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avant propos
À ma mère Evelyn et à mon père Jacob
Cet ouvrage est une version révisée et abrégée d'un livre paru pour la première fois en 1979. J'ai supprimé trois chapitres essentiellement destinés aux spécialistes et j'ai mis à jour le texte, principalement en raison de la mort de Gershom Scholem, survenue en février 1982. L'ordre des chapitres a également été légèrement modifié.
Cette étude a d'abord pris la forme d'une thèse de doctorat soutenue à l'université de Californie (Los Angeles), sous la direction du professeur Amos Funkenstein, avec qui j'ai eu le rare privilège de travailler. Son goût de la formulation précise, ses suggestions originales et ses critiques rigoureuses ont amélioré de façon inappréciable mon travail, sans jamais restreindre mon autonomie créative.
Paul Mendes-Flohr et Jacob Katz m'ont tous deux aidé à conceptualiser mon travail à ses débuts. Le professeur Katz a lu et critiqué le manuscrit, m'apportant dès nos premières conversations un soutien qui allait bien au-delà de ses obligations professionnelles. Le manuscrit a également été lu, en tout ou en partie, par mes maîtres Arnold Band, Hans Rogger, Martin Jay et Robert Alter, ainsi que par mon collègue Leon J. Goldstein.
Mes amis ont été mes meilleurs maîtres et mes critiques les plus impitoyables. Je remercie Gabriel Motzkin, Michael Nutkiewicz, Jeremy Popkin, David Sorkin et Noam Zion. Leon Wieseltier a fait une lecture critique du manuscrit en phase de révision et doit être tout particulièrement remercié pour m'avoir mis en relation avec les presses de l'université de Harvard.
J'ai également tiré profit des comptes rendus de la première édition du livre, même lorsque j'étais en désaccord avec eux. Je dois notamment mentionner ceux de Joseph Dan, Michael Meyer, Michael Morgan et Dennis Klein. Certaines des modifications effectuées pour la présente édition sont le fruit de leurs critiques.
C'est un plaisir pour moi que de remercier les institutions qui ont soutenu financièrement ce projet: le Social Science Research Council, la National Foundation for Jewish Culture et les membres du conseil de l'université de Californie. Je voudrais également remercier le Council of Graduate Schools in the United States et le Jewish Book Council pour les prix qu'ils m'ont fait l'honneur d'attribuer à la première édition de ce livre.
Enfin, Rachel Biale est la personne qui a peut-être le plus contribué à ce travail. Elle a été mon partenaire intellectuel et sentimental depuis le début, lisant chaque page avec un il critique, bien plus souvent qu'elle ne veut bien l'admettre. Ensemble, nous avons fait en sorte que cette étude voie le jour.
«Il considère qu'il est de son devoir de prendre l'histoire à rebrousse-poil.»
Walter Benjamin
Martin Buber a déclaré un jour: «Nous avons tous des élèves; certains d'entre nous ont même fondé des écoles; mais Gershom Scholem est le seul à avoir créé une discipline universitaire à part entière.» Buber était sans aucun doute dans le vrai: on trouverait difficilement au XXe siècle un chercheur qui ait plus contribué que Scholem à notre compréhension de certaines lignes de forces de l'histoire juive, restées ignorées jusqu'alors. Par son étude exhaustive de l'histoire de la mystique juive, du iie au XVIIIe siècle, Scholem nous a donné accès à un univers intellectuel dont presque personne ne connaissait l'existence. Dans le cadre de sa chaire de mystique juive à l'Université hébraïque de Jérusalem, de 1925 à 1965, il a fondé une école de disciples dont l'enseignement et les travaux ont fait de la cabale un domaine de recherche accepté dans les universités, tant en Israël qu'à l'étranger.
Mais l'importance de Scholem dépasse largement l'influence qu'il a exercée sur les spécialistes des études juives. Ses travaux sur la mystique et le messianisme juifs ont, presque à eux seuls, conduit à une révision drastique de la façon dont les juifs conçoivent leur histoire et leur religion. Désormais, le judaïsme ne peut plus être considéré comme une religion exclusivement rationnelle et légaliste, telle que se la représentaient les chercheurs du XIXe siècle. Scholem a montré que le cur même du judaïsme ordinaire est traversé par de puissants courants mythiques et mystiques. Les conclusions auxquelles Scholem a abouti restent controversées, mais une chose est claire: aucune personne désireuse de réfléchir sérieusement à la signification du judaïsme tant dans une perspective historique qu'en ce qui concerne l'époque présente ne peut ignorer ses travaux. Parmi les juifs comme parmi les non-juifs, Scholem est le principal porte-parole moderne du judaïsme.
Il est étrange qu'un historien universitaire dépourvu de toute prétention à exercer une autorité spirituelle ait pu conquérir un aussi large public. Mais, dans les mains d'un maître, l'étude de l'histoire devient davantage que la seule découverte du passé: elle illumine l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes. La grandeur de Scholem réside précisément dans sa capacité de combiner une fidélité presque fanatique aux sources historiques avec le souci de poser de plus vastes questions intéressant les contemporains. Il n'est peut-être pas surprenant qu'en un temps comme le nôtre, en quête de sa propre identité, un historien laïque rende accessibles des sources que des penseurs plus orthodoxes considéraient comme marginales au regard de la tradition couramment admise.
Ce livre ne s'adresse pas principalement aux gens qui souhaitent connaître la cabale ou aux spécialistes du judaïsme déjà familiarisés avec les travaux de Scholem, mais bien plutôt à ceux qui s'intéressent à la contribution que la philosophie scholémienne de l'histoire du judaïsme a apportée à la pensée juive moderne. Sans chercher à analyser exhaustivement les nombreux articles que Scholem a écrits sur des questions historiques et textuelles concernant la cabale, je me suis consacré aux grandes orientations de sa pensée. J'ai essayé de reconstruire ce que je crois être les thèmes principaux de son histoire de la cabale, ainsi que les thèses historiosophiques sous-jacentes. J'ai également mis l'accent sur le rapport entre ses positions politiques et sa conception de l'historiographie. Enfin, dans le dernier chapitre, j'ai conceptualisé quelques-unes des thèses théologiques qui, selon moi, ont motivé les travaux historiques de Scholem.
L'historiographie entreprise par Scholem doit être comprise comme une attaque en règle contre les historiens du XIXe siècle, à savoir l'école historique qui s'est développée en Allemagne et s'est fait connaître sous le nom de Wissenschaft des Judentums («Science du judaïsme»). Certains historiens, tels Heinrich Graetz ou D. S. Joel, avaient entrepris d'étudier sérieusement la cabale; mais ils considéraient le plus souvent la mystique, soit comme «non juive», soit comme une sorte de variante de la philosophie juive. Aucun d'entre eux ne traitait la mystique juive comme un objet légitime en soi. En créant une discipline l'étude de la cabale , Scholem s'est souvent appuyé sur les travaux de ses prédécesseurs. Mais, même lorsqu'il était redevable aux historiens du XIXe siècle, il dévoilait toujours de nouveaux textes et, surtout, portait des jugements entièrement neufs sur les phénomènes non rationnels qu'il étudiait.
La rébellion de Scholem contre la Wissenschaft des Judentums fut la conséquence de sa révolte, plus fondamentale, contre le monde judéo allemand au sein duquel il vit le jour en 1897. Les historiens juifs contre lesquels il livra ses batailles universitaires étaient représentatifs de ce milieu qu'il rejetait. Le chapitre I montre le lien indissoluble unissant l'orientation de Scholem vers l'étude de la cabale à son rejet de la symbiose judéo-allemande et à son adhésion au sionisme.
En 1920, alors qu'il était encore étudiant en Allemagne, Scholem décida d'écrire un essai sur «le suicide du judaïsme dans la prétendue science du judaïsme». Sans cesse remis à plus tard, cet essai parut en 1945 sous le titre «Réflexions sur la science du judaïsme1». Nombreux sont ceux qui, aujourd'hui, considèrent que cet essai montre la Wissenschaft des Judentums sous un jour par trop négatif et que Scholem a simplifié à l'excès un mouvement agité de nombreux courants différents. Ce qui nous intéresse ici n'est pas de savoir si la polémique de Scholem contre ses prédécesseurs était justifiée, mais plutôt ce que ces réflexions sur l'historiographie juive peuvent nous apprendre sur les rapports de Scholem avec le monde judéo-allemand dont les historiens en question étaient les représentants.
Pour Scholem, les historiens judéo-allemands du XIXe siècle, comme la plupart des juifs allemands, étaient paralysés par le besoin de rendre le judaïsme acceptable aux yeux du monde non juif. Ce besoin apologétique conduisait à représenter le judaïsme comme une foi familière plutôt qu'étrangère. Dans son essai, Scholem fournit un exemple particulièrement outrancier de ce genre d'argumentation: un sermon publié par un prédicateur juif du XIXe siècle, intitulé Notre patriarche Jacob, modèle du conseiller municipal, ou, selon le commentaire méprisant de Scholem, «le prince de la nation déguisé en petit-bourgeois». Pour Scholem nous reviendrons sur ce thème , le véritable judaïsme est fondamentalement contraire à la «culture bourgeoise». Le désir exacerbé des juifs partiellement acculturés d'intégrer les rangs de la bourgeoisie allemande leur a fait adopter une attitude apologétique qui a dépouillé le judaïsme de toute authenticité.
L'orientation apologétique des juifs allemands du XIXe siècle déboucha sur un rationalisme exagéré. Soucieux de se faire admettre dans le «salon» intellectuel de l'Europe du XIXe siècle, et conscients du fait que ses portes ne s'ouvriraient que s'ils adoptaient des principes universalistes et rationalistes, les intellectuels juifs insistaient sur les aspects rationalistes du judaïsme et évitaient scrupuleusement de mentionner ce qui se passait dans la cave. L'irrationalisme et le mysticisme étaient mis sous le boisseau, de même que les tendances révolutionnaires et apocalyptiques du messianisme juif. L'histoire sociale était entièrement ignorée, tant l'accent était mis sur la représentation du judaïsme sous les traits d'une religion intellectuelle. La «science du judaïsme» écrivait une Geistesgeschichte, une «histoire de l'esprit», dans laquelle l'esprit le Geist était essentiellement rationnel.
Souvent imbus des conceptions rationalistes du progrès, de nombreux historiens du XIXe siècle croyaient que la dimension rationnelle du judaïsme avait atteint sa perfection à l'époque moderne. Le propos de l'historiographie était de contribuer à parvenir à ce but élevé en purifiant l'histoire juive de toute trace d'irrationalisme; la Wissenschaft des Judentums voulait retirer à l'histoire juive, par une théologisation et une spiritualisation exagérées, son aiguillon irrationnel, et en bannir l'enthousiasme démoniaque. C'était là, véritablement, le péché originel. Ce géant terrifiant qu'est notre histoire est mis à l'épreuve [
], et cette énorme créature au pouvoir destructeur, faite de vitalité, de mal et de perfection, doit se contracter, interrompre sa croissance et déclarer qu'elle n'a pas de substance. Le géant démoniaque n'est rien d'autre qu'un idiot de village remplissant les fonctions d'un solide citoyen, et chaque bourgeois juif comme il faut pourrait sans honte lui souhaiter le bonjour dans les rues de la ville, la ville immaculée du XIXe siècle.
Ce passage ressemble presque à un manifeste nietzschéen ou à une profession de vitalisme bergsonien datant de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe. Et, en effet, les critiques ont accusé Scholem de mettre en valeur les aspects «dionysiaques» de l'histoire juive au détriment de l'esprit «apollinien» du XIXe siècle. Nous verrons que la position de Scholem est beaucoup plus complexe que ne paraît l'indiquer ce passage, car il n'emploie pas le terme «démoniaque» comme on le fait ordinairement, mais dans une acception nettement plus positive. À l'instar de Goethe, qui avait déjà interprété dans ce sens le mot dämonisch, Scholem conçoit l'irrationalisme démoniaque comme une force créatrice: la destruction est nécessaire pour que la future construction ait lieu. En opposition avec l'idée harmonieuse du progrès adoptée par les historiens du XIXe siècle, la vision que Scholem donne de l'histoire juive est une dialectique tourmentée mettant aux prises des forces constructrices et destructrices. Nous examinerons en particulier l'idée scholémienne selon laquelle les sabbatéens démoniaques du xviie siècle ont préparé le terrain aux mouvements moins destructeurs qui se sont développés au xviiie, tels que le hassidisme et l'illuminisme juif.
En supprimant l'«irrationnel», les représentants de la Wissenschaft des Judentums considéraient le judaïsme comme moribond, dans la mesure même où ils ignoraient les éléments qui lui donnaient sa vitalité. Ce parti pris rationaliste les conduisit à penser l'histoire juive d'une façon non dialectique et interdisait au judaïsme la possibilité d'une vie future. La Wissenschaft des Judentums «devint le credo des bourgeois [juifs], pour qui les slogans de destruction et de construction sont également exaspérants, parce que ce qu'ils veulent avant tout, c'est dormir. Ce sommeil est compris comme un processus graduel, la préservation du statu quo au moyen de la réforme». Pour le révolutionnaire sioniste qu'était Scholem, le réformisme complaisant des bourgeois juifs allemands ne contenait aucune promesse d'avenir, et leur amour fatal du statu quo contamina les historiens contemporains.
La conséquence du rationalisme du XIXe siècle fut, selon Scholem, la tendance à «spiritualiser» le judaïsme et à le figer en un dogme théologique rigide. La Wissenschaft des Judentums ne péchait pas seulement par son rationalisme unilatéral, mais par son dogmatisme rationaliste. Le judaïsme était défini par un seul et unique principe théologique, dont la formulation pouvait varier d'un penseur à l'autre. Scholem soutient que ce dogmatisme révèle une incompréhension fondamentale de l'histoire de la théologie juive. Il ne la conçoit pas, pour sa part, comme une théologie monolithique, mais comme un ensemble de formules contradictoires. Il proclame que la théologie juive, incluant à la fois le rationalisme et l'irrationalisme démoniaque, est anarchiste: elle ne produit aucune formule autoritaire, aucun dogme. La vitalité même de la tradition juive réside dans cet anarchisme, dans la mesure où le dogme, aux yeux de Scholem, est par définition sans vie. Scholem défie le XIXe siècle sur son propre territoire, celui de la Geistesgeschichte, et révise radicalement sa conception de la nature de l'esprit (Geist) juif.
Scholem ne rejette pas la responsabilité de l'interprétation rationaliste erronée du judaïsme sur la seule Wissenschaft des Judentums. En accomplissant son travail de «croque-mort universitaire» du judaïsme, la pensée du XIXe siècle fut davantage un symptôme qu'une cause de l'aspect moribond que présentait, d'une façon générale, le judaïsme du XIXe siècle. Scholem sous-entend que l'historiographie était nécessairement vouée à l'échec dans l'Europe du XIXe siècle. La vie des juifs allemands était traversée par le conflit qui mettait aux prises le romantisme juif et le désir d'émancipation et d'assimilation. Puisque les nations européennes n'étaient pas prêtes à assimiler les juifs sans leur demander de modifier leur identité de telle sorte qu'on ne pût plus les reconnaître, l'historiographie juive n'avait d'autre choix que de se transformer en apologétique. La critique scholémienne de la Wissenschaft des Judentums doit être lue comme une critique sioniste de la possibilité d'une vie saine des juifs dans l'Europe tout entière: même si la «science du judaïsme» avait commencé sa carrière, au début du XIXe siècle, en s'assignant de louables buts romantiques, le contexte social lui interdisait de surmonter les contradictions mentionnées plus haut. Pour Scholem, l'échec de l'historiographie juive au XIXe siècle n'était qu'un des aspects de la crise générale du libéralisme bourgeois juif.
Scholem pense que le sionisme a rendu possible une révision fondamentale des perspectives de l'historiographie juive. Celle ci n'a plus besoin d'être la servante de l'apologétique politique ou du dogmatisme théologique. L'histoire juive peut être examinée «de l'intérieur». Selon Scholem, l'historiographie objective est garantie par le sionisme, car le sionisme est par définition antidogmatique: il surplombe toutes les interprétations particulières du judaïsme et constitue le seul dénominateur commun unissant tous les juifs.
Avec d'autres sionistes radicaux, Scholem soutient que l'historiographie ne nécessite pas moins que tous les autres domaines de la vie juive une «normalisation» nationale pour se développer. Il rejette explicitement les positions de Chaïm Nachman Bialik, qui considère que la Wissenschaft des Judentums aurait pu connaître le succès si sa langue avait été l'hébreu. La langue, par elle-même, ne pouvait accomplir le changement révolutionnaire nécessaire à la constitution d'une nouvelle historiographie: seul le sionisme pouvait fournir une orientation correcte à la «science du judaïsme» et la transplanter sur le nouveau sol d'Israël.
Bien que Scholem ait cru à l'importance du sionisme en tant que fondement d'une nouvelle historiographie, il n'a jamais conçu la «normalisation» nationale comme un nationalisme chauvin. Pendant sa jeunesse en Allemagne, au temps de la Première Guerre mondiale, il devint inaltérablement opposé à la dégénérescence représentée par le nationalisme moderne et nourrit une grande sympathie pour l'anarchisme politique. Son sionisme a toujours été une révolte contre les tendances autoritaires et chauvines du nationalisme, qui sévissaient aussi dans le sionisme: les juifs ne doivent pas être «comme toutes les autres nations».
L'essai de Scholem sur la «science du judaïsme» ne visait pas moins ses collègues nationalistes de l'Université hébraïque que les penseurs du XIXe siècle. Si la Wissenschaft des Judentums avait dégénéré en une pure négation antiquaire, les nouveaux historiens nationalistes adoptaient souvent le parti exactement contraire, se livrant à une glorification dépourvue de toute critique. Désireux de restaurer un sentiment de fierté à l'égard de l'histoire juive, ils en revenaient fréquemment aux pieuses affirmations des orthodoxes, avec des accents nationalistes: «Nous étions venus pour nous rebeller mais nous avons fini par suivre [le même chemin] [
]. Toutes ces calamités ont maintenant revêtu l'aspect du nationalisme. Nous sommes tombés de mal en pis: après la vacuité de l'assimilation, voici celle des excès nationalistes. Nous avons cultivé, dans la science, les «sermons» et la «rhétorique» (melitsa) nationalistes, en lieu et place de la rhétorique et des sermons religieux. Dans les deux cas, les forces réelles uvrant dans notre monde, le démoniaque authentique, restent extérieures au tableau que nous avons créé.» En commettant l'erreur diamétralement opposée à celle de la Wissenschaft des Judentums, les nationalistes sont tombés dans le même piège dogmatique.
Reprenant la terminologie qu'avait employée Nietzsche dans De l'utilité et de l'inconvénient de l'histoire pour la vie (Considération inactuelle II), Scholem désavoue aussi bien l'historiographie «antiquaire» que l'historiographie «monumentale», appelant de ses vux une historiographie «critique», qui associerait les idéaux romantiques et nationalistes à la méthode critique. La Wissenschaft des Judentums avait commencé sur cette base, mais les contradictions imposées par le contexte historique lui avaient fait perdre le contrôle de la dimension critique, qui avait dégénéré en une pure négation antiquaire. Certains nationalistes, précise Scholem, se sont précipités dans l'excès inverse la pure affirmation , délaissant eux aussi la méthode critique.
Contre ces deux extrêmes, Scholem propose une troisième voie: une historiographie sioniste pourvue d'une méthode critique. Si la Wissenschaft des Judentums voulait liquider la tradition juive, Scholem promet, pour sa part, une «liquidation de la liquidation» (hisul ha-hisul). Cette formulation est suffisamment proche de la «négation de la négation» hégélienne pour suggérer aux lecteurs une relation dialectique avec ce qui l'a précédée. Il ne s'agit pas là d'une simple négation du passé, mais de son appropriation dialectique: «Nous avons voulu revenir à la science dans toute sa rigueur et sans compromis, telle que nous l'avons trouvée dans les écrits de Zunz et de Steinschneider, mais nous avons voulu l'orienter vers la construction et l'affirmation.» La Wissenschaft des Judentums, tout en s'empêtrant dans des contradictions paralysantes, n'en a pas moins élaboré la méthode historique laïque prônée par Scholem: «[Leur] programme aurait été approprié s'il avait été orienté vers la construction de la nation juive.»
Pour Scholem, une approche constructive de l'histoire juive inclut la reconquête de l'irrationnel:
Les facteurs qui ont été mis en avant et considérés comme positifs dans la perspective de l'assimilation et de l'auto-justification requièrent une nouvelle critique fondamentale permettant de déterminer quel a été leur rôle réel dans le développement de la nation. Les facteurs qui ont été dénigrés apparaîtront sous un jour différent, plus positif, dans cette perspective [
]. Il se pourrait que ce qui a été compris comme une dégénérescence soit conçu comme une révélation et une lumière, et que ce qui apparaissait aux [historiens du XIXe siècle] comme des hallucinations impuissantes soit révélé comme un grand mythe vivant [
]: non pas la toilette et la momification des morts, mais la découverte d'une vie cachée sous les masques qui la dissimulaient.
Voilà, dans cet essai de 1945, tout le programme de Scholem: là où la Wissenschaft des Judentums ne voyait qu'un cadavre historique, Scholem découvre une «vie cachée». Il s'accorde avec les savants du XIXe siècle pour penser que, si l'on ne prend en compte que l'aspect rationnel de la tradition juive, le judaïsme paraît bel et bien mort. Mais si l'on considère la «dégénérescence» et les «hallucinations impuissantes» comme tout aussi légitimes dans le cadre du judaïsme, on découvre une vie cachée un «grand mythe vivant», que Scholem relève dans le gnosticisme juif et dans la cabale.
J'appellerai contre-histoire la méthode historique de Scholem, consistant à mettre au jour la «vertu cachée» de la Wissenschaft des Judentums. J'entends par ce terme la croyance selon laquelle l'histoire véritable réside dans une tradition souterraine qui doit être mise en lumière, à peu près comme lorsque les penseurs apocalyptiques décodent une prophétie ancienne ou lorsque Walter Benjamin parlait de «prendre l'histoire à rebrousse-poil». La contre-histoire est une forme d'historiographie révisionniste, mais, alors que le révisionniste propose une nouvelle théorie ou découvre des faits nouveaux, le contre-historien transvalue les anciens. Il ne nie pas, comme le fait le révisionniste, que l'interprétation de ses prédécesseurs soit correcte, mais il ne considère pas qu'elle est complète; il reconnaît l'existence d'une histoire «dominante» ou «officielle», mais pense que la force vitale réside dans une tradition secrète. Pour Scholem, la cabale, tradition ésotérique refoulée, constitue la clef de la vitalité du judaïsme. La mystique et les mythes, considérés au XIXe siècle comme des obstacles sur la voie du progrès de l'histoire juive, sont aux yeux de Scholem les forces qui animent cette dernière. Comme nous le verrons, la décision prise par Scholem d'étudier la cabale ne repose pas seulement sur le fait qu'elle avait été ignorée par ses prédécesseurs; cette décision est la conséquence de sa croyance en l'idée que, dans ce conflit dialectique qu'est l'histoire juive, les forces irrationnelles sont la source de la vitalité.
La contre-histoire de Scholem se fonde sur une nouvelle conception de la tradition, très différente de l'idée courante, selon laquelle la tradition est identifiée avec le conservatisme. Dans «Israël et la diaspora», il écrit:
Il y a aussi une vie de la tradition qui ne consiste pas seulement en une préservation conservatrice, en une perpétuation des possessions spirituelles et culturelles de la communauté. [
] Il y a des domaines de la tradition qui sont cachés sous les débris des siècles et gisent là, attendant d'être découverts et remis en usage. [
] Il y a comme une chasse au trésor au sein même de la tradition, créant une relation vivante avec la tradition, et le meilleur de la conscience juive actuelle lui doit quelque chose, même lorsqu'elle s'exprime hier comme aujourd'hui en dehors du cadre de l'orthodoxie2.
Nous avons là une vigoureuse définition de la position de Scholem. En rébellion contre le monde judéo-germanique dans lequel il est né, il a cherché à retourner à la tradition juive refoulée par les penseurs rationalistes du XIXe siècle. Mais, refusant d'adopter une position orthodoxe, il croit avoir trouvé des sources, au sein de cette tradition, susceptibles de parler même à un juif laïque. Nous verrons que l'uvre historiographique de Scholem est animée par la quête persistante d'un lien entre le monde laïque et son passé religieux. Dans la vie de Scholem, cette quête a commencé en Allemagne, à l'aube du XXe siècle.
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1. N.d.e.: Voir également en français la conférence plus tardive (1959) «La science du judaïsme, hier et aujourd'hui», dans Le Messianisme juif: essais sur la spiritualité du judaïsme, Paris, 1974, p. 427-440.
2. «Israel und die Diaspora» (1969), dans Judaica, t. II, Francfort, 1973, p. 7-70.
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