète, une voix vive, une pleine voix. Ainsi, la vie du poète nous est aujourd'hui parvenue comme un rêve dans la création d'un théâtre qui vit encore pour nous à travers sa voix: la voix populaire et divine que sa pensée sut aussi clairement jeter haut, tel un cri. Le théâtre avec lequel Calderón obscurcit l'Espagne est un cri jeté haut, une voix qui pour nous encore, aujourd'hui, énonce sa parole merveilleuse, la parole de cette foi, espagnole, parole magique, prodigieuse, de liberté. La parole du christianisme.

L'obscure Espagne de Calderón est celle d'une éternelle et vivante aventure libératrice, révolutionnaire. Aventure que la décadence historique, la vive dégénérescence espagnole, la corruption – par le folklore – des vertus essentielles de l'Espagne, s'est transformée en obscurité spirituelle, c'est-à-dire anti-libérale. Avec son correspondant esprit obtus, ses conséquentes obturations. Or cette obscurité est arrivée à faire de notre poète le faux symbole d'une sorte de statue de sel qui figerait son effroi de vivre dans l'effort paralysant de ne pas tourner les yeux, de ne pas séparer ses yeux du passé. Car même sans avoir le feu aux trousses, le feu étant toujours la divine justice du ciel, il oserait regarder l'avenir. Statue de sel d'un cheval blanc de Saint-Jacques glacé de peur. Obscurité symbolique, en effet, qui perpétue encore parmi nous la traditionnelle canaillerie d'une pseudo-aristocratie dès lors ratée, séculairement ratée, celle qui, comme dans le monde caldéronien – pas celui du rêve de Calderón, mais celui de la vie qui l'entourait –, payait lâchement au spadassin ses aventureux efforts, comme à présent elle les paie au tueur à gages. Car «cette vie de hasard et cette totale confiance en la bonne fortune – dit Menéndez y Pelayo – mit le chevalier en plus d'une occasion à deux doigts de la canaille, tout aussi aventurière et conquistador à sa façon». («La honte en Espagne se fit chevalerie.») Vit encore parmi nous aujourd'hui cet aventurisme canaille ou encanaillé, traditionaliste, typiquement espagnol, contre celui qui obscurcissait son rêve, sa vie, son Espagne, Calderón. Il vit acariâtre, recroquevillé et sombre, comme alors, à l'affût, tel le serpent, du libre envol des enfants de l'air. De ceux qui pour combattre la fortune, le destin, comme la fille de l'air de Calderón, veulent avoir l'intelligence de la vie, une vive intelligence rationnelle, une «liberté d'esprit», comme disait à une récente et mémorable occasion un authentique Espagnol d'aujourd'hui, et une «indépendance de jugement».

Cette vie rêvée dans son théâtre par Calderón, si elle se ferme d'un côté, c'est pour s'ouvrir de l'autre, comme une cagoule de magicien avec sa nuit peinte, étoilée de ciel. Empire conique, pyramidal, du rêve, des rêves.

Là où une porte se ferme, une autre s'ouvre, dit un proverbe très espagnol. La porte que fermait Calderón, à l'espagnole, d'un fort claquement mortel – et immortel –, s'ouvrait d'un autre côté à la temporelle et céleste nuit étoilée. À ce printemps fugitif des astres, d'où, comme dit un personnage caldéronien, déjà notre mal, déjà notre bien, sont déduits, en tant que permanent registre de notre vie; c'est notre registre – soit le soleil meurt, soit il vit, dit le poète, registre qui, précisément en tant que tel, enregistre notre liberté. Mais bien avant Calderón, l'inventeur de tout ce théâtre, le très vif Lope, l'avait clairement exprimé:

Non point que les étoiles aient de la force

contre la liberté de l'arbitre,

mais parce qu'au bien et au mal elles inclinent

sans que force ne donnions à leur dérive.

Donner force à la dérive, à nous dévier de l'inclination naturelle de notre destin, est le propre intangible de l'homme: sa liberté. Comme des peuples. La liberté de l'arbitre humain rend possible l'immortalité spirituelle de la vie. C'est à toutes ses vives conséquences que Calderón porte dans son théâtre, dans son rêve de vérité, ce principe, jusqu'à nous paraître quelquefois insensé dans la vérification de l'ordre social ou familial. Et cependant, il ne l'est pas. Car l'affirmation de la liberté humaine contre toute détermination, même divine, est la seule chose qui rende vraiment humaine la figure de l'homme. Voilà pourquoi Calderón montre que seul le sang versé par et pour la liberté est fécond. Celui du martyre. La popularité du théâtre caldéronien réside en cela, et c'est ainsi qu'à travers l'échafaudage, le squelette de sa figuration théologique, transparaît très clairement la divine voix populaire. Calderón est aussi peuple que Lope. Dès qu'il eut porté sa voix de par l'Espagne, en vérité, par monts et par vaux, c'est ainsi qu'on l'entendit. Comme l'impérial rêveur méditatif de la liberté, qui est la justice d'où il puisse y avoir rêve, poésie, création, vie pour tous dans la vie.

Fermant l'Espagne à la mort par la foi, le rêve, la vie, Calderón corrobore et affirme la popularité même de l'Espagne ouverte par Lope, sainte Thérèse, fray Luis de León, Guevara, Cervantès... Espagne ouverte à tous les vents de l'esprit. À tout rêve, à toute vie. Espagne au risque et au hasard de la liberté.

La vie, le rêve de Calderón, c'est la conscience de la liberté. Conscience prévoyante. Car «lorsque nous rêvons que nous rêvons – disait Novalis –, c'est que nous sommes déjà aux approches du réveil».

 

C'est dans cette brillante région frontalière du réveil de l'âme dont il rêve que Calderón amorce sa pensée, sa poésie, comme un doux lever du jour après une claire insomnie. L'alerte veille du dormeur raviva la cervelle du rêveur jusqu'à ce qu'ilcomprît et pressentît, par l'éveil de la mort, la vie qu'il était en train de rêver. Il trouve alors ce principe, conséquence essentielle de la liberté humaine, du libre arbitre de l'homme, qui est qu'on ne perd rien à bien faire, même en rêves. Par le rêve de la foi, qui est celui de l'espérance, le poète entre dans la lumière de la charité, dans l'ordre de l'amour divin. Impérissable rêve de rêves. Jusqu'à ne plus pouvoir l'être. Ne pouvoir cesser de l'être. Rêve ouvert et fermé pour la pensée. La pensée! – s'exclame alors le poète. Qu'est-ce que la pensée? Et il se répond à lui-même, avec une merveilleuse consonance, une surprenante lucidité: Pas même le vent ne doit comme tel y entrer.

Or le vent entrait. Faisant tourbillonner, comme les feuilles mortes en cet automne doré d'Espagne, la pensée, les pensées du poète. Si nous les suivons à présent du regard, nous voyons se dessiner dans leur tourbillon, parfois presque vertigineux de par l'élan conceptuel qui le détermine, ces figures et ces images enflammées par le poète aux lumières théologiques de son rêve immortel.

L'aventure de cet aventureux pélerinage à travers le rêve fut de trouver appui sur l'âme pour pouvoir, suivant son fil, tirer la ligne génératrice d'une pensée si serrée, si pelotonnée dans la conscience religieuse de l'Espagne populaire. Toutes ces images illuminées de pensée, que présente, représente, le monde à part de la poésie dramatique ou mélodramatique de Calderón, ont leur commune dénomination dans la rationalité poétique de la foi qui les anime, dans cette profonde opiniâtreté populaire espagnole qu'il transcendait, par impatience de la stabilité, de la permanence, jusqu'à atteindre les régions hyperboréennes de la raison théologique, la brillante région de l'âme rêveuse. Les claires lumières qui peuplent cet air, cette atmosphère caldéronienne, sont celles qu'avait enflammées la foi populaire en mettant le feu de leur vive inquiétude humaine à l'attente hasardeuse et aventureuse du divin, de l'éternel, la menant aux cloîtres, ardents de combat passionné, encore, par l'efficace et la suffisance libératrices de la grâce. Nous percevons même, en prenant le pouls des fantômes de Sigismond, Sémiramis, Cyprien, Irène, Léonide et Marfise... le battement empressé d'un sang qui donnait sa chaleur de foi, d'espérance, d'amour – de charité, en somme – à ces conceptuelles et conceptistes querelles sur la liberté, fil ou fidèle à la «science médiane», entre deux abîmes d'hérésie, faisant en sorte que l'homme joue dans ce jugement, comme, en tombant, une seule pièce jouée en l'air, une décision définitive. Le célèbre pari pascalien est assez puéril à côté de cette sublime opiniâtreté populaire espagnole qui transparaît dans le théâtre caldéronien. Le scandale de l'air de Calderón c'est de parvenir ainsi à entrer par la pensée dans un monde, un outre-monde, de lumière, auquel il nous enlève d'un seul élan céleste. Nous pouvons même préciser le contour lumineux dans ses propres cieux, de cette pensée à la si pure odeur de roussi. Suivre, disons-nous, du regard, l'infinitésimal ourdissage spirituel dans le tissu de ces feuilles mortes, tombées, dorées par la mort, et poussées aujourd'hui jusqu'à nos pieds par la bourrasque des temps, depuis ce séculaire automne d'or espagnol, à la vie si aventureuse, jusqu'à notre rêve, jusqu'à ce qui peut s'ensuivre en étant toujours pour nous, dans la vie, un nouveau rêve hasardeux.

Avec quel aventureux hasard – hasardeuse aventure – Calderón fermait l'Espagne par le rêve, par la pensée? Nous essaierons de le pénétrer.

 

 

 

 

II

 

La porte

(je dirais mieux funeste gueule) est

ouverte, et de son centre

naît la nuit, puisqu'elle l'y engendre.

 

Nous voici devant la caverne génératrice de Sigismond et de Sémiramis. Funeste gueule ouverte. Etonnement de la nuit, qui, de son centre, est génératrice lumineuse de cieux. D'astres régisseurs du destin humain de ces monstrueuses créatures. Avant tout arrive à nos oreilles le coup de chaînes qui accompagne, rythmique, la plainte quasi animale d'une voix humaine; jusqu'à ce que celle-ci grandisse et manifeste sa puissance en argumentations de colère, de protestations, de raisonnable et rationnelle lamentation d'une injuste perte de liberté. L'intelligence, tel Prométhée, s'élève en cri de passion jusqu'au ciel, volant sa lumière distante par aspiration à la liberté, à la libération. L'homme, la femme, dans ces monstrueux êtres humains condamnés par un aveugle destin et prisonniers, dit-on, pour sauver le monde de ses prodigieuses erreurs, sont avant tout intelligents, rationnels, intellectuels. Du centre profond, de la viscérale obscurité de cette gueule de loup nocturne, naissent lumineusement Sigismond et Sémiramis, comme de purs enfants de la lumière. Imprudents, pour autant. D'où leur emprisonnement. Leurs vies surgissent, devant nous, enflammées de pure intelligence rationnelle, angélique. Créatures d'air. Êtres élémentaires et, naturellement, perturbateurs. Parce que témoins, martyrs de leur liberté. Tel un faisceau de lumière, leur obscur centre nocturne fait naître cet élan de liberté céleste, irrité et lumineux, révolutionnaire, comme celui des astres. Pour les respecter. Comme surgit du centre de la chambre noire le cône lumineux qui projette la rêverie cinématographique de la vie. L'empire méditatif des rêves. Empire conique, pyramidal, disions-nous, comme un cornet de magicien. Ou une corne de Fortune. Fermée au fond de son être, ouverte à son obscur et occulte effort, telle une pyramide à l'envers qui tournerait vers le haut, vers le ciel, le terrestre refuge sacré de sa mort. Le rêveur, impérial méditatif de la liberté, attise chez Sigismond et Sémiramis, enfants de l'air et de la lumière, l'authentique passion libératrice de l'intelligence. Comment alors le libre arbitre de l'homme, sa raison de rêver, arrivera à se plier en eux sous l'élan d'une volonté torse et tordue de la mort, par un rude destin qui ne croit pas en Dieu?

Cet être, cette manière d'être irrité, lumineux – Sigismond, Sémiramis –, se manifeste au premier abord à travers leur propre vie emprisonnée, chargée de chaînes, comme une image divine, fort claire, de la plus pure dignité de l'homme: celle de sa liberté, du libre arbitre de son âme. En définitive, il nous est révélé comme la liberté d'une âme qui rêve. Le patrimoine de cette âme rêveuse c'est cette dignité humaine d'être libre; tel est l'honneur de l'être humain, sa véritable honnêteté. Mais cette liberté humaine peut être ou apparaître dominée, injustement soumise à d'autres choses, à de tyranniques volontés humaines ou célestes. À des lois, en somme, arbitraires, injustes, oppressives. Comment ces divines créatures humaines – Sigismond, Sémiramis – peuvent être violentées, opprimées, tyrannisées, par la volonté d'autres hommes ou par de mystérieuses volontés célestes que la rêverie des hommes dit interpréter? Comment ces créatures ayant plus d'âme que les oiseaux, un meilleur instinct que les fauves, un plus pur arbitre que le poisson, plus de vie que le ruisseau qui entre les fleurs se détache, ont-elles moins de liberté? Qui peut avoir raison et pouvoir de les réduire en esclavage? Le monde humain? Le ou les pouvoirs humains de ce monde? Mais qu'est-ce donc? Quelle raison d'exister a le monde contraire à cette divine, humaine raison d'être? N'est-il pas naturel que l'homme naisse libre ? Ou alors y eut-il, y a-t-il crime pour l'homme à naître? Pourquoi Sigismond tient-il à l'écart – ô cieux! – le crime de naître? Pourquoi en appelle-t-il à la justice divine?

Sigismond ne songe pas un instant à écarter de son âme la conscience coupable du crime de naître, d'être né homme; le plus grand crime de l'homme. Cette culpabilité ou cette conscience humaine, cependant, commence par la tenir à l'écart, et non pour l'écarter du plaignant lui-même, mais pour justifier sa plainte par l'inégalité dont il est victime, puisque tous les autres êtres humains, parties de cette même culpabilité, de cette même conscience, de ce même crime de naître, d'être né, ont, de par leur âme, leur instinct, leur arbitre, leur vie, davantage de liberté, une liberté dont Sigismond, Sémiramis, intelligents, enfants de l'air et de la lumière, créatures si divinement rationnelles, en somme, se voient privés. Quels privilèges y a-t-il au monde pour d'autres, pour les autres, qu'eux n'ont pas ou ont perdus? Terrible injustice qui enflamme dans leurs puissants esprits l'élan vindicatif de la récupérer. La haine alors, la colère, l'orgueil et la superbe s'emparent des figures lumineuses, angéliques, de l'homme et de la femme – Sigismond et Sémiramis. Leur nature rationnelle les enflamme d'angélique passion rebelle, comme l'ange déchu. A tant humainement prévoir de l'éviter, le présage semble se réaliser. Chez Sigismond, à moitié. Chez la fille de l'air, complètement. Car chez elle, la tentation satanique se vérifie doublement. C'est-à-dire dans sa double rébellion contre le divin et l'humain. Comme chez Ève. Mais chez les deux, le poète paraît mettre en évidence le terrible besoin de la liberté divine de l'homme. Terrible au péril de sa vie – mortelle et immortelle. Au hasard aventureux.

Toutes les figures dramatiques de Calderón semblent se dédoubler dans une apparente contradiction. D'un côté, en nous montrant l'inévitable consumation de leur destin tragique, l'accomplissement du présage céleste, elles acceptent la fatalité, écrite dans les cieux, d'une vie soumise à la volonté des astres. Mais, d'autre part, elles nous enseignent la libre volonté de l'homme pour contredire ce qui ainsi était écrit, lutter contre le destin et le vaincre. Point n'est besoin d'approfondir énormément la racine théologique de la pensée caldéronienne pour pénétrer le sens, comprendre la raison de cet apparent dédoublement, de cette sorte de croisement figuratif qui apparemment la contredit.

Sigismond, Sémiramis, se retournent, se rebellent irrités contre leur destin, contre la Fortune. Contre le monstre de la Fortune, monstre de son labyrinthe, qui, sans lumière ni annonce les fait contourner des chemins jusqu'à la mort. La Fortune veut les emprisonner, les enchaîner définitivement à sa roue. Mais le destin, le fatum, est-il semblable à cette heureuse ou malheureuse Fortune? Ne seraient-ils tout simplement pas, en définitive, les chaînes du Démon ?

Interrogeons les théologiens, les philosophes. Un philosophe grec dit que «toutes choses pensent selon la volonté de la Fortune», et ajoute énigmatiquement que «c'est pourquoi les choses les plus légères s'unissent dans leur chute». A quelles choses l'aventurière et malheureuse fille de l'air de Calderón unit-elle son destin, sa fortune, ou pour mieux dire, sa pensée selon la volonté de la Fortune? À quel léger, leste effort rapidissime de choses vaines s'unit-elle pour pouvoir chuter? À toutes les choses du monde, de ce monde. De ce monde où tout est vérité et tout est mensonge. À toutes les apparentes vanités. A la concupiscence de la chair, du plaisir, à celle de la curiosité, de la science, à celle de l'orgueil, de l'autorité et de la puissance – Libido sciendi. Libido sentiendi. Libido dominandi. Femme, aussi imbue d'elle-même que son Ève originaire, vaincue par le tentateur, Satan, par le serpent, elle se livre totalement au monde, lestement, se livrant à la légèreté, à la rapidité du provisoire, au destin mortel, au trépas précipité que lui avaient tracé les astres. Rien d'étonnant – dira le poète – à ce qu'elle laisse en arrière le vent. Et elle chute, du fait de sa vanité, de son effort vacant de permanence, de sa leste, légère, rapide et fugitive volonté, de son impatience précipitée d'une éternité qui lui soit propre, d'une illusoire suffisance immortelle, angélique, orgueilleusement élevée contre Dieu même. Aussi, dans sa chute, à sa mort, embrassant la poussière, comme l'ange rebelle, comme la voix fine, comme le sifflement de l'aspic, elle crie: je suis fille de l'air, enfin – aujourd'hui dans l'air je m'anéantis!

Contre hasard, aventure. Cette céleste aventurière, si belle, lumineuse, irritée, meurt anéantie d'orgueil, de superbe luciférienne, dans un exploit imprudent, trompeusement heureuse, malheureuse. Vaincue par sa propre fortune. Accomplissant son destin mortel.

Destin? Fortune? «Le destin ou le fatum – écrit saint Thomas (Brevis summa de fide, chap. cxxx-vIII) – ne semble guère exister que dans ces choses humaines où existe la Fortune. En effet, ces choses sont de celles que l'on interroge quand on veut connaître l'avenir, et c'est à leur propos que les devins donnent une réponse. C'est la raison pour laquelle le destin est appelé fatum, du mot latin fando (parler), et par conséquent, la notion de destin est étrangère ou contraire à la foi, mais comme non seulement les choses naturelles, mais aussi les choses humaines qui apparaissent proviennent du hasard, soumises qu'elles sont à la Providence divine, il est nécessaire de les référer à l'action ordonnatrice de la divine Providence. En effet, le destin compris dans cette acception se réfère à la divine Providence appliquée aux choses, selon la pensée de Boèce qui dit que le destin est la disposition, autrement dit, l'ordonnance immobile inhérente aux choses mobiles». «Bien que l'ordre de la divine Providence appliquée aux choses soit certaine, ce qui oblige Boèce à dire que le destin est une disposition immuable inhérente aux choses mobiles, il ne s'ensuit cependant pas que tout arrive par la loi de la nécessité ... Quod non omnia suunt ex necessitate» (ibid., chap. cxxxix). Toutes les choses ne sont pas sous l'empire de la nécessité, et, ne l'étant pas, ou mieux, en tant qu'elles ne le sont pas, vérifient l'ordre divin. Quand Sémiramis ou Sigismond accomplissent leur destin, c'est qu'ils l'acceptent librement. Sans paradoxe. Car ils ne donnent pas force de volonté à dévier de la volonté des astres. «De même que la mutation des corps inférieurs est soumise au mouvement du ciel – dit aussi saint Thomas (ibid., chap. cxXVIII) –, de même, les opérations des puissances sensitives sont soumises au même mouvement, bien que par accident; c'est ainsi que le mouvement du ciel a une certaine influence indirecte sur l'acte de l'entendement et de la volonté humaine, dès que la volonté incline à cette chose par la force des passions. Mais comme la volonté n'est pas de telle façon soumise aux passions qu'elle se voie obligée de suivre son impétuosité, mais qu'elle a en outre de la force pour les réprimer avec le jugement de la raison, il s'ensuit que la volonté humaine n'est pas soumise aux impressions des corps célestes, et par conséquent, a libre choix de s'y livrer ou d'y résister.» Ce n'est autre que l'argument théologique, argument dramatique, permanent dans le théâtre de Calderón. L'argument de La Vie est un songe, de La Fille de l'air, du Magicien prodigieux, celui des Deux amants du ciel, de La Dévotion à la croix, des Chaînes du Démon, de Destin et devise et celui du Prince constant.

C'était une naturelle conséquence théologique de sa pensée, de son rêve – et rien qui doive en cela nous surprendre –, que Calderón atteignît jamais une plus pure perfection dramatique ni une plus grande, une plus intense popularité, qu'en approfondissant cet argument, ce théologique argument, avec son Prince constant: prince en la foi constant. Ce don Fernand s'offre également à nous captif, comme les enfants imprudents de la lumière, de l'air, Sémiramis et Sigismond. Mais la captivité du prince, corroborant sa foi, lui est constante. Durant tout le développement dramatique de l'action, elle se maintient. Don Fernand n'atteint la liberté que par la mort. Et même après la mort, son fantôme d'amour, par amour, n'est pas vainqueur du monde qui l'emprisonnait. Tandis que la liberté est offerte à Sigismond et à Sémiramis comme preuve de l'accomplissement tragique de leur propre destin, par la possibilité de la perdre, elle est offerte à don Fernand comme le contraire, comme le renoncement à lui-même, par la possibilité de le vaincre et de la gagner. La fille de l'air est vaincue par les fata : toute sa libre action dramatique, comme la première de Sigismond, confirme son destin céleste, astral: ce qui était écrit dans les cieux, le prodige monstrueux de sa déroute, le malheur de son aventure. Chez le prince don Fernand, c'est Dieu qui est vainqueur, car, vainqueur de la liberté humaine contre le destin, c'est le libre arbitre de l'homme qui triomphe. De l'homme qui, contre son destin, renonçant à son apparence libératrice, le sacrifie, sacrifiant l'apparente captivité de sa liberté. Don Fernand vit dans l'apparente captivité de cette liberté, et au rythme de sa chaîne de captif, volontairement acceptée, librement traînée, il trame toute sa vie, jusqu'à en mourir, comme la claire énigme significative, par la mort, de sa liberté. Sonore énigme de l'air, dira le poète. La foi vient par l'ouïe – dit l'apôtre – et l'ouïe par la parole de Dieu. La parole divine est celle qui nourrit don Fernand de sa parole d'homme. De sa constance. La parole libératrice. La parole de l'homme qui, éphémère, subit ses rigueurs, comme la petite fleur sylvestre que les paysans andalous appellent de la sorte – la parole de l'homme – parce qu'elle se défait en un souffle. Voilà donc pourquoi, à la question énigmatique, irritée, amoureusement irritée, de don Fernand dans la scène immortelle: De quoi les fleurs sont-elles coupables?, l'amoureuse Phénix répond avec irritation: De ressembler aux étoiles 13.

Tel fut chez le prince don Fernand le bonheur de son aventure: sa bienheureuse mort. Tout comme fut malheur, malchance, ce que nous disions de la fille de l'air : sa malheureuse vie.

Le hiéroglyphe des fleurs étoilées du Prince constant, hiéroglyphe de la liberté, du libre arbitre de l'homme, trouvait sa solution en cette matinée impérissable, perdurable, que la constance de la foi remplissait d'espérance, de charité, d'amour en somme, à en faire un bonheur éternel. Bonheur contre aventure: celui de l'amour, qui est la plénitude de la loi.

Comment cette loi – loi d'amour, plénitude d'amour – peut-elle finir par être tyrannique et non par tordre les passions humaines en l'homme même, comme chez les imbus, les infatués d'eux-mêmes, Sémiramis ou Sigismond, sinon par les passions étrangères, par la trahison de l'amour chez autrui, chez les autres? Quelle tyrannique législation devient celle qui mit en main étrangère notre jugement, l'opinion, l'honneur enfin, qui semblait le plus inaliénablement nôtre, comme un patrimoine de l'âme, un patrimoine divin? Ici la pensée du poète se divise, se fragmente, devient casuistique et, d'une certaine manière, se trahit peut-être. «Les cas d'honneur sont les meilleurs – car ils agissent avec force sur les esprits», avait affirmé Lope dans son Art nouveau...

La casuistique de l'honneur dans le théâtre de Calderón mérite un chapitre à part.

 

 

III

 

 

 

Les cas d'honneur sont les meilleurs

car ils agissent avec force sur les esprits.

 

 

Avec quelle force? Sur quels esprits? Dans quel esprit, parmi quels esprits, sommes-nous?

«L'Espagne était un peuple, non plus de catholiques, mais de théologiens», dit Menéndez y Pelayo. Le peuple enfantin de Lope avait-il donc vieilli chez Calderón? Le peuple ne vieillit pas en tant que peuple. Mais le fait d'être peuple le fait paraître vieux ou jeune, selon le poète qui l'exprime ou le représente. L'enfance et la vieillesse coïncident en la vérification de la vie dans un sens identique de permanence. L'une par innocence; l'autre par désenchantement, qui est une innocence récupérée si elle est illuminée et transcendée par l'espérance. Illusion et désillusion coïncident dans la vie quand la vie se transmue en songe par la pensée. Quand la pensée devient créatrice, poétique. Mais le théâtre juvénile de Lope a vieilli chez Calderón. Son vif acharnement naturel s'est mutilé et l'armature du squelette mortel s'élève et accuse à présent une plus grande difficulté pour le soutenir. Comme la roue d'artifice après avoir consumé son feu. La très vive religiosité de Lope transparaît ici en des lignes de ferme théologie. La raison de rêver devient rêve de la raison, labyrinthe qui emprisonne avec une exactitude de concept la vie monstrueuse. La théologie de Calderón ne va pas vers son peuple. Elle en vient. La foi en vive chair populaire a endurci les os de son propre squelette théologique. Là où allait Lope, Calderón y revient ou en est revenu. Lope fut possible sans Calderón. Calderón n'est pas possible sans Lope. Le squelette soutient le corps vivant tout en lui étant postérieur dans le temps de sa génération. De la sorte, le théâtre caldéronien est le squelette, l'armature théologique qui soutient le théâtre lopiste, tout en lui étant postérieur dans le temps, et par lui nourri, formé, sustenté. Il est l'échafaudage interne de l'homme construit pour l'éternité. Aussi l'échafaudage chez l'homme est-il postérieur à son vivant édifice. «L'homme extérieur se détériore et meurt pour que l'homme intérieur se renforce et dure», dit saint Paul. Car le corps humain, pour le chrétien, commence sa vie au-delà de la mort. Le corps mort est la semence vivante du corps qui doit ressusciter immortalisé – selon l'apôtre. Les corps des morts sont enterrés comme les semences dans le sillon, pour les semailles vivantes du fruit de résurrection. Voilà pourquoi ce qui vit dans cette vie c'est l'âme. L'âme qui n'est qu'à Dieu, dit le poète, avec son patrimoine essentiel d'honneur, d'honnêteté, de dignité humaine. Or cet honneur, cette dignité, patrimoine de l'âme de l'homme, réside en sa liberté, en son libre arbitre, devant Dieu même. L'homme est libre devant Dieu, bien qu'il ne le soit pas devant les hommes. «Je ne suis qu'un homme devant Dieu», dit un empereur chrétien en recevant et refusant le sceptre du monde. Et un philosophe disait que «l'homme est mort pour l'homme parce qu'il n'est vivant que pour Dieu».

L'armature, le squelette, l'échafaudage théologique du théâtre de Calderón, est effectivement une clé, comme dit Menéndez y Pelayo, «la seule clé pour pénétrer le labyrinthe embrouillé», figuratif, qui l'exprime, «et rassembler rationnellement ses faits et gestes».

Quels sont ces faits, ces actes, que l'assemblage rêveur de la poésie dramatique de Calderón nous offre aussi rationnellement? Les actes, les faits humains, le sont – selon la théologie thomiste sur laquelle s'appuie, comme nous l'avons examiné, la pensée du poète – parce qu'ils sont précisément rationnels, parce qu'ils ont raison, une raison d'être. S'ils ne l'avaient pas, ils ne seraient pas humains, ils ne se différencieraient pas des autres actes animés de la Nature, de tout ce qui dans la Nature ou par nature est simplement animal. Parmi ces faits, parmi les actes rationnels de l'homme, Calderón choisit – suivant en cela, comme en tout, les pas de Lope – ceux qui touchent à l'honneur, car ils ont le plus de force, disait le poète, pour mouvoir ou émouvoir tout un chacun, une plus grande efficacité pour nous émouvoir. La force de ces faits ou de ces actes ainsi singulièrement choisis – qu'en tant que tels le poète appela si concrètement cas – est la force des faits, effectivement, qui nous est semble-t-il imposée, comme le destin ou la fortune, comme quelque chose de nécessaire, de fatal. Quelle est donc la raison rationnelle pour laquelle ces faits, apparemment fatals, se produisent précisément déchaînés contre l'homme, qui librement et rationnellement les avait provoqués, les enchaînant à leur tour à ses malheurs? Quelle force serait celle de ces faits, de ces actes humains où, d'une certaine manière, la rationalité humaine qui les produit coïncide dramatiquement avec cette même force d'irrationalité anti-humaine qui, se tournant ou se retournant contre son origine rationnelle, libre, humaine, finit fatalement, semble-t-il, par la détruire?

Parmi ces cas d'honneur, on en signale quatre dans le théâtre de Calderón qui constituent, en effet, ses quatre points cardinaux exposés par le poète dans les figurations dramatiques du Plus grand monstre, la jalousie, du Peintre de son déshonneur, d'A secret affront, secrète vengeance, du Médecin de son honneur. Le motif initial des quatre se déclare dès son énoncé par le premier: la jalousie, le plus grand monstre du monde. Nul besoin, cependant, de prêter beaucoup d'attention à leur examen pour observer de notables différences entre ces quatre cas d'honneur, provocateurs par la jalousie, semble-t-il, d'aussi terribles malheurs. Je me limiterai à en signaler une seule.

Après avoir comparé les jaloux caldéroniens avec le jaloux tragique par antonomase, l'Othello de Shakespeare, la critique dit unanimement que les jaloux de Calderón sont plus humainement monstrueux que le monstrueux Noir de l'Anglais, que celui-ci est beaucoup plus humain que ceux-là. La monstrueuse passion de la jalousie chez Calderón, dit Menéndez y Pelayo «apparaît idéalisée jusqu'au délire, comme chez le Tétrarque, subordonnée à des rancœurs, comme chez don Juan de la Roca, ou à des mobiles d'honneur, comme chez don Gutierre de Solís», mais «jamais aussi humaine que chez le Maure de Venise, chez qui, après tout, la jalousie n'est rien d'autre que l'exaltation et la quintessence de l'amour» (affirmation risquée que cette dernière). «Je voudrais l'avoir tuée neuf années durant. Quelle femme divine!...» «Ces phrases si passionnées, qui abondent chez Shakespeare» – poursuit Menéndez y Pelayo – «n'échappent» jamais à Calderón. Ses maris «tuent froidement» parce que c'est ainsi que l'exigent l'honneur et les convenances sociales (?) «dont ils déplorent l'injustice avec amertume». Et il ajoute, après avoir cité ce qui suit:

Le législateur tyran

qui mit mon opinion

en main étrangère, et non dans la mienne

«Il serait vain d'établir une comparaison entre d'aussi corrects esclaves de l'opinion et un barbare comme Othello, tout de chair et de sang et bouillonnant de passion, et par là-même humain, admirable et éternel.»

Qu'est-ce qu'est alors l'humain, le plus humain, le bouillonnement de passion, de chair et de sang, la barbarie animale d'Othello, ou la froide rationalité – dit-on – (froide?) des jaloux de Calderón? L'animalité est-elle ce qu'il y a de plus humain ou le plus humain en l'homme, aussi pure et émouvante soit-elle, plus humaine que sa rationalité, que sa raison, aussi impure ou corrompue de passion que soit la raison? Comment est-ce possible? Si Othello nous émeut plus humainement que Solís ou Roca, Almeida ou le Tétrarque, n'est-ce pas précisément parce qu'il est plus irrationnel, plus animal, moins humain qu'eux? Quoi, les protagonistes de Calderón ne sont-ils pas humains, et même trop humains? Humain, trop humain, est don Gutierre de Solís quand il soumet à un traitement aussi rationnel, à une délicate opération chirurgicale, sa passion vive, son amoureuse passion humaine, non moins humaine, ni moins vive, ni moins animale, que celle du monstre Othello. Seulement, Othello est monstrueusement animal, et c'est sans doute pour cela qu'il le paraît moins.

Il ne serait pas indifférent, comme l'affirmait Menéndez y Pelayo, d'établir la comparaison entre les jaloux rationnels de Calderón et celui si purement animal, irrationnel, de Shakespeare. Menéndez y Pelayo lui-même, en établissant dans cette comparaison un degré entre les quatre drames casuistiques de l'honneur dans le théâtre caldéronien, signalait comme point culminant et décisif dans sa signification dramatique celui du médecin de son honneur, don Gutierre de Solís, le plus correct esclave de l'opinion de tous. De quel esclavage s'agit-il?

Jalousie même de l'air tue, dira le poète. C'est à travers l'air d'une chanson que vint au Peribañez de Lope l'inquiétude de la jalousie; C'est à l'oreille que Iago verse ce venin à Othello. Le plus grand danger pour le jaloux se trouve dans les airs. D'aventure l'air parle-t-il ?, dira le poète. Il suffit d'un mot ou de l'accentuation d'un mot en l'air, comme chez Peribañez, pour tuer par jalousie. Il suffit d'un mot à l'oreille. Jalousie par l'air tue. Cela favorise chez le jaloux l'intoxication, par l'air, du mensonge. Son humaine vanité favorise en lui ce leurre. Jaloux de son honneur, plus que de son amour, ce don Gutierre de Solís en vient à pardonner par amour ce que par honneur il ne pardonne pas: L'amour t'adore, l'honneur t'abhorre, et ainsi, l'un te tue et l'autre te prévient. Tu as deux heures à vivre; tu es chrétienne, sauve ton âme, car la vie est impossible. Et avant d'écrire cette lettre, cette terrible et admirable sentence morale, Solís dit: L'âme ne meurt pas, au contraire de la vie. Le jaloux, ce disant, est chrétien. Comment peut-il alors, s'il l'est, tuer, ôter la vie? Le jugement de sa raison oblige le mari à appliquer à son propre amour, à sa propre femme, la mort. Et au jugé, de son plein jugement (les idiots parleraient aujourd'hui de juridisme). Il le fait avec sa juste sentence, par ou pour sa raison, avec toute sa raison et même avec son bourreau. Don Gutierre ne tue pas son épouse: il donne l'ordre de la tuer, comme l'alcade le donne au capitaine à Zalamea, pour laver son honneur. Et s'il doit forcer le bourreau, chercher bourreau contraint et forcé, c'est que pour exécuter la loi secrète de l'honneur, seul est juste, nécessaire, le secret. Voilà qui semble une nouvelle contradiction caldéronienne. En raison de quel état – état social, public – peut-on ainsi, secrètement, ôter la vie? En raison de l'état matrimonial, sacramentel, du mariage? De nouveau s'élève au fond de la scène de Calderón le dessein mystérieux des astres, l'ordre révolutionnaire des cieux. Quelle loi (ici, apparemment humaine: celle de l'opinion, le jugement extérieur; là, céleste: celle de la volonté de ses étoiles), quelle loi peut tyranniser l'homme au point de l'obliger, réduit qu'il est, selon lui, en esclavage, à commettre un crime?

Mais, laissant de côté – ô jalousie! – le crime de tuer, quelle violente impétuosité de passion a pu le déterminer, masqué qu'il était dans le juste respect d'une loi? Trop facile et inefficace nous semble l'appellation de ces convenances sociales dont parle Menéndez y Pelayo. A quelles convenances peuvent convenir d'aussi terribles inconvénients? Peut-être y a-t-il une racine plus profonde en ce coutumier moral espagnol que la casuistique dramatique de l'homme semble vouloir refléter dans ce théâtre avec une opiniâtreté tragique ou cathartique, purificatrice, sacramentelle. Peut-être cette «moralité enveloppée en un fabuleux enseignement» situe-t-elle intimement son être dans ces autres moralités légendaires que s'assimilait le christianisme. Car il existe une morale mal nommée chrétienne, et parfois catholique (cette dernière, avec plus d'exactitude historique) qui n'a rien à voir avec le Christ ni avec son Évangile. Il y a une morale qui est une rationalisation des mœurs, morale classique, intellectuelle: l'aristotélicienne. Et une moralité légendaire, romantique, religieuse, populaire et, d'une certaine manière, sentimentale: celle des pythagoriciens; moralité intuitive ou pensée, si ce n'est rêvée, qui se comprend et s'exprime par la voix céleste des astres, par le nombre de l'incalculable, par son harmonie. Cette moralité, miroir et énigme du divin, comme disait l'apôtre, est celle qui a transmis son harmonieuse ordonnance de tout aux coutumes familières du christianisme. Et la gravité, la nécessité supérieure, surnaturelle, de cette ordonnance. La «femme harmonieuse» des pythagoriciens – celle que fray Luis de León traduisait à sa parfaite épouse, ou Fénelon à son éducation musicale des vierges – imposa à la pensée chrétienne l'inévitable importance astrale de la féminité au foyer, à la maison, de sorte que dans l'intérêt de l'ordre divin, en raison de cet intérêt spirituel, elle cédât jusqu'à la nécessité naturelle de l'amour, de l'animation ou de l'animalité de l'amour soumis à cette surnaturelle transcendance. L'idéalisation de la femme par le christianisme – autrement dit, l'affirmation, par la parole de Marie, de sa nouvelle et divine servitude, de cet impérissable esclavage féminin – acheva d'accomplir, en la transcendant, l'image harmonique, divinisée, de la féminité chez les pythagoriciens. La femme est harmonique, divine, en tant qu'elle est à sa place, à la maison, comme les astres, faisant humblement coïncider la plénitude révolutionnaire de son être (exprimée par la célèbre phrase de Théano la pythagoricienne dans la couture ou le tissage de sa toile, comme l'araignée, comme Pénélope, ce qui revient ni plus ni moins à coudre et chanter14, c'est-à-dire à repriser des chaussettes) avec la plénitude cosmique de l'être révolutionnaire du monde reflété en elle. Les pythagoriciens, plus caldéroniens que Calderón, excluaient la femme adultère jusqu'à ce qu'elle pût être pardonnée par les dieux; son péché était irrémissible, immortel. C'est qu'«il n'est rien qui répugne tant à l'ordre de tout, à la forme du monde – écrivait Copernic (De Rev. orb. cael., i, vIII) – qu'il y ait quelque chose qui ne soit pas à sa place». La femme qui quitte sa place, sa maison – sa place à la maison –, trahissant l'ordre spirituel de l'amour, trahit l'ordre même, divin, de l'univers. L'adultère n'était donc pas impardonnable parce qu'il trahissait l'amour humain, mais parce qu'il trahissait l'amour divin. La loi si caldéroniennement cruelle avec la femme adultère est la même que celle des astres, la «figure du monde». La pensée de cette légendaire moralité n'avait qu'à se refléter dans le jaloux de l'honneur et de l'amour pour prendre des proportions astrales de dessein cosmique, d'inéluctable, de juste fatalité, de loi. Pour faire de l'homme un correct esclave de l'opinion, soit un esclave du monde. Mais l'amour, nous le rappelions, est la plénitude de la loi. Et quand la forme, la figure du monde passe – comme dit l'apôtre –, l'amour reste, car seul restera l'amour. Le sacrifice héroïque d'un jaloux de l'honneur et de l'amour, comme ce don Gutierre de Solís, le porte à donner, à condamner son âme pour sauver celle de la femme qu'il aime, et ce en la tuant, parce qu'aveugle de passion rationnelle, de lumineux orgueil, il accomplit, comme Sémiramis ou Sigismond, la fatalité d'un destin tragique que lui-même occasionne comme inéluctable par sa libre acceptation du crime, respectant en cela les apparences du monde, la forme, la figure du monde, d'un monde condamné par son originaire passion rationnelle; humaine, adamique condamnation. Humain, trop humain, est dans ce cas le jaloux de Calderón, qui ne tue pas aussi froidement qu'on le suppose, puisqu'il ne peut même pas – par crainte, par amour – tuer de sa propre main, bien que la main sanglante du bourreau sur le mur, à côté de la porte de sa maison, se fasse bouclier de son honneur. C'est en pleurant que tue ce monstrueux amant justicier:

Car on dit qu'amour et honneur

peuvent, sans étonner personne,

permettre qu'un homme pleure;

or, j'ai amour et honneur.

C'est en pleurs et sans nulle froideur que tue, donne l'ordre de tuer, ce jaloux caldéronien, tandis que ses mains, avec amour, avec crainte, brûlent:

Qui a vu, en tant de colère,

les mains tuer et les yeux pleurer?

Quand le hasard divin de l'amour est rejoint par l'aventure humaine du monde, cette malheureuse meurt, comme mourait l'innocente doña Leonor: fleur en tant de feu glacée, comme mouraient doña Mercía et Mariene. L'innocence de ces images féminines exprime sans doute la plus pure finalité exemplaire de la casuistique de l'honneur, par la soumission résignée de la femme – fleur en tant de feu glacée – qui par amour se livre même à son propre malheur, car si elles doivent mourir par jalousie, – elles préfèrent mourir d'amour.

Contre aventure, hasard.

 

Calderón fermait l'Espagne sous figure ou sous forme de cornet, de corne de fortune, disions-nous, l'enfermant contre son gré, contre l'aventure du monde et à-Dieu-vat. Poésie prophétique en cela que la sienne, tant il l'avait pensée, rêvée, de la sorte: ouverte au rêve vivant. «S'il se trouve parmi vous un prophète du Seigneur – dit l'Esprit (Nombre, XII, 6) –, je lui apparaîtrai en vision; je lui parlerai en rêve.»

13. La manière très personnelle de Bergamín d'utiliser les citations ne nous a permis qu'en de très rares occasions, comme ici, de tirer profit des admirables traductions, effectuées par Bernard Sesé, du Prince constant, du Magicien prodigieux et de la Vie est un songe (toutes parues chez Aubier).

14. De l'expression eso es coser y cantar correspondant à «c'est du cousu main».

 

...       ...


SOMMAIRE