éditions de l'éclat, philosophie

JOSÉ BERGAMíN
L'IMPORTANCE DU DÉMON...


Labyrinthe du roman
et monstre du roman


SUR UN FIL

 

I

 

 

 

Je vais marchant dans l'obscurité. M'entraîne la douce poussée d'un autre corps que je sens tout près, derrière, dans mon dos, serré contre mon corps pour l'enfoncer dans l'obscurité où il le guide, tandis que deux mains me pressent tendrement le visage, sur les yeux, pour m'empêcher de les ouvrir. Le corps qui s'appuie sur le mien, en marche, me conduit dans les ténèbres, enroulant des labyrinthes d'ombre avec ses pas, qui dirigent les miens; il me conduit et m'emmêle ou m'embrouille à la fois, labyrinthique, dans l'obscur: il me fait pénétrer son mystère. La main qui m'aveugle, me guide. Les mains qui me bandent timidement les yeux. Des mains de fillette. Elles m'entraînent lentement, légèrement, à pas comptés, en des ténèbres connues, familières, casanières. Parfois, une odeur, un bruit, un fugace éclair lumineux, entrelacé ou entrevu par l'ombre rose, suffisent à me les faire reconnaître, mettant à nu leur secret. Ici je soupçonne une pièce. Là une autre. Voici une chambre que je devine à la claire atmosphère de son silence. Telle autre est reconnaissable à sa tiédeur ou à son parfum. Soudain, c'est le frôlement inattendu d'une courtine, qui dénonce un couloir. Sinon, une très vague sensation d'humidité, de chaleur ou de froid... Difficile de se perdre. Nous poursuivons notre marche, néanmoins, tissant chaque fois plus obstinément le labyrinthe de perdition qui nous est cher. Un soudain retour en arrière, un arrêt brutal, peut rompre le fil, qui oriente encore par le souvenir, de toute chose connue. Quelle profonde, voluptueuse sensation, alors! – Surgit spontané le: où suis-je? Serait-il possible que je commence vraiment à douter? À me perdre vraiment? – Nous continuons à avancer et reculer, à emmêler les fils de l'écheveau, à nous enchevêtrer de plus en plus dans le labyrinthe du jeu. À vouloir que la viscérale perdition puisse vraiment survenir.

Ainsi veulent se perdre les deux enfants qui, ensemble, parcourent à ce jeu toute la maison: l'un désireux que l'obscurité l'avale complètement, tel un rêve, et l'autre, désireux de pouvoir le réveiller subitement avec son définitif «où es-tu?», ôtant les mains de ses yeux pour qu'ouverts à la surprise, ils en ressortent momentanément illusionnés. Et à mesure que tout cela survient, à mesure qu'ils peuvent se sentir perdus comme dans une immense forêt dans l'embrouillamini turbulent et ténébreux avec lequel d'une manière feinte, capricieuse, ils embobelinent chambres et couloirs, à mesure que la soif de perditionpuérile et si profondément humaine les tente, quelque chose de secret et de mystérieux bat dans leur cœur d'enfant qui pressent déjà toute sa vie. Voilà pourquoi, obscurément reliés à si clair jeu, ils ont pu se sentir unis par le jeu même comme par l'amour ou la mort, et le battement de leurs cœurs de se précipiter en leur frappant la poitrine. L'enfant l'a senti dans son dos, gardé comme par le ferme et tendre appui d'un sein maternel; la fillette le sent entre ses mains, dans les yeux qu'elle aveugle, comme le toucher filial, brutal et doux, d'un corps d'oiseau effrayé.

Illusion et désillusion des yeux. Illusion et désillusion du cœur.

 

 

 

 

1

 

Enfants, nous jouons à nous perdre. Nous y jouons toute la vie. L'homme porte au fin fond de son être la pure soif de perdition éternelle. L'homme joue parce qu'à jouer, il perd ou peut perdre quelque chose et se perdre quelque peu lui-même. L'homme joue parce qu'il perd; sinon, il ne jouerait pas. Quand il veut gagner, c'est pour pouvoir encore plus perdre, de plus en plus, toujours. L'homme court à sa perte au jeu comme en tout. Et ne l'essuie pas toujours.

Il est difficile de se perdre. Ce même enfant qui jouait à se perdre dans l'obscurité de sa réalité la plus pénétrante, mais la plus connue, celle de sa propre maison, quelque temps après, nous le voyons assis devant une table – ou plus confortablement dans un fauteuil ou renversé sur le lit – et, à la lumière du jour ou de la lampe de chevet allumée, mais à une lumière plus claire, lisant un livre, un roman. Pourquoi poursuit-il sa lecture? Court-il à la perte de son époque enfantine, à sa perdition d'homme? Il veut s'oublier, se perdre d'un bout à l'autre du roman, s'en instruisant ou s'y introduisant, comme dans l'amour, comme dans un labyrinthe rêvé pour se perdre, pour ne jamais trouver la sortie. Ce roman qui l'assume ainsi tout entier (en toute vérité), il voudrait qu'il n'en finît point. Qu'il fût une histoire à n'en plus finir. – L'histoire à n'en plus finir est le cœur secret de tout romanesque. N'en plus finir du tout de se perdre. Un vrai labyrinthe. L'histoire à n'en plus finir est un labyrinthe. La finalité du labyrinthe n'en est pas de trouver la sortie, mais, à l'inverse, l'entrée. Sortir c'est renoncer au labyrinthe. Ce n'est ni perdre ni gagner au jeu, c'est ne pas jouer. C'est que le jeu ne compte pas. C'est le jouet cassé. À trouver la sortie du labyrinthe, on ne se perd plus: on perd le labyrinthe. De même, la finalité du roman serait de n'en pas avoir. Sa fin, d'être sans fin. De même que la finalité de la vie n'est pas de mourir, mais de naître ou d'être né. L'histoire à n'en plus finir évolue par là-même en histoire à n'en plus mourir, à être toujours en vie.

Vivre, pensons-nous, c'est vouloir se perdre en tout et pour tout. Quand on lit un roman, on veut vivre encore plus, soit encore plus perdre, plus et peut-être mieux.

Or il est difficile de perdre, de se perdre. Mais bien plus de se retrouver sans s'être perdu.

L'homme se retrouve naturellement là même où il se perd et par cela même qui le perd. Celui-ci se perd à telles ou telles choses et celui-là à d'autres. Tel se perd à lire des romans. Laissez-le s'y perdre. Laissez-le en lire. Car il ne se retrouvera qu'à en lire. Don Quichotte se perd à travers les romans de chevalerie et à travers eux se retrouve. Telle fut son aventure, ses aléas: s'être perdu pour les retrouver et s'être retrouvé pour les perdre.

Quand nous atteint l'où es-tu? du jeu d'enfant à qui perd gagne, nous ouvrons des yeux surpris. Surpris de tout ce qui nous entoure, surprise qui est la même dans l'erreur que dans la réussite. C'est que tout ce qui nous entoure, bien que connu de nous, a pour nous subitement changé, dès qu'on le reconnaît. Changé de sens, de raison. Nous en avons dit des nouvelles. Puisque nous avons dégagé toutes choses de notre monde labyrinthique de l'ombre, nous leur avons nouvellement donné le jour. Les renouvelant sans manquer de nous renouveler. Nous en faisant dire vraiment des nouvelles. Chaque nuit par le rêve, par le labyrinthe du rêve, ne nous survient-il pas la même chose? «Je nais tous les matins» – disait le poète. Chaque jour, nous sommes des nouveaux-nés de l'ombre: le jour nous est à nouveau donné. Chaque jour, il faut en dire des nouvelles. L'homme est sa permanente nouveauté. Sa vie, son existence, ne sont-elles pas le seul vrai romanesque [novelería]?

Voilà qui est des plus étonnants, des plus merveilleux en vérité, des plus surprenants: que la sagesse, la connaissance de l'homme, commence, comme disaient les Grecs, dans la surprise, l'étonnement, le pouvoir qu'il a d'en dire vraiment des nouvelles. Toute la vraie connaissance de l'homme commence et peut-être s'achève dans l'étonnement, dans l'émerveillement. La connaissance poétique et romanesque. De l'homme, du mirabilis. De l'homme, ce qui change du jour au lendemain. À peine ombre de lui-même.

... Le mirabilis reçut

son nom dès qu'on le découvrit

– dit Calderón.

Le roman reçut aussi son nom dès qu'on le découvrit, dès qu'on l'inventa. Le roman aussi est ce qui change du jour au lendemain: un rêve pénétré du labyrinthe de l'ombre; aussi n'est-il pas tant l'ombre de lui-même que la fleur de l'émerveillement.

Aussi bien, peu importe, peu doit nous importer, l'évolution historique du roman, aussi peu que celle de l'homme. (Ou de savoir de quoi il s'agit). En revanche, l'émerveillement humain du roman, la surprise vive, romanesque, de l'homme, importent fort, doivent fort nous importer. Car ce qui importe dans le monde humain, ce ne sont pas ses évolutions apparentes, ses mensonges historiques, quels qu'ils soient, passagers, illusoires. Ce qui importe chez l'homme, ce sont ses évolutions réelles, ses révélations poétiques – quelles qu'elles soient, véritables, permanentes. Ce qui importe, c'est cette éternelle révélation qu'est sa constante révolution. L'homme toujours nouveau.

 

 

2

 

On raconte – et cela fait tout un conte – qu'interrogé sur son avis quant à une ville méditerranéenne – Barcelone je crois –, notre romancier et romanesque Valle-Inclán répondit à la stupéfaction générale que c'était une ville appelée à disparaître.

Cette réponse apocalyptique, je veux dire révélatrice de qui la donne, est aussi révélatrice, en effet, que peut l'être la fameuse affirmation d'un temps, temps de superstition positiviste, où l'on disait que «la forme poétique était appelée à disparaître». Je ne sais si l'on est arrivé à en dire autant du roman, ni même si l'on y a pensé. Mais un peu de cela planait sur un grand nombre de ceux qui pensait que le roman était une sorte de superstition littéraire et antipoétique. Également sur ceux qui parlent de «la crise du roman». Moins, peut-être, sur ceux qui formulent leur interrogation autour du «problème du roman».

Le problème du roman? Plutôt qu'un problème, une question. Question n'est pas problème. Une question, et palpitante.

Mais, question ou problème, c'est une permanence. Tant qu'il y aura des romans dans le monde. Tant qu'il y aura des mondes de roman. Or il en est en telle quantité qu'ils auraient beau cesser de se produire ou de se reproduire (chose difficile, car le genre romanesque est le plus prolifique que je connaisse: comme quoi c'est moins un genre qu'une espèce!), on aurait beau ne plus écrire de romans dans le monde, guère plus que ceux déjà écrits, existants, nous aurions encore des romans et du romanesque pour un bon moment. C'est à peine si nous avons le temps de lire un peu lentement, dans toute notre vie, une demi-douzaine de grands romanciers!

Il est à espérer que la fin du monde surprenne l'homme lisant et écrivant encore des romans. Et si je parle de la fin du monde, c'est que d'une certaine manière, elle nous a été révolutionnairement et non évolutivement révélée par le Christ, selon saint Jean, en poésie et pas dans l'histoire, dans une apocalypse ou une révélation révolutionnaire qui doit d'autant plus au roman, au romanesque, qu'elle ne doit rien à l'histoire, c'est-à-dire rien au mensonge mais tant et plus, tout, à la vérité, la vérité totalisante, en son temple, la vérité poétique ou la vraie poésie. L'Apocalypse de saint Jean est un temple de la vérité : aussi n'est-elle compréhensible que d'une manière, non pas rationnelle, mais intuitive, poétique. C'est, par là-même, le livre véritablement poétique le plus pur et impur, le plus sublime et extraordinaire, qui se puisse lire en ce monde, celui-ci, le nôtre, appelé à disparaître. Dans le livre de saint Jean, on l'appelle à disparaître, et c'est précisément de cette question qu'il traite, ce dont il est question: de l'appel du monde à disparaître. D'un monde qui s'appelle, se nomme pour être ainsi appelé, selon saint Paul, monde, apparence vraie. Pour que le monde soit apparent, une véritable apparence, il faut bien qu'il puisse disparaître. Ce qui n'est même pas apparu peut mal disparaître. Le roman, le monde du roman, peut aussi disparaître, y être appelé. Or il peut être appelé, à disparaître, non tant comme roman que comme monde, un vrai monde, une véritable apparence. Aussi le roman est-il toujours offert, révolutionnairement manifesté comme révélation ou apparition. De même que le monde se manifeste à la fin – selon l'apôtre – pour être jugé. Chaque roman est la manifestation d'un monde, appelé à disparaître et qui, auparavant, veut apparaître, comparaître, ce qu'il fait effectivement en sollicitant, espérant, d'être jugé. Dans chaque roman, chaque monde de roman – apparence, monde de l'homme –, est implicite un jugement dernier: celui d'un monde humain, de l'homme lui-même. Aussi chaque roman est-il une question ou un problème différent, chacun, tel quel, est un monde à part mis en question, en soi et par soi-même, sa propre question, son propre problème.

Voilà pourquoi je disais que le roman pose plutôt question que problème. Car il ne sollicite pas toujours, ni n'attend, une solution. En tout cas, aucune qui lui soit étrangère. En revanche, il attend, sollicite, une réponse de notre part, même si notre réponse, notre jugement, n'a aucune raison d'être sur un mode abstraitement rationnel ou rationnellement définitif, comme semble toujours impliquer la résolution d'un problème. Cette réponse peut être faite d'une manière qui n'exige pas rationnellement l'assentiment ou le rejet, comme en amour, en poésie, qui ne les exprime pas sur un mode définitivement abstrait ni rationnel.

Le problème du roman devient alors le problème des problèmes des romans, la question des questions romanesques, le problème ou la question, très vive, du romanesque.

 

 

3

 

Un journaliste espagnol du xixe siècle, dans un stupéfiant prologue, à ses dires, philosophique, à la fameuseTauromachie de Montes (Paquiro)27, disait entre autres choses non moins stupéfiantes «qu'un homme la muleta à la main face à un taureau, ce n'est pas un problème: c'est une atrocité».

J'allais dire qu'un homme qui écrit un roman ou qui en lit un – celui qui l'écrit étant aussi bien romancier qu'est romanesque celui qui le lit –, ce n'est pas un problème, non plus que le roman qu'il lit: c'est une atrocité. Car de la même manière que l'homme, par jeu, va au-devant de la mort pour la moquer, sa situation étant à cette minute atrocement critique, de même, atrocement critique, est la situation de l'homme qui par le reflet imaginatif de son art romanesque, se situe face à lui-même entre les deux abîmes mortels de son propre être ou de la connaissance de son être, là où il se manifeste à l'apparence du monde. Par la révélation chrétienne de saint Jean – l'Apocalypse –, l'homme – la connaissance de l'homme – apparaît situé entre deux abîmes, il se connaît lui-même en suspens entre deux abîmes immortels: l'un de lumière, l'autre d'ombre; l'abîme de la connaissance divine et le précipice de la connaissance satanique. – Du protagoniste mourant de son fameux roman, Le Saint, Fogazzaro dit qu'«il est sorti du tourbillon du monde pour entrer dans le tourbillon de Dieu». – La volonté de perdition de l'homme tend vertigineusement à ces deux abîmes, à se perdre dans ce tourbillon du monde qu'est le précipice obscur, mortel, infernal, de la connaissance satanique, ou bien dans l'abîme immortel, céleste, lumineux, de la connaissance divine: dans le tourbillon de Dieu. Mais à se perdre, apparemment, de toute manière. À répondre en vie, en personne, en en tant qu'être, à ce romanesque appel à disparaître auquel le monde, sa propre mortelle apparence, le destine ou le prédestine.

L'atroce question du roman est qu'elle oblige l'homme, pour se retrouver, à devoir d'abord se perdre. Voilà bien une tragique moquerie, comme le torero en lance au taureau. Moquerie définitive, à la vie ou à la mort. Voilà pourquoi nous disions que le roman est toujours pour l'homme un jugement dernier révélateur. Le vrai roman, comme la vraie philosophie, selon Pascal, est celui qui se moque du roman. Le vrai roman, pour mieux dire, se moque du romanesque. Ainsi, le seul vrai roman du monde nous semble Don Quichotte – le roman et non Don Quichotte, personnage, parmi tant d'autres non moins importants, du livre, du roman de Cervantès. Et que Don Quichotte nous semble le seul vrai roman du monde n'est pas tant une affirmation dithyrambique qu'une exacte définition. Puisque c'est le roman qui vérifie le mieux la manifestation ou la révélation du monde, en tant que tel, en tant que monde, en tant qu'apparence révélatrice. Don Quichotte c'est le roman écrit pour moquer le romanesque – non pour s'en moquer. Et il le moque, en effet, en l'emprisonnant, l'incarcérant, l'enfermant dans un labyrinthe à raison. À raison de rêver. L'homme a toujours raison de rêver. – Chesterton disait que le fou est celui qui a tout perdu, sauf la raison –. En ce sens, on pourrait dire que le romancier – écrivain ou lecteur de romans – est l'homme qui s'est perdu en tout sauf en rêve, où il court à une perte labyrinthique, viscérale, qui reflète en entier et en de multiples facettes, comme dans un labyrinthe à miroirs, l'image de sa propre raison de rêver. Et dire que si le rêve de la raison engendre effectivement des monstres, la raison de rêver fait des labyrinthes pour les enfermer, les incarcérer, les emprisonner. La raison de rêver fait des romans. Le roman est un labyrinthe qui emprisonne le monstre du romanesque. Et tel est le livre de Cervantès, tel est tout vrai roman: un labyrinthe avec un monstre à l'intérieur, de même que le labyrinthe immortel est un monstre de son labyrinthe, comme dirait Calderón, qui appela songe le romanesque de vivre. Sa facture romanesque de la vie.

Et, quoique nous fassions

nous sommes en un monde bien singulier.

Monde bien singulier que celui où nous sommes, où «l'esprit – comme disait Emerson – construit une maison à son gré, mais, une fois construite, demeure prisonnier à l'intérieur». Monde bien singulier que celui du roman, car le monstre du romanesque a beau construire un labyrinthe à son gré, une fois construit, il demeure prisonnier à l'intérieur. Or, il n'est de roman sans romanesque. Ce qu'il peut y avoir, c'est du romanesque sans roman. Et de quel monstre vivant s'agira-t-il? Ce monstre sera facilement reconnaissable, selon les époques, sous différents noms. Nous l'avons déjà nommé une fois ici: c'étaient les romans de chevalerie pour Cervantès. Au xixe siècle, on l'appelle le feuilleton; ensuite, au xxe siècle, l'art du roman d'aventures, surtout policières, le roman policier. Mais dans le siècle où nous vivons, est né un autre merveilleux monstre romanesque, véritable monstre de la Fortune: le cinématographe.

Nous pourrions donc nous entendre, pour abréger, sur le fait que Don Quichotte est un livre qui a été écrit contre le cinématographe, le roman policier ou le feuilleton. Tout dépend du temps où on le lit. Or il fut un temps (il en sera toujours un) qui donna aux écrivains d'exalter le romanesque à l'état pur, le monstre en liberté, dédaignant ses cages apparemment vides, les romans. Ce fut une juste réaction justement provoquée contre les faux romans littéraires: labyrinthes sans monstres vivants, cages vides; romans sans romanesque prisonnier à l'intérieur. Or il est naturel que le lecteur de roman proteste s'il trouve son intérêt, sa plus vive soif romanesque, escamoté. Car il n'est, disions-nous, de roman sans romanesque. Mais ce n'est pas assez: il est indispensable que le monstre soit vivant à l'intérieur de l'armature poétique qui l'enchaîne. Le monstre, il faut le prendre vivant.

Dans un récent livre de Maurois sur quelques romanciers anglais, est suggérée, par le titre qui les réunit: logiciens et magiciens, cette dualité que je signale. Le roman a sa magie et sa logique. Raison et illusion.

Distinguo.

Car si le Diable est bon logicien, comme chacun sait proverbialement, il est encore meilleur mage: magicien prodigieux. Or il ne faut pas mettre la surprise du roman, tout l'art du romanesque, du côté satanique de la connaissance de l'homme. Non. Le roman n'est pas un miracle du Diable. Quoique maintes fois et à première vue, il puisse paraître.

Bien sûr, le roman romantique s'inclinait beaucoup de ce côté, se laissait aller à faire ou à dire: qu'un miracle soit bel et bien fait par le Diable; qu'un roman soit bel et bien fait par le Démon lui-même s'il le veut ou le peut. Et en effet, il n'a pas pu. Les miracles du Diable sont des pièges. Le Diable ne fait pas de miracles, il tend des pièges. Nous verrons comment corruption et dégénérescence romanesques nous apparaissent comme un vrai piège.

Le miracle du roman est qu'il se soutient en vif équilibre entre les deux précipices, dont nous parlions, de la connaissance de l'homme. Entre la connaissance des abîmes de Dieu et celle des abîmes de Satan. Entre le Ciel et l'Enfer. Ce miracle du roman qu'est le vivant miracle de l'homme – l'homme à nous légué par le christianisme, l'homme vrai que nous sommes –, c'est celui de ce monde suspendu entre Ciel et Enfer, et, à la fois, l'humaine coexistence ou juxtaposition de l'un et de l'autre, ce miracle consistant à faire ce que le grandiose mystique anglais, Blake, appellerait les noces du Ciel et de l'Enfer. Le miracle humain, vivant, spirituel, monstrueux et labyrinthique du roman se révèle à nous et nous apparaît, en une seule fois – une bonne fois pour toutes –, comme une véritable, apocalyptique révélation, en effet, d'un monde très clair, lumineux, transparent et superficiel – profondément superficiel –, quand nous lisons Cervantès; d'un monde mystérieux, sombre, obscur et profond – superficiellement profond –, quand nous lisons Dostoïevski. Ces deux mondes de roman polarisent, selon moi, les deux plus grands courants spirituels du romanesque du monde. Nous nous attarderons donc un peu à les examiner.

 

 

4

 

Je veux détacher une phrase, glanée au hasard d'une lecture du Persilès et Sigismonde. Phrase clarifiée, quintessenciée, incisive, une légère phrase cervantine:

«L'âme doit avoir, disait Périandre, un pied sur les lèvres et l'autre sur les dents», et il ajoute: «si c'est là proprement parler».

L'âme doit avoir un pied sur les lèvres et l'autre sur les dents. Comme la voix. Comme la langue. Ou comme la voix par la langue. Si c'est là proprement parler, ajoute-t-il. Et j'ajouterais que l'âme qui a un pied sur les lèvres et l'autre sur les dents est précisément la propriété humaine de parler. La voix orchestrée par la langue ou masquée de sens, interprétée par le langage, incarnée à travers la langue, en pure sensation. Le langage vivant de l'homme. C'est une âme qui veut effectivement sortir, s'échapper par la bouche. Et très probablement, chez Cervantès, pour nous taper dans l'œil. C'est, en un mot, la parole: la parole vive, révélatrice, poétique.

Si l'on examine le langage cervantin, l'on observera aussitôt que ce qui a le moins de valeur chez lui, c'est ce qu'on appelera sa corporéité auditive. Le «corps de sa voix» est un subtil esprit follet si inconscient qu'il a beau entrer par une oreille, il sort toujours par l'autre. En revanche, extraordinaire, miraculeux, dans ce langage, est le pouvoir pictural de sa plasticité imaginative, visuelle. Cervantès, c'est bien connu, qu'il écrive en prose ou en vers, sonne d'habitude très mal. Le miracle de la parole cervantine ne se vérifie pas dans le temps, mais dans l'espace, lumineusement. C'est, pour ainsi dire, une parole créatrice que la sienne, de nature éminemment visuelle, théâtrale, apparente, et apparente avec une évidence révélatrice. Ce monde romanesque, plastique, animé par la parole cervantine, transmué par le pouvoir magique de la parole dans un monde vrai, de pure forme en apparence, à la vive animation humaine, ce monde merveilleux est ou devient pour nous d'une réalité sans équivoque, autrement dit, d'une apparence qui ne trompe pas. Les apparences ne trompent jamais dans le monde romanesque théâtral des romans de Cervantès. Pas plus qu'au théâtre. Car chez lui la parole, le langage imaginatif, est ensemble masque et voix. Et peut-être n'y a-t-il rien d'autre, dans le monde romanesque cervantin, que le masque et la voix. Qu'on voie chez Don Quichotte s'il y a autre chose qu'un masque ou une voix: une âme. Masque et voix, si purs de sens qu'ils semblent incarner sous nos yeux l'âme de tout ce qu'on appelle le monde: l'apparence en personne. Et c'est exprès que je dis en personne et non en tant qu'homme, car la personnalité est déjà un masque de l'homme, une apparence humaine. Don Quichotte, dans ou avec la figure que Cervantès appelera triste d'un chevalier errant, la triste figure de Don Quichotte, représente pour nous l'âme du romanesque: l'âme et le corps; roman corps et âme que le sien: masque et voix du Monde. Àme en chair vive selon toute apparence: âme qui a un pied sur les lèvres et l'autre sur les dents.

Si Don Quichotte nous paraît ou apparaît comme le masque et la voix du monde – l'âme et le corps du romanesque ou le roman corps et âme: le roman en personne –, cela veut dire que le roman de Cervantès et que le roman pour Cervantès est un petit monde théâtral, un petit théâtre du monde: un retable des merveilles, une illusion des yeux. Et ce, à la vue de tous. Cela frappe la vue dès qu'on commence à le lire. Don Quichotte, comme tout l'art romanesque cervantin, nous tape amoureusement dans l'œil par cette vive animation qui le vérifie dans la figuration plastique, visuelle, qui l'exprime aussi merveilleusement. – Qu'on observe au passage que ni Don Quichotte ni aucune figure du monde pictural de Cervantès n'ont pu être peintes ni dessinées d'une manière exacte ni même approchante; théâtralisées non plus. Comme quoi elles sont façonnées par la parole en de si parfaites images que traduire leur puissante, presque hallucinante représentation dans un autre langage poétique est impossible. – L'illusion des yeux (titre qui est la seule chose que nous gardions d'une comédie en laquelle Cervantès mettait toutes ses espérances) n'est pas, qu'on y veille, une illusion pour les yeux, mais tout le contraire: une illusion qui frappe la vue, immédiate, qui se révèle ou manifeste comme telle; c'est l'apparence qui ne trompe pas, disions-nous, en définitive, le théâtre, le masque. Le masque et la voix du monde, c'est le monde lui-même, sans illusion. La révélation du monde. Le romanesque de Cervantès est si profondément vrai d'une manière si pure, si exacte, qu'il fallait qu'il fût vraiment superficiel. Car l'âme pour cet authentique chrétien est un souffle animateur du monde, un esprit amoureux qui l'exprime, le manifeste, le révèle, en couvrant ou masquant sur un mode imaginatif, superficiel, du dehors, sa monstrueuse corporéité; lui donnant forme, sens et raison. Le nom de baptême d'Alonso Quijano est ce qui en fait une personne modérée, ce qui l'habille ou le masque en chrétien, en homme à l'âme immortelle. Or, cet Alonso Quijano, personne modérée du point de vue religieux qui était celui de Cervantès, personne animée, homme personnalisé ou masqué de cette sorte de raison d'être – qui est aussi une raison de rêver – s'aliène lui-même, sort de soi, se démasque de son âme, de son nom – de son rêve –, pour se masquer en ceux de Don Quichotte; il change de tenue – de tragédie –, échange de vêtement, de déguisement, et en échange de sa propre perte, se met hors de soi, enthousiaste, c'est-à-dire infatué de chevaleresque – autrement dit, d'idées romanesques, du romanesque qui lui est propre –, il se trahit tant et si bien lui-même qu'il cesse d'être ce qu'il était pour être, devenir autre: il se sépare, se détache de son propre monde pour entrer dans un autre, qui lui est sans doute impropre. Alonso Quijano ne se déguise pas en Don Quichotte; il n'est pas au-dedans mais au contraire en dehors de lui; en Don Quichotte, il n'y a rien ni personne, si ce n'est le vide, l'humaine vanité de Quijano, qui renferme la triste figure du chevalier: un peu d'air où respire une voix, voix qui, enflée par le masque, le vide du masque, résonnera haut comme un cri, révélant le secret de la vanité quichottesque à cor et à cri, secret chez Cervantès crié sur les toits de tout art romanesque. Secret crié sur les toits du monde et qui est sa vanité. L'illusion des yeux. Et au moment où Quijano retrouve sa vraie face, celle du masque chrétien de son âme, sa personnalité de chrétien, la personne mortelle de son autre nom, «il se modère vraiment et meurt en vérité». Un pied sur les lèvres et l'autre sur les dents, l'âme, la force de l'âme, lui sortait par la bouche.

Toute la force, toute l'âme, du vrai romancier que fut Cervantès, comme du personnage de son livre, lui sortait par la bouche. Par la bouche lui sortait la force animatrice de son monde: la parole. Car, à l'instar du charlatan de son merveilleux retable, il évoque devant nous les images du monde avec une telle vivacité, une telle force vive, qu'elle nous les met de vive force sous les yeux, miraculeusement, sans que nous les voyions, non sans les voir. Mais cette illusion sans illusion, ce coup d'œil surprenant, ne se fonde pas comme dans le fameux petit théâtre sur notre mensongère affirmation, mais sur sa vraie négation. La négation de l'homme sans nom, sans masque: sans personnalité; négation fondamentalement chrétienne qu'affirmera en revanche, par moquerie et pour la pique, dans une comédie presque contemporaine de Don Quichotte, l'antipode dramatique du quichottisme, le moqueur, Don Juan.

Il n'y a pas d'homme sans nom chez Don Quichotte. Le protagoniste et maints personnages en ont deux. L'auteur également. Pas d'homme, pour le très chrétien Cervantès, sans nom. Sans âme. Sans masque, sans déguisement.

C'est pour cela qu'entre Alonso Quijano et Don Quichotte, rien ni personne, aucun homme, ne tient pour cela, parce que tout tient entre eux, tout un monde, toute la vanité de l'homme, toute la vanité des vanités du monde. Aussi ce bas monde, pour ne pas nous illusionner, se révèle t-il à nous comme illusion. Illusion des yeux! La chose est claire! Quel merveilleux retable théâtral montré de cette admirable façon par l'art romanesque cervantin!

Le monde merveilleux des romans de Cervantès, où l'on nous montre, si superficiellement espacées, dans une si claire atmosphère d'air, de lumière, toutes les choses animées avec amour par le poète qui les masque, pour ainsi dire, d'âme pour mieux les mettre en évidence, ce monde merveilleux se manifeste à nous, par là-même, moins comme un monde moral que comme un monde animé par une intime religion ou par une union invisible de tout: une amoureuse cohérence et une totale harmonie. Le dernier mot de ce monde – le dernier de Cervantès sur le roman, sur le monde – est désillusion. Mais entre temps – et tout est entre temps dans les romans, dans le monde –, ah, entre temps, il nous met le monde, amoureusement animé par la parole, ce monde, merveilleusement, sous les yeux; comme un rire, un rire clair. Car la désillusion de ce monde, de ces mondes – de tous les mondes de Dieu –, finit précisément en rire parce qu'en Dieu. Là où finit le monde pour l'homme, le monde commence pour Dieu. Ou pour mieux dire, là où finit le monde de l'homme, commencent les mondes de Dieu. Cela, chrétiennement, Cervantès le croyait, l'espérait. Et c'est pour cela qu'il a écrit comme il a écrit. Qu'il a aussi clairement construit le labyrinthe du romanesque: l'art poétique du roman. Car si le roman est un monde humain, la poésie est un monde divin. La poésie est toujours de ce côté-là. Le monde du roman finit là où commence le monde de la poésie. La fin du monde du roman – sa révélation – est le début du monde de la poésie. Là où finit Don Quichotte, juste là où il finit, commence Persilès et Sigismonde.

 

 

5

 

Cervantès, qui en savait aussi long sur lui-même que sur ses qualités d'écrivain, a sûrement cru que Persilès et Sigismonde était son chef-d'œuvre. Viendra peut-être un temps où la critique le reconnaîtra ainsi. Pour ma part, j'avouerais que c'est et que ç'a toujours été le livre de Cervantès que j'ai préféré et lu avec le plus de plaisir.

Dans ce roman, l'invention cervantine atteint une perfection inégalable; c'est pourquoi elle s'élève et se transcende du romanesque au poétique, longeant leurs frontières, comme si réellement la stupéfiante escapade de son créateur dans les régions hyperboréennes avait transmué son sens du réel. De l'île de Thulé et de ses mers alentour, on ne revient pas le même qu'à l'aller. Je peux dire, par expérience personnelle, que je dois sans doute à la lecture de Persilès la très pure résonance spirituelle qu'eut en moi la confrontation réelle de ses paysages. La sensation qu'ils simulent, à notre regard, une région voisine de la mort, proche de Dieu. («Le pied déjà mis à l'étrier»...)

Je ne sais si la critique aura quelquefois signalé la différence, pour moi essentielle, entre l'Espagne de la seconde partie de Persilès et Sigismonde et celle de Don Quichotte. Le moment n'est pas venu de m'y étendre. Mais je veux signaler cette référence à la curiosité du lecteur.

Et une autre, qui confirme l'exposé de la question romanesque, comme nous le faisons, dans un monde humain, chrétien, suspendu entre deux abîmes, le céleste et l'infernal. «Du ciel, à travers le monde, jusqu'en enfer», dit-on dans le Faust de Goethe. Or Goethe vérifie cette affirmation, au contraire de Cervantès, en descendant de la poésie à l'admirable livre frontalier des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, dans lequel il raconte avec une mélancolique sérénité une vie encore imprégnée, à tant se romancer, de pures essences poétiques. La poésie, disait Novalis, qui contredit admirablement le livre de Goethe avec l'un des siens, «la poésie résout toutes les existences étrangères dans sa propre existence».

J'aimerais communiquer mon goût et ma préférence pour la lecture d'un Cervantès qui fait du romanesque ce jugement dernier au bénéfice du poétique: cette sorte de testament religieux, qui affine la mélancolie et la désillusion en une nouvelle transparence d'espérances. Mon goût pour Persilès et Sigismonde va jusqu'à me rappeler Dante, car j'affirmerais que ce divin roman de Cervantès mérite de s'appeler, sans parodie, bien plus que celui de Balzac, la Comédie humaine. Tout le monde classique du roman cervantin mérite vraiment ce titre.

 

 

6

 

Si je m'arrête à l'examen du roman cervantin – et même pas autant que je voudrais –, c'est que s'y vérifie avec une exemplarité jamais dépassée la réalisation intégrale du romanesque comme art poétique du roman; autrement dit, ce que j'ai commencé par appeler la révélation permanente du roman, comme révélation d'un monde, révélation de l'homme, du monde de l'homme. Or cette révélation se fait, à mon sens, comme toute révélation humaine, sur un mode entièrement révolutionnaire. Car la figuration révélatrice, comme, dirions-nous, la figuration géométrique, se génère dans l'espace en s'engendrant dans le mouvement révolutionnaire qui l'exprime sur un mode imaginatif. – Telle Minerve, naissant entièrement vraie du front de Zeus.

Il n'est pas insignifiant, à mon avis, que le roman cervantin, la génération classique du roman espagnol, ait pour fondement et origine le peuple espagnol. Comme ce fut le cas au théâtre, inventé de même sur ce mode révolutionnaire par Lope. Non. Les peuples s'expriment dans l'histoire d'une manière effective, c'est-à-dire efficace, quand ils le font révolutionnairement, car c'est seulement par la révolution populaire qu'est effective et efficace la voix populaire. Les peuples n'ont jamais eu dans l'histoire d'autre manière de se faire entendre et comprendre que celle des grands cris révolutionnaires, des cris de sang ; celle de la clameur de leur sang versé. Voilà pourquoi la voix populaire est une voix divine. Voix hors chapitre. Car la révolution, en définitive, c'est Dieu. Que les théologiens me pardonnent, mais Dieu peut nous être populairement représenté comme la révolution en personne, soit non seulement comme la voix proverbiale du peuple, mais aussi comme son masque divin. Dans le roman de Cervantès, comme dans le théâtre de Lope, nous pourrions trouver la clef de cette affirmation qui, à première vue, peut paraître saugrenue: Dieu est la révolution en personne dramatique de peuple. Comme le Diable, en définitive, est la contre-révolution impersonnelle, la négation lui appartenant toujours. Le Diable est et a toujours été le véritable Ennemi numéro un. Il ne faut pas lui en enlever le titre. Mais il n'est pas l'ennemi de l'Etat, non; l'étatisme, comme le nationalisme, comme toutes les réactions anti-populaires, ce sont ses affaires. Le Diable est, a été et sera toujours, et par définition, l'ennemi du peuple. Ennemi, je le répète, impersonnel, zigzagant, serpentin.

La génération classique du roman, et sa réalisation chez notre Cervantès, est une génération populaire, et par conséquent, révolutionnaire, comme celle du théâtre de Lope. Car toutes deux se projettent par la parole, projetant la parole divine de la communion populaire dans un monde imaginatif qui reflète ou fait miroiter la raison de rêver de l'homme qui fut celle d'un peuple tout entier. Entièrement vrai. Car tous deux, Cervantès et Lope, spéculent, avec la vérification poétique du théâtre et du roman, sur un mode équivalent, corrélatif. Aussi, par parallélisme, ne se sont-ils jamais rencontrés, malgré la simultanéité de leurs efforts. C'est qu'ils proviennent ensemble d'une source commune – à laquelle je ne peux aujourd'hui que renvoyer pour ne pas l'éviter – : La Célestine.

Cervantès, disions-nous, a théâtralisé le roman, le masquant de clarté, de clartés spatiales; l'animant d'une révélation formelle si superficielle qu'il met en évidence le monde humain, la volonté de notre monde humain, dans une représentation merveilleusement exemplaire parce que désillusionnée sur l'homme.

Lope, ai-je dit en une autre occasion, a démasqué le théâtre, l'a romancé d'une certaine façon, l'a intégré ou imprégné de romanesque, d'idées romanesques, pour l'embrouiller dans le labyrinthe des temps, donnant à ses apparences formelles la désillusion révélatrice de la nuit étoilée, l'apparence éternelle de la musique des astres, qui, en messagère de la foi, pénètre notre cœur par les oreilles: la grande désillusion de Dieu.

Or ces deux mondes espagnols que nous signalons, celui du roman théâtralisé de Cervantès, celui du théâtre romanesque ou romancé de Lope – le cycle entier de ce théâtre depuis Lope jusqu'à Calderón –, ces deux mondes imaginatifs nous amènent à la conclusion que nous énonçons depuis le début: le monstre du romanesque, le rêve de la raison humaine, s'exprime, se manifeste ou se révèle par son propre mouvement révolutionnaire en engendrant, construisant, faisant de sa propre raison de rêver un labyrinthe, un vrai labyrinthe, un clair, lumineux, transparent labyrinthe rationnel.

C'est dans cette dualité, dans cette conjonction, que réside et s'alimente leur dramatisme. La sève terrestre de leur passion humaine enflamme et arrose, comme le sang, le feuillage naturel qui s'enracine, lumineux, dans les airs, dans les cieux. Comme la figure d'un arbre vivant, le roman classique de Cervantès nous signale sa présence dans le paysage, à hauteur de nos yeux, sans avoir même à les lever pour savoir qu'elle est merveilleuse. Les terrassiers du romantisme creuseront alentour une fosse sanglante pour révéler le monde invisible des racines qui le nourrissait dans le sol. L'illusion des yeux de Cervantès, après trois siècles d'idées romanesques et de romans dans le monde, va devenir, avec Dostoïevski, une illusion du cœur: la désillusion du cœur.

 

 

 

II

 

1

 

La génération classique du roman, se projetant dans l'espace sur un mode rationnel ou astral, animé, incorruptible, a effectivement laissé en exemple, comme l'a voulu Cervantès, son apparente signification révélatrice, révolutionnaire, permanente. Le monstre en son labyrinthe. Le roman comme révélation, comme jugement dernier révolutionnaire. Monde à part, comme la poésie. Monde aux lisières de la poésie. Disons, à l'aide d'un beau titre du romancier Conrad: monde sur la ligne d'ombre, la raie de l'ombre. Le lignage – de sa ligne –, la race – de sa raie –, qui avec le temps, à la longue, lui succède, le met en effet, dans le temps, en développement successif, en gestation dans le temps toujours en avant, dans l'obscurité de l'impénétrable nuit du temporel, se générant comme la vie en cela même qui la dégénère et la corrompt.

Le roman romantique, dont on pourra considérer le point culminant atteint chez Dostoïevski, laissant en liberté le monstre du romanesque, se multiplie infiniment telle une nocturne voie lactée; gestation de mondes possibles et impossibles, apparente forêt, florilège d'illusions, dont l'amplitude dépasse la portée du regard.

La génération du romanesque romantique, du roman moderne, est en même temps, parce qu'il est dans le temps, la dégénération, la corruption du roman: le déséquilibre de ses forces créatrices. La corruption du roman par le romanesque et celle du romanesque par le roman. Tout le xixe siècle, ô combien stupéfiant, nous montre cette agonie. Mais le mal – et le bien – de tout ce combat, vraiment titanesque – y jouent les noms d'aussi titanesques romanciers que Stendhal, Victor Hugo, Sue, Balzac, Dickens, Flaubert, Zola, Tolstoï, notre Galdós... – le mal et le bien de ce vif et mortel combat romanesque procèdent du siècle précédent, du XVIIIe, du réalisme romantique des Anglais et du jour où Jean-Jacques Rousseau se mit impudiquement à se confesser et l'inconnu Laclos à confesser scandaleusement autrui. Il y a sans doute un moment initial, à la fin du XVIIe siècle, de très subtile intersection, où Madame de La Fayette, mettant à profit les enseignements de notre mystique, trace, dessine l'élégant labyrinthe d'amour, de myrte, dans le jardin de la Princesse de Clèves.

Le roman romantique se génère, monstrueux et labyrinthique, sans mesure, dans ces mêmes choses, pour ces mêmes causes qui le corrompent. Car il s'engendre dans le temps matériel, autrement dit, dans la logique et la magie du temps, dans sa raison et son illusion. Il se génère dans l'histoire, dans la psychologie, dans la morale.

Les ennemies de l'âme du roman sont ces trois-là: la morale, la psychologie et l'histoire. Le roman moderne – plus ample désignation que celle de romantique à laquelle il appartient – est engendré et corrompu par l'histoire, par la psychologie, par la morale.

Et je sais bien que dire du roman qu'il est corrompu par la morale peut paraître paradoxal et scandaleux. Mais telle est bien la vérité. Il se peut que le roman, les romans, aient corrompu la morale, mais ce qui est sûr et certain, c'est que la morale a toujours corrompu le roman.

 

 

2

 

Je ne laisserai pas dans l'air cette gravissime affirmation selon laquelle la morale corrompt le roman, tout comme l'histoire, la psychologie. Telles sont les trois ennemies de l'âme du roman, étant entendu que son âme est pour nous cette génération classique que lui donna Cervantès, par exemple ou comme exemple, la générant dans les espaces de la pensée comme un vrai monde en apparence, comme le masque et la voix du monde. Le langage du roman, pensons-nous, en est l'animation, l'âme. D'où notre évocation du retable des merveilles. C'est l'élan révolutionnaire que lui inspire la voix populaire du divin, l'engendrant dans la soif dramatique de perdition où réside la volonté de l'homme. Le roman classique c'est le monde de l'homme, la volonté et la représentation du monde humain.

La critique a constamment cru et dit que celui-ci, dont nous sommes en train de faire le procès, est un monde romanesque qui n'a aucun rapport avec le roman moderne, que celui-ci est né au xixe siècle avec le romantisme, bien que – nous le signalons aussi – ses racines, comme celles du romantisme, proviennent du siècle précédent, du XVIIIe. L'évolution historique du roman a beau ne pas être le propos qui me guide ici, je dois cependant m'y référer; indispensable pour débroussailler le chemin d'une possible entrave. Donc, ceux qui pensent ainsi, croyant que la génération du roman moderne ne part pas d'une certaine façon de la dégénération du roman classique – c'est-à-dire, non de la vérification du roman classique dans l'espace, mais de sa corruption dans le temps –, commencent en général par nier jusqu'à l'existence du roman classique. Et ils le font avec différents arguments. Les plus subtils, que je voudrais résumer ici sont à mon avis ceux du pénétrant et audacieux, ingénieux sinon génial, post-romantique français, Ernest Hello.

Pour Hello, le monde du roman antique, classique, est signifié par une phrase de Ficker28, qu'il cite, selon laquelle le roman est «la description oratoire d'une suite d'aventures merveilleuses.» Puis il ajoute qu'Antonius Diogène29 écrivit l'une de ces relations et qu'il s'agissait, comme il l'affirme ici, des choses merveilleuses qui se voient au-delà de l'île de Thulé. Nous savons déjà à quoi nous en tenir, grâce à Cervantès, sur ce que nous appelons le retour de l'île de Thulé. Quant à la description oratoire d'une suite d'aventures merveilleuses, c'est un concept tellement vague qu'il peut aussi bien s'appliquer au roman des Grecs qu'à n'importe quelle autre forme de roman ou de romanesque, avec une prédominance romanesque ou, pour le dire à notre façon, monstrueuse. Un roman policier aussi est ou a la prétention d'être la description, plus ou moins oratoire, d'une suite d'aventures, plus ou moins merveilleuses.

Selon nous, la nature du roman classique ne peut s'appuyer sur le fait qu'elle est simplement romanesque. Ce n'est qu'une façon trop simpliste de lui faire un procès pour, éludant sa complexité, l'éliminer devant le fait, beaucoup plus volumineux en apparence, d'être actuellement à considérer l'énorme production de romans et de romanciers romantiques. Par cette fausse route, on arrive à des conclusions aussi inconsistantes que celle selon laquelle le roman est une dégénérescence de l'épique. Et à ces topiques idioties de dire, par exemple, que l'Odyssée est une lecture romanesque. Aussi idiot que de dire, à l'inverse, que Don Quichotte est un poème, un mythe, un véritable produit épique. Par chance, ce n'en est pas un. Grâce à Dieu, ce lui fut impossible. Et je dis grâce à Dieu, car grâce au point de vue chrétien de Cervantès, en ce monde et au-dessus du monde – point de vue religieux et non moral –, il a pu faire ce qu'il a fait: un roman, et rien moins qu'un merveilleux roman. C'est-à-dire, un monde. Si je me suis arrêté à considérer le nouvel art romanesque inventé par Cervantès, ce fut précisément parce que grâce à lui, nous pouvions arriver à affirmer d'une façon claire et catégorique ce qu'est le roman, un roman: un roman classique, ni antique ni moderne, mais permanent ; révolutionnaire et permanent. Permanent en tant que vraiment révolutionnaire et vice versa.

Dans la dégénérescence conceptuelle de ce point de vue romanesque et romancé, s'engendre par là-même, à mon sens, le roman romantique, moderne.

Le génial soupçon sur le roman et le romanesque romantiques que nous a laissé Hello n'évite cependant pas l'autre mise au point critique du roman. Voici ses propres mots, qui valent d'être méditées :

«Le poème épique – dit-il – racontait les voyages des peuples, voyages traversés par des guerres. Le Roman raconta sur le même ton les voyages des individus, voyages traversés par des aventures. Les nations avaient demandé au poème épique de perpétuer les grands mouvements qu'elles avaient faits: les individus demandèrent au Roman de remplacer les grands mouvements qu'ils n'avaient pas faits: ils lui demandèrent de satisfaire, tant bien que mal, le désir vague d'héroïsme que leur imagination portait et que leur cœur ne réalisait pas.»

Ainsi donc cette épique dégénérée, selon Ernest Hello, qu'était le roman antique, tendait, comme il le dit lui-même, à séparer, à éloigner l'homme de lui-même. La péripétie de ce roman est une escapade. Qu'on pense au roman d'aventures, au roman policier, et qu'on me dise si ce n'est pas toujours la même chose. Mais continuons avec ses propres mots:

«[Le roman moderne] oublie l'île de Thulé, il oublie les Mille et une nuits, il perd le souvenir des pays lointains: il jette loin de lui la trompette épique: il parle sur le ton de sa conversation: il a du plaisir à raconter les choses vulgaires: il entre dans les villes où nous sommes, dans nos maisons, dans nos chambres. En devenant voisin, il devient moderne.» Convivial, accomodant, il se familiarise à nous. Et Hello d'ajouter avec un certain à-propos: «Il fait autant d'efforts pour se mêler à nous, que le Roman antique en faisait pour se séparer de nous». Et encore: «Le Roman antique avait faussé le sens de la vie idéale. Le Roman moderne faussa le sens de la vie réelle. Le Roman antique avait égaré l'imagination. Le Roman moderne... égara le cœur».

Il y a dans ces derniers mots, conformes au critère que leur auteur expose, rien moins qu'un terrifiant reproche moral contre le roman, une solennelle accusation en règle. Plus avant, il les exprimera, les lancera avec la plus grande violence contre son siècle; il les lui enverra en face tel un formidable J'accuse contre le roman:

«Le Roman antique excitait la curiosité par la bizarrerie des aventures et le merveilleux des pays lointains.

«Comment a fait le Roman moderne pour remplacer l'attrait de l'inconnu?

«Voici ce qu'il a fait. Il a eu recours à la passion: il s'est adressé à elle; il lui a dit de remplacer l'île de Thulé. Il a imaginé des sentiments violents, afin de suppléer par le débordement intérieur aux courses extérieures qui étaient épuisées. Puis il a mêlé la passion à la vie quotidienne, de façon à persuader aux hommes et aux femmes que la passion est le sel de la vie. Et, comme une excursion sur les terrains de la passion est plus facile qu'une excursion dans l'île de Thulé, le lecteur a senti le but à la portée de son bras, et le désir d'imiter est né dans son cœur.» Mais: «La passion vide le cœur de l'homme».

«La passion a remué son âme et l'a remuée sans ordre: elle a excité ses besoins, et ne les a pas satisfaits. Elle a rendu criant son ennui qui était sourd. Elle a constaté le vide, et au lieu de le diminuer, l'a augmenté en le constatant. L'ennui qui dort permet encore au malade un genre d'appétit et un genre de sommeil. Mais l'ennui qui s'éveille, sans cesser d'être l'ennui, regarde du côté de la mort.»

«L'ennui du dix-neuvième siècle n'était pas un ennui superficiel: c'était un ennui profond, un abîme.»

Et en conséquence extraordinaire, en un stupéfiant paradoxe, Ernest Hello conclut: «Le Roman est par excellence le livre ennuyeux».

Ces resplendissantes affirmations peuvent nous aider à trouver passage parmi l'enchevêtrement des formes du romanesque romantique. Ce sont de brillantes lueurs sur une bien complexe réalité, qui oriente la pensée que nous venons de développer. Soupçons de l'ennui et de la passion dans le romanesque romantique qui vont nous servir de sûrs indicateurs pour notre route.

 

 

3

 

À noter avant tout que cette approche ou cette familiarité du roman à notre vie quotidienne, dénoncée par Ernest Hello, n'est pas une invention infernale du romantisme romanesque. C'en est tout le contraire. C'est une céleste – et rose – invention, ou prétendue telle, du réalisme anglais du XVIIIe siècle. Des Richardson, Fielding, Smollett, Goldsmith, Sterne... De ce roman dont les Anglais s'enorgueillissent comme de l'invention de l'art romanesque moderne. Romanesque que Taine appelait, pour le définir, le roman antiromanesque. (Les Français, comme on le sait, font du substantif roman le romantique et le romanesque). Le roman antiromanesque 30 est un réalisme de moralistes nullement problématiques. C'est la moralité, au contraire toujours accentuée par le préjugé du bien, solution de tout. Dans tout cet art romanesque qui a envahi l'Europe, semant en effet les semences du romantisme romanesque, aucun jugement dernier, selon notre définition du vrai roman, n'est implicite: au contraire, y est explicite un jugement préalable, un préjugé qui postule la bonté de son monde. Tous ces mondes sont bons, et c'est ce qui fait que les bons y soient si bons et si méchants les méchants. Ce n'est plus guère que par curiosité littéraire que nous les connaissons aujourd'hui. Parfois, plus par caprice de bibliophile que de lecteur, nous nous y perdons. Car dans les mondes de Pamela, Clarisse et Lovelace, il n'est d'infernal, dirions-nous, que les bonnes intentions. Puisque, comme dit le peuple, l'enfer est pavé de bonnes intentions. Et en effet, l'enfer du romanesque romantique, avec de tels soutiens et fondations, fut pavé et nourri des bonnes intentions morales de tout le copieux, très riche et très ennuyeux romanesque du XVIIIe siècle; monde de romans dénoncé et accusé par Hello d'immoralité corruptrice. D'une aussi céleste et candide obstination moralisatrice, on obtint exactement la réaction contraire, mais si exactement contraire qu'elle se vérifiait avec une identique puérilité. Au préjugé divin, céleste, rosi de ces moralistes, ou prétendus tels, succédait en effet le préjugé contraire: le sombre, obscur, infernal des grands feuilletonistes romantiques. Et même des grands romanciers: Dickens et Balzac, par exemple. Même si avec eux surgit naturellement, de par la complexité de leur art, une question différente.

Le roman romantique et naturaliste – le roman moderne – dans son origine céleste et sa conséquence infernale, nous apparaît aujourd'hui comme la garde-robe vieillie d'un théâtre inutile. Partout s'y insinuait l'invisible mite ou sangsue des faux préjugés de moralité qui le déterminaient. De moralité, de folklore. D'observation et de réalisation folklorique de la vie. D'où le pittoresque dans le fantastique, et vice versa, chez Hugo, Dumas, Balzac, Sue; la représentation illusoire, fictive, des passions, de l'agitation des passions. Pour soutenir ces mondes, qui n'en sont pas tellement – ni ciel ni enfer n'étant un monde, mais ce qui est entre eux suspendu, intégré par eux –, pour leur donner appui, soutien, il fallut en effet recourir à leur préjugé moral, les supposer déjà jugés. Pour le romancier de cette morale candide, artificieuse, qui sait ce qui est bon et méchant avant d'écrire, avant d'inventer son roman, qui dit transcrire ses mondes à travers une observation minutieuse du monde social ou individuel, coutumier ou accoutumé, du monde ou des mondes où il vit, pour ce romancier-là, il n'y a pas de question, de problème moral dans le roman. Il a commencé par donner à ses personnages le vêtement de bonté ou de méchanceté qui leur convenait. – Habits faits à leur mesure, qui est celle qu'a voulu leur donner l'auteur. – Ce n'est pas une spéculation vraiment théâtrale, mais au contraire une apparence trompeuse, un faux mirage. En une phrase ingénieuse, Edmund Gosse31 écrivait que le réalisme de l'art romanesque anglais du dix-huitième siècle avait produit dans l'Europe entière le même effet de surprise et d'enthousiasme qu'un bout de miroir parmi les sauvages.

 

 

 

 

4

 

Quand, à la veille de la révolution française, un officier d'artillerie français inconnu publiait en quatre petits livres un roman, apparemment semblable à tant d'autres, mais dont l'épigraphe commençait déjà à le rendre suspect – épigraphe tirée de La Nouvelle Héloïse de Rousseau, et qui dit: «J'ai vu les mœurs de mon temps, et j'ai publié ces lettres» –, il se produisit du fait même qu'il parût insignifiant le scandale majuscule, l'énorme scandale qui rendit le livre célèbre par la suite.

Quel était son contenu pour qu'il survînt? C'est que dans le livre des Liaisons dangereuses de Laclos – que nous, en Espagne, appellerions, sans doute avec plus d'exactitude, les mauvaises fréquentations –, pour la première fois, dans le moule des Clarisse et Pamela ou des Crébillon et Florian, était versé un mélange immoral. À travers ces lettres, peut-être déjà touchées par la corruption psychologiste – en voilà une autre – où elles s'engendraient, elles qui embrouillaient le labyrinthe d'un vrai roman avec un style si fin, il était mis en relief quelque chose de vraiment scandaleux: le mélange du bien et du mal, la juxtaposition du ciel et de l'enfer. Le monde, en somme, un vrai monde, un vrai roman. Le monde humain du roman, de l'être dramatique, de la dramatique agonie de l'homme, de tous les mondes de l'homme.

Le moraliste, en viendra à dire Nietzsche, est l'homme pour qui la morale est un problème et qui, cela étant, se change lui-même, à son tour, par là-même, en être problématique.

Le roman est un monde quand il commence par se sentir moralement problématique, par se mettre soi-même en aussi dramatique, en aussi critique situation morale. En tant que monde de l'homme, il est ou devient question de toute l'humanité. Or en l'homme – l'homme, je le répète, que nous sommes, que nous a légué le christianisme – la morale est un état de lutte permanente, une véritable, dramatique, situation critique de lutte, d'agonie. La morale de l'homme chrétien n'est pas la science du bien et du mal : ce fut la tentation satanique. La morale scientifique est chose diabolique, serpentine, démoniaque. La mortelle négation mortelle de la vie. La morale de l'homme chrétien n'est pas chose naturelle, ni idéale ou rationnelle, ni pratique, mais surnaturelle, évangélique, de l'amour, de la charité, qui, livrant passage à la crainte de la vie, avec toutes ses conséquences possibles, heurs et malheurs, succès et échecs, s'est simplement énoncée ainsi: ne jugez pas. Car l'homme jugé est un homme totalement achevé. L'homme jugé par l'homme est un homme mort. Juger, parmi les hommes, c'est tuer. Rien en cela de plus difficile, parmi eux, que de séparer, dissocier, différencier la justice de la vengeance. La seule justice humaine évidente est celle qui s'exerce au nom de Dieu. Or nous savons bien que l'homme divin parmi les hommes a le nom de peuple. La justice de cette voix populaire, qu'est la voix divine, a été en cela la seule vraie justice sans appel de l'histoire. La vengeance de Dieu.

Le roman, le monde du roman, ne peut être jugé moralement. En tant que monde humain, le juger c'est le tuer. Le romancier qui préjuge moralement son roman le fait avorter. A moins qu'il ne laisse à sa propre œuvre la possibilité de le contredire. Tant que c'est un monde humain, le roman, comme tel, est un monde moral, autrement dit, dramatique, de lutte, d'agonie. Monde qui espère, définitivement, non pas être jugé par le monde, mais par Dieu, ce qui revient, en ce monde, à ne pouvoir être jugé.

La morale tue le monde du roman comme elle a tué le monde de l'homme: la tentation scientifique de la morale, de la sagesse morale. La science du bien et du mal. Celle qui rend les hommes tels des dieux, selon les paroles sataniques. Celle qui, en effet, les déifie, les vide de Dieu.

Le goût de la science interdite, de la science du bien et du mal, a engendré la mort, engendrant, dès lors, sans doute, en l'homme, l'ennui : l'ennui mortel, l'ennui étant l'abîme du vide divin qui se révèle dans la vie de l'homme comme présence de la mort, soit comme absence de la vie impérissable, comme absence de Dieu. Aussi Ernest Hello visait-il juste en disant que l'éveil de l'ennui fait volte-face sur la mort. Aussi bien, dirions-nous, faut-il sauver la face de l'ennui, le regarder en face. Je veux dire qu'il faut se divertir. Aussi paradoxal que cela paraisse, il n'est rien qui ne nous mène plus à l'ennui, le plus tôt et le mieux, que le divertissement. Quiconque est sincère sait, par expérience, qu'il n'est rien de plus ennuyeux que de se divertir, rien de plus pleinement ennuyeux que le divertissement. Quel qu'il soit. Ce n'est donc pas en lui, mais en l'homme même, que gît la découverte de la banalité de son illusion.

Le divertissement n'est jamais rien, pour l'homme, que l'écho de son ennui: le reflet, l'image de son dégoût.

Est vrai le roman qui peut s'intituler par excellence le livre ennuyeux, mais c'est précisément parce qu'il totalise, unifie le divertissement.

 

 

5

 

Le divertissement de l'homme dans le monde ne revient pas à se vérifier de par le monde, mais au contraire à s'y diversifier, à s'y perdre. Ce qui divertit l'homme dans le monde, c'est de vérifier pour soi la diversité du monde, s'en sentir divergent, distinct, tout en s'y sentant unique et, par là-même, seul. Devoir se perdre dans la diversité de tout pour pouvoir arriver à trouver l'unité de tout en soi-même, à se retrouver en soi-même. À s'absorber en tout. Ainsi, le divertissement de l'homme se change en la vérification de son ennui, tant il y cherche l'unité d'une différence et non celle d'une communion. À force de vouloir se divertir, de vouloir se perdre dans le monde, par la force même de son divertissement, l'homme se vérifie lui-même comme unique, total et vraiment un, en homme isolé, solitaire, indépendant, séparé de tout. C'est la plénitude de sa solitude au monde qu'il vérifie de la sorte par le divertissement: la totalité de son ennui, de la vanité, du vide de son être, le vertige de l'abîme passionnel de son néant, le regard du serpent. L'homme seul, absorbé de cette manière unique et totale en son monde, l'homme complètement, pleinement seul, a peur et veut se perdre, se cacher. Non pas du monde mais dans le monde: s'y dissimuler à la vue de Dieu. Se cacher de Dieu: se perdre dans le monde pour mieux pouvoir s'en cacher. Par peur de Dieu. Et quand Dieu l'appelle, la première fois comme une voix, d'une seule voix parmi toutes celles du monde, le monde lui devient équivoque, se vide de la voix divine, se peuple de voix diverses, se divertit de Dieu et de l'homme, se sépare d'eux et se perd, le monde étant perdu pour l'homme qui s'en sépare. La séparation est la raison d'être satanique: le monde se rebelle, se sépare et à travers l'acte même de se rebeller, de se séparer, se voile, s'habille, se recouvre d'apparence ou se couvre d'un masque, devient une illusion des yeux de l'homme, équivoque et divergent de l'homme, séparé de l'homme et de Dieu, donc se satanise. Le monde est perdu. Et alors, alors seulement, dans le récit biblique, commence en l'homme la vraie sagesse, le bon sens, en ce qu'il ne commence pas par se déifier avec la science du bien et du mal, avec le piège scientifique de la morale que lui tendit le Démon, mais par avoir peur, avoir de la crainte. L'homme seul, absorbé, pour la première fois au monde, séparé de Dieu, a peur d'une peur épouvantable, totale; il sent la plénitude totalisante de la peur parce qu'il ressent pour la première fois en plénitude son vide divin, le néant, l'abîme vertigineux du non-être. Il se sent vraiment perdu. Il ressent alors, dis-je, en cela, une peur totale et totalisante, une vraie terreur panique. Et ainsi, répondant à la voix divine, il avoue: «j'ai eu peur», et ajoute: «parce que j'étais nu, et je me suis caché». Tout le romanesque du monde commence par ce chapitre de la Genèse. L'homme veut être ce qu'il était et non ce qu'il est: il veut en dire des nouvelles. Et il s'habille, se masque, pour ne pas se sentir nu, mais autre. Pour se divertir. Et ainsi court à sa perte dans le monde, en ce monde qui est aussi déjà autre, une autre tenue, une autre tragédie, une pure apparence vive, écho équivoque de sa voix, reflet multiple dès lors, de son être tragique. Le divertissement de l'homme à travers le monde est une sorte de pudeur de l'homme face à lui-même: la peur, en définitive, la crainte de Dieu. L'homme a peur de s'ennuyer – ai-je dit quelquefois –, comme s'il avait peur de sa peur, parce que peur de la crainte. Le divertissement, si j'ose dire, est pour l'homme la pudeur de l'ennui. L'homme veut cacher, dissimuler, cette sorte d'ivresse du néant qu'est son épouvante à nu de ne pas être, sa vanité, l'angoisse de se perdre. Monde de perdition que celui du roman pour l'homme et, par conséquent, monde de salvation. L'homme dut, doit en vérité se mettre à nu pour pouvoir, en vérité, se nier lui-même: se clouer sur une croix et en dire vraiment, totalement, religieusement, des nouvelles. Le Christ a vaincu le monde, dit saint Jean, de cette façon. En faisant volte-face sur Dieu – le défaisant de son masque divin, le dépouillant de tragédie –, retournant à l'unité de Dieu, à l'homme seul, qui se tourne vers l'humaine totalité de son être divin, à la communion, qui, surnaturellement, est comme un permanent communisme révolutionnaire des saints. Autrement dit, en retournant à la vraie religion.

Le point de vue religieux chrétien d'un Cervantès sauve le roman. Le point de vue moral – qui est toujours, répétons-le, satanique: le regard du serpent – le corrompt et le détruit. Les moralistes corrompent l'homme par le vêtement. Comme les femmes. La morale des moralistes est un magasin de modes féminines corruptrices, chose passagère et trompeuse parce que précisément de passage, à tirer d'un mauvais pas, faisant passer, entre autres, ce qui est pour ce qui n'est pas.

Cet art romanesque corrompu par la morale l'est par la peinture de mœurs, cause vivante de la morale. Les mœurs sont la garde-robe de l'enfer. L'homme sortit – et sort – nu de la main de Dieu; ce fut à se donner au Diable et à sortir de ses mains qu'il eut – et a – le besoin moral de s'habiller; l'homme nu est religieux; à s'habiller, il devient moral. La corruption morale du roman, dis-je, le masque, lui ment, le falsifie, et c'est ainsi que Balzac a pu alors parler de «l'auguste mensonge du roman». Puisqu'il avait dit auparavant que «la vie est notre vêtement»! Or ce n'est pas vrai. L'homme ne ment pas en face mais dans la voix; non pas dans la nudité de son corps mais dans son vêtement, dans l'âme. Car dans la vie l'homme ne ment pas en face quand il sauve en vérité la face de la vie. Il ne ment pas, car le meilleur masque de l'homme est sa propre face, son propre visage, comme pensait Nietzsche. La vérité de l'homme est son ennui tout nu et non son divertissement vêtu. Ses habits, vêtements, us et coutumes, son folklore, en un mot, sa ou ses morales, sont des mensonges, de mortels mensonges tragiques. La vérité du roman est de se donner toute religieusement nue, sous sa face apparemment vivante, animée, particulière, sans autres masques, sans le loup espiègle de la morale. Le roman est menteur quand il se camoufle en roman, quand il se masque de morale.

Or la corruption du roman se réduit, en dernier lieu, à une forme de plus de la corruption de l'homme par la science, par l'hypocrisie de la science. La morale, comme science du bien et du mal, est surtout mauvaise en tant que science ou volonté d'en être une: hypocrite prétention à la sagesse, à la modération; sinon, elle ne le serait pas. La corruption du roman par la morale est une forme, rien qu'une forme, de la corruption du roman par la science. Et il en est d'autres. Nous avons précédemment signalé celle de la psychologie et celle de l'histoire.

 

 

6

 

Le psychologisme dans le roman se génère aussi par la peinture de mœurs, par la morale. C'est comme une peinture de mœurs à l'envers, inversée. C'est le monde à l'envers. Le roman à l'envers. Le Pirée pour un homme. Je ne sais si la psychologie toute entière est une science, une connaissance scientifique qui consiste précisément à prendre le Pirée pour un homme. Ce que je sais, c'est que dans le roman dégénéré, corrompu par le psychologisme, cela survient ainsi. Impossible de m'y arrêter. Je ne signalerais, à bonne enseigne, que le roman stendhalien. Rappelons-nous La Chartreuse de Parme. La fameuse description, au début du roman, de la bataille de Waterloo. Le fameux témoignage oculaire. Nous y voilà: sincèrement, ne serait-ce pas le port du Pirée que nous vante le romancier? Rappelons-nous le célèbre livre sur L'Amour. Pour peu qu'on ait eu la patience de le lire – il en faut, et beaucoup –, l'on se demandera si toute cette cargaison d'anecdotes et d'atrocités ne serait pas aussi bien conservée dans un immense entrepôt du port du Pirée. Tous les produits avariés du psychologisme romanesque se répandent dans l'âme de Fabricio del Dongo et de Julien Sorel. Comme chez les Adolphe, Dominique et Amaury, tous plus ou moins Adolphes d'un labyrinthe découpé de myrte comme celui plus haut cité du jardin de la Princesse de Clèves, de myrte déjà sec, flétri. Werther, René, Obermann avaient une âme, tous fantômes de l'amour qu'ils pussent être. Le personnage du roman psychologique, d'habitude, n'en a pas parce qu'il a de la psychologie. De la psychologie au lieu d'une âme. Elle loge à meilleure enseigne chez les mauvais romanciers psychologiques, romanciers, non plus corrompus, mais ratés: chez les médiocres. Par exemple, chez notre Valera ou Paul Bourget. A telle enseigne que dans ces versions caricaturales du psychologisme romanesque, un mal mortel a attaqué le roman par cette contagion. Qui peut vraiment croire que Pepita Jiménez soit une femme et une âme de femme? Elle m'a tout l'air du Pirée pris pour une femme, et une femme raide, morte, si flétrie, que la très subtile innervation de son squelette ne conserve plus assez de clarté pour nous émouvoir ; à peine la petite odeur pénétrante, comme d'acide phénique, qui du sol s'exhale dans l'air de la morte saison post-romantique où elle fut enterrée.

L'illusionnisme psychologique du roman nous frappe la vue comme l'éclat d'un filet de pêche au soleil de la plage. Or le monstre du romanesque n'est pas la proie d'un labyrinthe aussi faible: soit il n'y entre pas, soit il le rompt s'il n'arrive pas à pêcher avec. Cet impressionnisme psychologique fut une vive illusion tricheuse: un miracle diabolique. En définitive, comme nous le disions, une conséquence folklorique du préjugé moral. De la conjonction ou identification du moraliste au romancier, avouée déjà par Laclos en quête dans l'art du roman d'un fin instrument pour la connaissance de l'homme, plus fin que l'histoire. Mais aussi d'une histoire; histoire de l'âme de l'homme du dehors: peinture de mœurs; histoire de l'homme du dedans: psychologisme. Or l'âme n'est pas une histoire, mais une mémoire. Faire mémoire, âme, de l'histoire humaine, c'est tout l'art de l'histoire – le romanesque de l'histoire – tel que l'a réalisé, par exemple, Lytton Strachey. «Que l'on ait pu non seulement poser, dit le grand historien romancier anglais, mais même discuter sérieusement la question de savoir si l'histoire est un art, est certainement une des curiosités de l'humaine folie. Que pourrait-elle être d'autre? Il est évident que l'histoire n'est pas une accumulation de faits, mais le récit de ceux-ci. Les faits qui se rapportent au passé, s'ils sont réunis sans art, sont des compilations et les compilations, sans aucun doute, peuvent être utiles, mais elles ne sont pas plus de l'histoire que du beurre, des œufs, de la salade et du persil ne sont une omelette.» Plus extrême dans sa position rationaliste, le poète Paul Valéry avait dit: «L'histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution et rend les nations amères, insupportables et vaines». Paroles vraiment prophétiques. Nietzsche avait déjà dit que la lecture des historiens était la cause de toutes les guerres modernes. Mais je ne vais pas entrer, bien qu'elle frôle le thème romanesque, dans la fameuse querelle des historiens, entre artistes et scientifiques. Sur un mode hégélien, Croce tranchait la question dans le vif en disant qu'il n'est de véritable histoire qui ne soit contemporaine, que l'histoire est toujours contemporaine. Ou bien, comme nous le disions, que l'histoire est une mémoire, une âme. Tel est le sens de l'affirmation grecque selon laquelle la poésie est plus vraie que l'histoire: la poésie de la légende, de la tradition, qui est toujours une histoire contemporaine, vivante, parce qu'en somme, une âme, et une âme populaire. «La tradition – affirmait Chesterton – est la démocratie des morts.» Voilà sans doute pourquoi les aristocrates de la tradition, lesdits traditionalistes dans la vie, se sont si facilement convertis en profanateurs de tombeaux, en violateurs de cimetière, en bons vivants de la mort. Or il n'est rien de plus répugnant à l'intelligence que la fourbe et nocturne soif sacrilège des vivants fouillant les sépulcres comme des hyènes. «Laissez les morts enterrer leurs morts», dit, contre eux, l'Evangile.

L'histoire, comme chacun sait proverbialement et oublie à force de le savoir, ne se répète pas. L'histoire ne se répète pas. Aussi est-elle inracontable. L'histoire n'est pas à son compte – ni son conte. Pas au nôtre, mais au compte de Dieu. Et peut-être aussi le conte de Dieu.

 

 

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Cet autre filet, plus résistant parce que plus embrouillé, plus fermement serré, de l'histoire comme mémoire, de l'histoire contemporaine, a servi de labyrinthe où emprisonner vivant l'énorme monstre du romanesque, de Balzac et Dickens aux plus grands romanciers modernes: Tolstoï, Flaubert, Zola, Galdós...

Impossible de m'y arrêter. Je vais exposer, à seul titre de preuve, le simple schéma systématique que le gigantesque effort imaginatif de Balzac élevait tel un échafaudage de tout l'art romanesque moderne.

Le roman, pour Balzac, se génère dans le temps comme une construction labyrinthique de l'histoire vivante des hommes: avant tout de leurs mœurs, surtout de leurs idées. Balzac en vient à laisser à l'état d'ébauche un roman dont le titre stupéfiant était: La Vie et les aventures d'une idée. Tout l'immense monde romanesque balzacien, formé de plus de quatre vingt-dix romans, ordonnés en trois ensembles idéaux par leur propre auteur: études de mœurs, études philosophiques, études analytiques, construisent cet univers idéal qui peut s'appeler en tout et pour tout la vie et les aventures d'une idée. Cette idée de Balzac fut vraiment diabolique. Voilà pourquoi tel jeune journaliste anglais – Henry Reed – qui, le visitant, en 1835, lui suggéra selon toute probabilité le titre totalisant de La Comédie humaine, se disait en son for intérieur que l'idée de Balzac était tutta diabolica, et l'appelait à part soi: «la comédie diabolique de Monsieur Balzac».

En 1842, préfaçant sous le titre de La Comédie humaine le premier ensemble de sa publication, Balzac écrivit: «L'idée première de La Comédie humaine fut d'abord chez moi comme un rêve, comme un de ces projets impossibles que l'on caresse et qu'on laisse s'envoler; une chimère qui sourit, qui montre son visage de femme et qui déploie aussitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantastique. Mais la chimère, comme beaucoup de chimères, se change en réalité, elle a ses commandements et sa tyrannie auxquels il faut céder».

Et cette idée, cette chimérique idée, Balzac dit qu'elle lui vint de la comparaison entre l'humanité et l'animalité. Il avoue immédiatement son adhésion scientifique aux théories de Geoffroy de Saint-Hilaire contre Cuvier, vainqueur, dit-il, de Cuvier, et exalté par Goethe. – Goethe aussi, comme on le sait, se sentit alors touché au cœur par la célèbre querelle scientifique. – «L'animal est un principe – résume Balzac – qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il était appelé à se développer. – Il n'y a qu'un animal. Le créateur ne s'est servi que d'un seul et même patron pour tous les êtres organisés. – Les Espèces Zoologiques résultent de ces différences», etc.

L'animal est un principe, donc une idée. D'où l'idée peut singulièrement ressortir changée en animal, en être animal ou animé. Ainsi comprendrons-nous comment une idée peut avoir une vie et des aventures pour Balzac, une vie et des aventures chimériques; comment se réalise une chimère. Le monstre chimérique au visage de femme qui regardait Balzac en lui souriant, pour déployer ses ailes en remontant dans un ciel fantastique, s'est laissé toucher par la puissante main de l'homme qui l'emprisonnait en le caressant. Ce chimérique animal, le monstre fuyant du romanesque balzacien, monstre vivant, s'est engendré, est né dans cette sorte de parc d'acclimatation, de jardin zoologique, que la soif scientifique de Balzac lui avait préparé. Mais il n'en est pas moins vivant. Le tronçon de forêt falsifié par une aussi scientifique préparation, pour l'acclimater, a vraiment de la terre, de l'air, des arbres et du ciel. Et non tant à cause des limites de la clôture de sa cage que de celle de son encagement à prétention aussi scientifique, le monstre vivant, l'idée chimérique, cesse de nous offrir sa vie en merveilleux spectacle. L'éléphant du parc zoologique est un authentique éléphant, et le lion un lion, bien qu'ils soient nés et aient déjà été élevés en cage. Cela veut dire que l'art romanesque de Balzac ne cesse d'être un étonnant contenu romanesque, vraiment génial, bien que les labyrinthes de ses romans y attachent, sur le haut des forts barreaux de leurs cages, des étiquettes. – On raconte que tel ingénieux professeur espagnol disait toujours que le seul qui ne sache pas ce qu'est un crustacé, c'est le crustacé lui-même. Chacun connaît des crabes qui non seulement ignorent qu'ils sont des crustacés, mais des crabes. Cela survient aux politiques avec, malheureusement, trop de fréquence. – La chimère de Balzac, si elle n'a pas su se connaître elle-même, a su vivre en revanche. Aussi ignorait-elle que ce qui la faisait vraiment exister, c'était son ciel fantastique, le soutien de ses ailes, puisque ses ailes et non son visage de femme ont été sa nourriture dans les airs: son vrai fondement. Ce qu'elle eut sans le savoir de poétique et non de scientifiquement artificieux, de diaboliquement trompeur, ce fut d'avoir aussi vivement maintenu et révélé le monde romanesque de la Comédie humaine.

L'idée de Balzac a effectivement vécu des aventures romanesques. Mais il survint à ce monstre vivant si déconcertant qu'il fut par ce qu'il eut de plus vivant: la femme («animal suspect», dirait Boccace) et non la chimère, à cause de l'engourdissement momentané de ses ailes, jusqu'à tomber – tomber dans le piège diabolique de la moralité: peinture de mœurs, psychologisme, historicisme: la boue, le limon romantique et naturaliste dont elle procédait. L'aléa de cette vive aventure romanesque porte pour nous le nom le plus exact dans cette allusion avec laquelle Balzac, inconsciemment, le désigne, à savoir que «le hasard est le plus grand romancier du monde». L'illusion du hasard est cette créature chimérique. Hasard est son seul vrai nom. Ce nom, elle ne l'a pas porté en vain. Puisque par pur, chimérique hasard, Balzac sortit gagnant de ses efforts, au lieu d'y avoir perdu son magnifique art romanesque. «Le hasard – disait Anatole France –, en définitive, c'est Dieu.» Et si ce n'est pas Dieu, dirions-nous, ce ne peut être rien d'autre que le démon. Le hasard, quand il est divin, se nomme miracle. Quand il est scientifique, satanique, il se nomme piège.

Le mirage folklorique de la vie humaine, l'étude ou l'analyse psychologiste des motivations qui engagent à l'activité sociale, le propos historiciste de dégager de tout cela la réelle génération des idées, voilà les trois principes scientifiques du génial romancier Balzac. Il est facile à comprendre aujourd'hui que ce n'est pas avec des pièges diaboliques aussi ridicules qu'on chasse des monstres romanesques. Mais leur énumération – que j'ai copié textuellement de leurs étiquettes – signale très clairement l'origine de la génération et de la corruption dans le temps de cet admirable monde balzacien: monde vivant du plus authentique art romanesque.

Par lui déjà, sans oublier Dickens que je ne fais que rappeler au passage, on peut commencer à penser que tout cela, tous ces romans, ce sont des histoires. Pas de l'histoire, mais des histoires. Déjà, nous nous rapprochons, en cela, du véritable continent post-romantique du romanesque. La réalité romanesque de ces écrivains confine déjà à des territoires authentiquement romanesques. Il y aurait de quoi appeler un roman de Dickens ou de Balzac Conte à dormir debout, si ce n'est Histoire de commis-voyageur. Or ceux-ci, comme les mers de Thulé, sont des confins définissant l'art romanesque le plus pur du monde. Tout cela, ce sont vraiment des histoires. – Des contes à dormir debout. Des histoires de commis-voyageurs. À moins qu'on n'en ait déjà fini avec l'histoire, purement scientifique, avec la psychologie, la peinture de mœurs et la morale. C'est la meilleure part qui vient. Ou plutôt, qui revient. Et la meilleure idée qui vint un beau jour à un romancier russe, étrange personnage, fut l'idée – digne de Balzac, par ailleurs –, la chimérique idée de romancer un incident, ce qu'on appelle ainsi en langage journalistique. Et, coup de hasard! monstrueuse et bénéfique chimère! de l'incident journalistique, comme de l'épisode théâtral, était née la tragédie grecque – de l'incident naît, s'engendre, se génère, la plus inquiétante, dramatique, authentique réalisation du romanesque moderne: le roman de Dostoïevki.

 

 

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Le monde du romanesque forgé autour d'un point, l'incident, va se reconstruire dans l'espace, tournant, révolutionnaire, sur la diamétrale hypothèse de sa théâtralité, de son dramatisme, comme une sphère de la pensée, un monde poétique vu par une sorte de trou de serrure. Le roman de Dostoïevski c'est, au début, le monde vu par un trou de serrure. Un monde vu de cette manière. Ce qui se passe, c'est que ce trou prend de dramatiques proportions de télescope. L'incident de la rue est observé par l'écrivain, le poète, avec la même fantastique approximation astronomique que les mondes stellaires les plus reculés. Ainsi surgit aux yeux du lecteur la surprise de rencontrer un monde souterrain, lunatique, sous un quelconque fait divers. Un crime vulgaire est tout le sujet de Crime et châtiment, et l'on voit bien quel énorme complexe de résonances spirituelles le transcendent jusqu'à cet autre crime vulgaire qui est aussi le sujet des Frères Karamazov.32

Voyons ce qui se passe dans les romans de Dostoïevski. Si tant est qu'il s'y passe quelque chose. Car ce qui se passe, c'est qu'il ne se passe rien, jamais rien, dans un roman de cet auteur, parce que chez lui, tout reste ou, autrement dit, survient. Survient dans le temps, d'une manière visuelle, spatiale, théâtrale, en somme: dramatique.

Tout survient et rien ne se passe dans l'invention romanesque de Dostoïevski. Mais pourquoi? Que se passe-t-il? Que survient-il? N'est-ce pas la même chose? Sans doute que non. Passer n'est pas la même chose que survenir.

Tout se passe, tout ce qui se passe, doit ou dut se passer, se passe, pour qu'Ivan Karamazov tue son père. Tout s'est exactement passé comme cela devait se passer, pour qu'Ivan Karamazov le tuât. Or il survient que le domestique le tue. Il ne se passait rien, ne s'était rien passé, ne se passa ni ne devait rien se passer, pour que Raskolnikov tuât la vieille. Or il survient qu'effectivement, il la tue. Ce ou ces incidents sont dramatisés avec une grande diversité dans chaque livre. Mais en coïncidant sur quelque chose de fondamental: lier leur drame à une sorte d'effroyable quiétude de l'incident, à la permanence dramatique de son image, présente à travers tout le livre, tout le roman. Ce qui est survenu ne passera jamais. Cela survient, pour ainsi dire, constamment par surcroît, quoique d'une manière invisible à l'œil nu. Présent, cloué dans la mémoire, comme immobilisé en elle. La paralysant d'effroi. Présent au cœur.

Ce n'est pas un génial artifice de romancier pour nous émouvoir que la permanente succession du drame, ce développement comme en bouton de la nature dramatique de son œuvre. Non. C'est davantage et autre chose. C'est l'inéluctable détermination du roman à s'engendrer, comme on le voit, dans un incident. Le romancier procède avec ce qu'il faut de volonté à la coupure du temps dans l'espace, sur un mode visuel, théâtral, pour localiser son drame, ou tout simplement l'accorder, soit l'exprimer, avec précision. Or il était précisément ainsi, ainsi précis.

Le grand art de Dostoïevski dans le roman, art vraiment génial, c'est de l'avoir de nouveau dramatisé, aussi profondément théâtralisé. D'avoir déduit de tous les mondes romanesques du romanesque romantique ou moderne, de celui du xixe siècle, cette conclusion magnifique et inattendue.

Il est possible que ce qu'on appelera la révélation de la voix, de l'esprit souterrain, n'ait été qu'une façon pour Dostoïevski de se rendre compte de la situation infra théâtrale où se trouvait le roman à la suite de ses déviations esthétiques. Se rendre compte qu'il acquérait de la résonance dans la voix par les dessous de la scène du théâtre où il était passé par la trappe, escamoté par ses prédécesseurs. Mais que s'était-il passé? Ou plutôt, qu'était-il survenu? Nous avons déjà dit que passer et survenir, ce n'est pas la même chose. Que se passe-t-il? Que survient-il dans le monde romanesque de Dostoïevski?

 

 

 

 

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Lorsqu'il nous survient quelque chose dans la vie – malchance ou bonheur, plaisir ou blessure –, nous ne savons pas ce qui se passe en nous. C'est qu'il ne se passe rien en nous, précisément parce qu'il nous en reste quelque chose: ce qui est en train de nous survenir. Ce qui se passe, se passe ou s'est passé, s'est passé – dirait, digne de la Palisse, tel personnage dramatique de Shakespeare. Ce qui survient, reste. Et ne passera jamais. C'est une inquiétude superflue que de ne pas savoir, dans la vie, ce qui se passe; si l'on savait que tout se passe parce que rien ne survient, on se calmerait: on serait calme. Celui qui passe partout, en effet, rien ne lui survient. C'est à celui qui reste que tout survient, à celui qui est calme, car le drame de l'homme c'est d'être calme, d'en rester là. Mais que se passe-t-il en l'homme? Que lui survient-il? Passer n'est pas la même chose que survenir. Le temps ne passe pas par nous quand il nous survient quelque chose: il nous dépasse alors en permanence, succède, en nous, à nous-mêmes. Ce qui se passe en l'homme peut être tragique, comique: ce qui lui survient est toujours dramatique. Car le drame humain ne peut prendre épisodiquement naissance dans le temps par un espace aussi immobile que le masque, paralysé par les rires ou les larmes, mais dans une succession temporelle, un espace apparemment calmé par le sourire vif et énigmatique de l'acte même qui le vérifie dans le temps: de la survenance. L'homme n'est jamais coupable de ce qui se passe en lui parce qu'il l'est toujours de ce qui lui survient. Dans la tragédie ou la comédie grecque, par le masque, le destin de l'homme agit sur l'homme, du dehors, comme une volonté des dieux. Dans le drame chrétien, l'homme démasquant le destin s'ensuit le vrai drame de l'homme, qui est de ne pas avoir de destin, mais la liberté. Le destin humain est pour le chrétien la liberté de l'homme. Or pour cet homme qui régit librement son destin, il ne peut rien se passer, mais tout lui survenir : parce qu'il ne passe plus par le monde, mais lui succède, le monde est son héritage divin. Une succession d'amour. Tout ce qui survient à l'homme dans le monde est une succession d'amour. Un romanesque permanent. «Je me succède à moi-même», disait l'amoureux, le romanesque Lope. – Tel était, homme nouveau, notre poète, homme vivement et en permanence romanesque. – La créature humaine est une succession divinement amoureuse dans le monde. «Tout passera, dit saint Paul, et seul restera l'amour.» Aussi le crime, pour l'homme, est-il de rompre cette succession amoureuse: détruire la vie, ce qui n'est pas rompre l'ordre naturel ou artificiel d'une justice humaine, mais interrompre le chemin, couper le passage à l'amour divin, à cette divine succession d'amour, qu'est la vie même de l'homme; non pas altérer l'ordre naturel de la morale ou de la justice, mais détruire l'ordre surnaturel de l'amour, l'ordre de la charité, la volonté divine. Aussi le châtiment du crime est-il le crime lui-même. Aussi bien le protagoniste du célèbre roman de Dostoïevski s'enferme-t-il dans le labyrinthe dramatique de son être, qui le dramatise dans le temps de la même manière qu'il survient en lui, qu'en lui il succède à lui-même, et à lui seul, par la faute, totalement sienne, de ce qui lui survient, dece qui est en train de lui survenir. Rien à voir avec ce qui se passe en lui mais au contraire avec ce qui jamais ne se passera en lui, comme il le voudrait pour se libérer de ce véritable châtiment, la conscience dramatique de cette survenue qu'est l'incident. Pas de conscience sans faute – ai-je pensé et dit autre part. La conscience humaine est un état de faute permanente. Cela, qu'on appelle la conscience tranquille, je ne sais pas ce que c'est. La conscience est inquiète ou elle n'est pas. Le saint n'a plus aucune conscience, mais la science totale: amoureuse science divine, la conscience lui ayant été enlevée par l'amour. À travers Alioscha Karamazov, Dostoïevski nous ouvre, sur ses mondes ténébreux, ce lumineux horizon.

 

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Nous disions du monde dramatique du romancier russe qu'il s'engendrait dans l'incident, qu'il accordait l'apparence d'un vulgaire incident, un crime par exemple, qu'autour de cette cellule vivante, abordée avec un intérêt quasi biologique – n'oublions pas que le romancier vient, comme il l'a dit lui-même, de l'Europe et du roman du xixe siècle, que c'est un Européen-russe, selon ses propres aveux –, que sur l'incident, autour de cette présence en gestation, sur un principe monstrueusement vivant de l'incident, il ira construire tout le monde du roman, dont l'intérêt dramatique grandit conformément à la complexité d'éléments qu'il voit s'accumuler. Il semble au lecteur que le romancier arrête le temps passager pour le fixer à son attention avec la minutieuse exactitude d'une observation microscopique, que le romancier là-même, ou plutôt par là-même, amplifie, projette à une bien plus grande dimension, théâtralise sous nos yeux. Regardé à la loupe, un paysage astral est en tout semblable à une préparation anatomique. Comme lorsque nous contemplons au cinématographe le processus végétal d'une floraison. Car ce monde dramatique, comme nous le disions de celui de Cervantès, ne s'offre ni n'apparait clairement, aux yeux, par le regard, pure apparence du monde, illusion des yeux. Le monde du roman de Dostoïevski est d'une obscure, souterraine opiniâtreté, doué d'une voix et d'un esprit souterrains, tant il veut montrer le secret vivant de ses racines ou, si j'ose dire, du rythme dramatique de son pouls. «Le romancier doit demeurer dans son roman, dit-il, invisible et omniscient.» Autrement dit, entrer au cœur du romanesque, opérer à vif sur le labyrinthe artériel de son sang, au risque de le tuer. C'est, vraiment, tenter Dieu. Mais le romancier triomphe de son engagement risqué. Et ce, en pénétrant avec une décision créatrice dans ces souterrains qui doivent lui être une mine inépuisable d'authentique invention romanesque. Et y parvenant, il nous a mis en contact avec un monde où nous prenons réellement le pouls du drame intime de notre monde, de notre être, par la succession du battement du temps dans notre cœur humain: notre mesure d'être vivant; l'invisible et omniscient battement du sang: l'illusion du cœur. Du cœur et non pour le coeur, comme nous le disions de l'illusion cervantine: des yeux et non pour eux. Illusion découverte, dramatiquement révélée au cœur par le rythme vif de son pouls: illusion de l'espace dans le temps comme du temps dans l'espace que celle des yeux de Cervantès. Illusion et désillusion de la vie.

Aussi, dans le roman de Cervantès, l'être dramatique de l'homme au monde se révélait à nous comme une permanente aventure d'amour, et, selon l'expression d'un titre cervantin, comme un labyrinthe d'amour. Quand la mort l'atteint, elle vient si furtive, qu'il ne la sent pas venir: elle devient en effet plaisante aux yeux par amour, et à l'amour par sa désillusion. Les morts violentes qui croisent ces aventures amoureuses ne font qu'y passer, ne surviennent pas, mais passent, et passent comme par hasard. Les choses peuvent se passer en nous par hasard mais non pas nous survenir. Il faudrait dire au contraire de Balzac que le hasard est le pire romancier du monde. Car le hasard, en définitive, ce n'est jamais Dieu. Par l'incident dramatique de la mort, dans les romans de Dostoïevski, la mort ne passe pas, elle reste, parce que tout survient ou se succède par elle; et tout le roman, tous les romans de ce monde, tous ces mondes de roman engendrés dans un mortel incident, tiennent l'humaine révélation du monde pour un roman ou pour une aventure de la mort. Il était naturel qu'il en fût ainsi, car l'illusion souterrainement manifeste dans ses racines occultes, dans la mine profonde au vif écoulement de son temps, dut faire de la sorte pour se manifester en vérité, coupant l'écoulement même de la vie, le paralysant d'une façon mortelle, partant de son profond rythme sanglant, le partageant, l'entrecoupant, l'interrompant. Ainsi ces romans prennent-ils naissance dans le scandale de la mort. Or la mort y est un crime: la malemort. L'illusion du cœur dans l'arrêt de la mort.

Le battement du cœur de l'homme mesure, conte réellement à l'homme cette histoire à n'en plus finir qu'est en permanence son art romanesque. Le pouvoir invisible et omniscient de dire toujours du nouveau, tout en en disant des nouvelles. Quand le fil est rompu, interrompu dans l'effusion, le sang qui l'exprime, le sang créateur de ces mondes à l'œuvre en permanence révolutionnaire, révélatrice de l'amour, la désillusion dramatique de l'extravagance du crime, comme de celle de la folie, nous frappe la vue, les yeux, ou nous touche au cœur, droit au cœur, avec un identique message divin: ne jugez pas, c'est-à-dire, n'en finissez jamais d'être en permanence nouveaux; n'en finissez pas avec vous-mêmes, ne vous suicidez pas, ne poussez personne au suicide; ce pour quoi saint Paul dit, commentant la parole évangélique, que non seulement il est interdit à l'homme de juger autrui mais y compris de se juger lui-même. L'homme et son roman, autrement dit, son monde, échappent à notre jugement. Et il est facile à comprendre que c'était une conséquence inévitable de ce dépassement de la morale par l'amour, par la religion de l'amour, qu'est le christianisme. Religieux et chrétien, comme celui de Cervantès, tel est le point de vue romanesque de Dostoïevski. Bien que chez celui-ci, l'amour ait dû se manifester, non par l'affirmative, comme dans le monde clair de Cervantès, mais par la négation de l'amour, par le crime qui l'interrompt, par l'incident qui le paralyse: par la mort; et non par l'acte ou la succession d'actes qui le maintient dans la continuité, qui le vérifie par la vie. La vérification de l'amour dans les romans du Russe, dans ce monde romanesque, devient tout au contraire révélatrice du don du jour clair de Cervantès, par un don trouble de l'obscurité, des sombres et occultes, souterraines entrailles de sa gestation primitive. Le sang ne rougit qu'à l'air, au jour, quand, vif, il est versé, au sortir de son monde obscur, labyrinthique. Les yeux en sont de la sorte illusionnés. Mais pour illusionner le cœur, il suffit que d'une manière invisible, obscure, elle nous frappe l'oreille, qu'elle précipite son battement dans notre poitrine.33

 

 

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J'ai quelquefois pensé, et non pour participer au truquage des pirandellistes – d'Unamuno lui-même dans sa Vie de Don Quichotte et de Sancho –, à la possibilité de suivre Don Quichotte, par la pensée, jusqu'aux enfers eux-mêmes. Et je me suis alors rappelé les paroles inquiétantes de la romancière allemande contemporaine Gertrud von Le Fort, qui dit que l'Enfer est le royaume de la justice: «La justice est en enfer, car au ciel se trouve la grâce et sur terre la croix». Paroles troublantes. La soif justicière, moquée par Cervantès en Don Quichotte, les tire peut-être au clair. Car Cervantès pensait peut-être que si justice pouvait régner en ce monde, nous aurions un monde vraiment infernal. Cervantès avait la religion du Christ: la compréhension de la charité, l'intelligence de l'amour. Comme Dante. Si don Alonso Quijano «rendit l'âme à qui la lui avait donnée – lequel l'aura au ciel, et dans sa gloire», la «consolation de sa mémoire» quichottesque, par où errera-t-elle?

Je veux me figurer ce fantomatique Don Quichotte, lassé d'académiques et stupides admirations mal avisées, sollicitant son entrée en Enfer, ou provoquant tous les démons réunis à une bataille colossale pour défaire la justice surnaturelle tout comme il avait déjoué celle de la terre; ce n'est pas une nouvelle vie d'infernal galérien qui le ferait reculer. Le voici, planté devant les portes de l'Enfer, comme devant la cage aux lions. Mais ces portes ne lui seront pas ouvertes.

Pour qu'il ne disparaisse jamais de notre mémoire, de notre culte orphique amoureux, s'évanouissant, comme Eurydice, parmi les ombres, Don Quichotte doit continuer dans le monde tel quel ou tel qu'il est: le roman en personne; le masque et la voix du monde, son extravagance et sa désillusion, impérissables. Et les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre lui.

27. Francisco Montes, dit Paquiro (1805-1851). L'un des plus grands toreros de tous les temps, qui établit avec précision de nombreux principes de l'art de toréer.

28. Franz Ficker. Professeur à l'Université de Vienne, il est l'auteur de l'Histoire de la littérature des Grecs et des Romains (1835) et d'Esthétique du beau et de l'art dans toute son étendue (1840).

29. Antonius Diogène. Ecrivain grec d'époque incertaine, peut-être postérieure à Alexandre.

30. En français dans le texte.

31. Sir Edmund Gosse (1849-1928). Traducteur, critique et poète anglais. Il fit connaître Ibsen à ses compatriotes et écrivit de nombreux ouvrages d'histoire littéraire.

32. [N.d.A.] L'intérêt que la lecture des cahiers inédits de Dostoïevski projette sur ses romans réside non tant dans le fait qu'elle nous donne le témoignage du processus intime, dramatique, de l'élaboration romanesque chez le romancier lui-même, que dans la coïncidence de ce processus avec celui que manifeste le roman même. C'est toujours ce qui se produit dans les romans de Dostoïevski: le dramatique dédoublement de leur auteur, que ses personnages possédés, démoniaques, semblent entraîner vers des mondes volontairement différents de ceux que lui-même se proposait d'écrire. Son monde imaginatif se révèle rebelle entre ses mains, indépendant, selon toute apparence. Mais je dois avant tout signaler que ce n'est pas la même chose que ce que nous connaissons aujourd'hui par Unamuno et Pirandello; par les romans d'Unamuno, d'abord, ensuite par le théâtre de son heureux successeur Pirandello, car cette ingénieuse invention unamunesque, aujourd'hui connue sous le nom de pirandellisme, comme nous connaissons le nom de l'Amérique par Vespuce et non par Christophe Colomb, n'a absolument rien à voir avec celle dont je parle et qui survient chez Dostoïevski. C'est, probablement, le contraire. Ces personnages unamunesques ou pirandelliens qui font volte-face et front à leur auteur, ne laissent d'être un ingénieux artifice ingénieusement divertissant, bien que contraire et vraiment destructeur, suicidaire, du romanesque, dans le roman comme au théâtre. À propos de ce que Pirandello a nommé ses masques nus, je me souviens avoir dit une fois qu'ils n'ont pas la moindre existence, qu'ils sont inexistants par définition, car «un masque qui se dénude, se suicide». Rien de plus étranger et différent d'un Raskolnikov, d'un Stravoguine, d'un Ivan Karamazov, qu'un Abel Sánchez, un saint Manuel Bueno ou un Don Sandalio, joueur d'échecs ou, cela va sans dire, qu'un Matias Pascal. Mais selon une ingénieuse affirmation d'Unamuno lui-même, il ne faut faire cas de personne pour ce qu'il dit avoir voulu dire, mais pour ce qu'il a dit, même sans le vouloir. Dans le cas du romancier, pour ce qu'il a fait. Et non pour ce qu'il a voulu faire ou dit avoir voulu faire, mais pour ce que, même sans le vouloir, il a fait. Mais fait vraiment. Sans trucage. Ni piège. Quand ce n'est pas ce qu'il a fait, qu'il le veuille ou non, comme Unamuno ou Pirandello, c'est précisément un trucage, un piège.

Cependant, le fait qu'il y ait toujours loin, selon le proverbe populaire, du dire au faire, dès qu'il s'agit d'une authentique gestation romanesque, s'identifie visiblement au roman lui-même. Car c'est un processus contraire: le romancier ne fait pas ce qu'il dit, mais dit ce qu'il fait, à la fois. Cela, et non cette tricheuse simulation artificieuse ou même artistique, c'est ce qui survient chez Dostoïevski. Comme chez André Gide, qui, sans doute sous l'influence du romancier russe, le reflète en toute transparence dans son admirable livre Les Faux-monnayeurs avec son non moins admirable et intéressant Journal marginal. Éclatant reflet, transparence évidente, par une aussi pure réussite poétique dans la très fine intelligence, sensibilité, de l'écrivain français de cet autre puissant romancier.

dans les romans de Dostoïevski: le dramatique dédoublement de leur auteur, que ses personnages possédés, démoniaques, semblent entraîner vers des mondes volontairement différents de ceux que lui-même se proposait d'écrire. Son monde imaginatif se révèle rebelle entre ses mains, indépendant, selon toute apparence. Mais je dois avant tout signaler que ce n'est pas la même chose que ce que nous connaissons aujourd'hui par Unamuno et Pirandello; par les romans d'Unamuno, d'abord, ensuite par le théâtre de son heureux successeur Pirandello, car cette ingénieuse invention unamunesque, aujourd'hui connue sous le nom de pirandellisme, comme nous connaissons le nom de l'Amérique par Vespuce et non par Christophe Colomb, n'a absolument rien à voir avec celle dont je parle et qui survient chez Dostoïevski. C'est, probablement, le contraire. Ces personnages unamunesques ou pirandelliens qui font volte-face et front à leur auteur, ne laissent d'être un ingénieux artifice ingénieusement divertissant, bien que contraire et vraiment destructeur, suicidaire, du romanesque, dans le roman comme au théâtre. À propos de ce que Pirandello a nommé ses masques nus, je me souviens avoir dit une fois qu'ils n'ont pas la moindre existence, qu'ils sont inexistants par définition, car «un masque qui se dénude, se suicide». Rien de plus étranger et différent d'un Raskolnikov, d'un Stravoguine, d'un Ivan Karamazov, qu'un Abel Sánchez, un saint Manuel Bueno ou un Don Sandalio, joueur d'échecs ou, cela va sans dire, qu'un Matias Pascal. Mais selon une ingénieuse affirmation d'Unamuno lui-même, il ne faut faire cas de personne pour ce qu'il dit avoir voulu dire, mais pour ce qu'il a dit, même sans le vouloir. Dans le cas du romancier, pour ce qu'il a fait. Et non pour ce qu'il a voulu faire ou dit avoir voulu faire, mais pour ce que, même sans le vouloir, il a fait. Mais fait vraiment. Sans trucage. Ni piège. Quand ce n'est pas ce qu'il a fait, qu'il le veuille ou non, comme Unamuno ou Pirandello, c'est précisément un trucage, un piège.

Cependant, le fait qu'il y ait toujours loin, selon le proverbe populaire, du dire au faire, dès qu'il s'agit d'une authentique gestation romanesque, s'identifie visiblement au roman lui-même. Car c'est un processus contraire: le romancier ne fait pas ce qu'il dit, mais dit ce qu'il fait, à la fois. Cela, et non cette tricheuse simulation artificieuse ou même artistique, c'est ce qui survient chez Dostoïevski. Comme chez André Gide, qui, sans doute sous l'influence du romancier russe, le reflète en toute transparence dans son admirable livre Les Faux-monnayeurs avec son non moins admirable et intéressant Journal marginal. Éclatant reflet, transparence évidente, par une aussi pure réussite poétique dans la très fine intelligence, sensibilité, de l'écrivain français de cet autre puissant romancier.
ou, cela va sans dire, qu'un Matias Pascal. Mais selon une ingénieuse affirmation d'Unamuno lui-même, il ne faut faire cas de personne pour ce qu'il dit avoir voulu dire, mais pour ce qu'il a dit, même sans le vouloir. Dans le cas du romancier, pour ce qu'il a fait. Et non pour ce qu'il a voulu faire ou dit avoir voulu faire, mais pour ce que, même sans le vouloir, il a fait. Mais fait vraiment. Sans trucage. Ni piège. Quand ce n'est pas ce qu'il a fait, qu'il le veuille ou non, comme Unamuno ou Pirandello, c'est précisément un trucage, un piège.

33. [N.d.A.] Je considérais indispensable à mon propos de l'arrêter sur la considération substantive de ces deux mondes de roman, confluence à mon avis des courants les plus vifs du romanesque au monde. Celui de Cervantès et de Dostoïevski. Au passage, j'en suis venu à évoquer, tout aussi indispensable, l'évolution romanesque du xixe siècle, ne fût-ce que pour indiquer la manière avec laquelle le roman se générait et dégénérait ou se corrompait dans le temps, s'engendrant pour les mêmes raisons qu'elle se corrompait. Restait à parler dès lors du développement du roman après ce monde fermé qu'était celui de Dostoïevski. Principalement des labyrinthes romanesques de Marcel Proust et de James Joyce. La Recherche du temps perdu et Dedalus ou Ulysse seraient des exemples significatifs de la récente entreprise littéraire d'une génération romanesque conforme à ses principes, d'une certaine façon impopulaires, du plus intraitable, inhumain individualisme, du plus artistique aussi. D'autres grands mondes de roman, comme ceux de Hardy ou de Meredith, de Kipling ou de Mann, et mieux que ceux-ci, celui de Conrad, dont Le Miroir de la mer, comme chez Melville, devient miroir de la mort, tendent au contraire à s'intégrer à une représentation plus humaine, totalisante, religieuse du monde, de leurs propres mondes romanesques. De Melville aussi, qu'on pourrait appeler le romancier inconnu, puisqu'il vécut durant presque tout le xixe siècle – de 1819 à 1891 – sans être lu, jusqu'à ce que l'estime littéraire des meilleurs commençât il y a peu à le faire connaître; de Melville aussi j'aurais surtout voulu signaler son ultime et admirable livre Billy Budd, sorte de Potemkine lyrique, où d'un regard rapide et pénétrant, son auteur arrive à instaurer le dramatisme que nous avons précédemment signalé comme essentiel au vrai roman humain, et que Melville appelait ambiguïté; ambiguïté du bien et du mal en définitive, juxtaposés, inséparables en l'homme. Telle est la situation critique, la véritable situation dramatique du roman, la même que l'homme: suspendre l'angoisse de la connaissance de son être à l'ambiguïté dramatique, dirait Melville, de sa propre connaissance risque-tout, de sa soif humaine de perdition. Car le roman est bien le plus fin instrument de connaissance de l'homme, comme l'ont pensé certains moralistes, non pas de la connaissance morale ou scientifique du monde humain, mais de la connaissance poétique, totale, religieuse. Ainsi le pourquoi du romancier réunit tous les pourquoi, les interrogateurs et les affirmatifs, qui pénètrent notre être humain, qui vérifient notre vie ou notre mort. La question palpitante du roman est bien une question et pas un problème, comme la vie même: le pourquoi l'on vit et l'on meurt, pour ne pas vivre et mourir sans savoir ou vouloir savoir pourquoi. Car parfois – et c'est le plus terrible – on va jusqu'à tuer sans savoir pourquoi. Terrible et magnifique réponse que celle de Trotsky – du romancier et risque-tout Trotsky, le grand romancier et risque-tout de la révolution russe – devant ses juges. Trotsky, accusé d'avoir commis beaucoup de meurtres, répondait: «Ce qui importe, ce n'est pas d'avoir beaucoup ou peu fusillé, mais de savoir «pourquoi» l'on fusille».

Les pourquoi de l'art romanesque sont récemment arrivés à se poser à nous chez deux grands écrivains, romanciers: Huxley et Malraux. Chez le fin écrivain anglais convergent, pour ainsi dire, toutes les causes occasionnelles de la corruption romanesque, mais en faisant, d'une certaine manière, quelques pas de plus dans le vide de la trappe ouverte par la connaissance scientifique: saut dans les ténèbres. Pour nous le cacher, peut-être pour s'abuser lui-même, le romancier construit son roman sur un mode musical, sous forme de fugue. La lecture de Contrepoint nous donne une idée complète de la façon avec laquelle le romancier escamote le roman lui-même. Voilà sans doute pourquoi sa lecture nous est aussi antipathique. Car chez Huxley, jusqu'à présent, il semble que tous les ennemis du roman soient d'accord pour le détruire, conjurés qu'ils sont pour nous donner le spectacle désolant d'une mort exécutée avec asepsie: sur la chaise électrique.

Tout à fait contraire est le cas de Malraux, que La Condition humaine a situé en première ligne parmi les romanciers contemporains. Et le titre du roman est déjà significatif de sa réussite. Réussite, à mon sens, confirmée avec le roman suivant: Le Temps du mépris, où, en un bref et substantiel prologue, l'auteur explique sa position personnelle face au roman, soit dans le monde. Malraux est communiste. Donc bien novateur, soit croyant, comme André Gide, en l'homme nouveau, dans le fait que le communisme «pourra rendre à l'homme sa fertilité». Peu m'importe à présent la croyance du romancier: il me suffit de constater qu'il en a une. Sa conséquence est qu'à nouveau le romancier se situe sur un mode critique, dramatique, dans le monde – dans ses mondes –, d'un point de vue religieux et non scientifique, artistique, historique ou moral. La seconde conséquence est qu'il écrit des romans admirables, je veux simplement dire, véritables, authentiques.

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