Une terrible gueule de bois |
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« Si tu es seul à rêver, (chant populaire brésilien)
La vie sur cette planète n'est pas aussi agréable qu'elle pourrait l'être. Quelque chose a mal tourné sur notre vaisseau spatial appelé Terre. Mais quoi? Peut-être était-ce une erreur fondamentale quand la nature (ou quelqu'un d'autre) a eu l'idée de produire l'homme? Pourquoi un animal devrait-il se déplacer sur deux pieds et commencer à penser? Il semble pourtant que nous n'ayons plus le choix: nous devons vivre avec cette erreur de la nature, avec nous-mêmes. Les erreurs sont faites pour qu'on en tire des leçons. Dans les temps préhistoriques, il semble que le deal n'ait pas été si mauvais. À l'Âge de pierre (il y a de cela 50.000 ans) nous étions peu nombreux. La nourriture (gibier et plantes) était abondante et assurer la survie ne nécessitait que peu de temps de travail et d'efforts. Pour cueillir les racines, les noix, les fruits, les baies (n'oublie pas les champignons!) et pour tuer (ou, avec moins d'effort encore, pour piéger) quelques lapins, kangourous, poissons, oiseaux ou cerfs, il nous fallait deux à trois heures par jour. Dans nos campements nous partagions la viande et le produit de la cueillette, et nous passions le reste du temps à dormir, rêver, nous baigner, danser, faire l'amour et la conversation. Certains d'entre nous se sont mis à peindre les murs des cavernes, d'autres à tailler des os ou des bâtons, d'autres à inventer de nouveaux pièges de chasse ou des chansons. Nous traversions les contrées en bande de 25 personnes environ sans emporter quoi que ce soit qui nous appartienne et avec aussi peu de bagages que possible. Nous préférions les climats doux comme l'Afrique et il n'y avait pas de 'civilisations' pour nous chasser dans les déserts, les tundras ou les montagnes. L'Âge de pierre a dû être un bon deal si l'on en croit les dernières découvertes anthropologiques. C'est la raison pour laquelle nous nous y sommes complus pendant plusieurs dizaines de milliers d'années, une période longue et heureuse, comparée aux 200 dernières années de notre cauchemar industriel. À un certain moment quelqu'un a dû se mettre à s'amuser avec des graines et des plantes: il a inventé l'agriculture. Cela semblait une bonne idée, car nous n'avions plus à nous promener au loin pour trouver les fruits à cueillir. Mais la vie a commencé à être plus compliquée et plus pénible. Il fallait rester au même endroit pendant de longs mois et il fallait garder la semence pour la récolte suivante; il fallait planifier et organiser le travail aux champs. Les terres et les récoltes devaient être protégés contre nos cousins nomades qui cueillaient et chassaient en continuant à penser que tout appartenait à tout le monde. Des conflits ont surgi entre les agriculteurs d'une part et les chasseurs ou les cueilleurs de baies d'autre part. Nous avons dû expliquer aux autres que nous avions 'travaillé' pour accumuler nos provisions, nous avons dû expliquer cela à des gens qui n'avaient même pas un mot dans leur langage pour dire 'travailler'. Avec la planification, la conservation de la nourriture, la défense, les clôtures, l'organisation et l'autodiscipline nous avons ouvert la porte à des fonctions sociales spécialisées, comme les prêtres, les chefs, les caporaux. Nous avons créé des religions de la fertilité avec des rites qui devaient nous persuader du bien-fondé de notre nouveau mode de vie car la tentation de retourner au libre mode de vie des cueilleurs de baies ou de chasseurs était restée très forte. Que ce soit par le biais du patriarcat ou par celui du matriarcat, nous étions en route vers l'État. Avec l'apparition des premières civilisations en Mésopotamie, en Inde, en Chine et en Egypte, l'équilibre entre l'homme et les ressources naturelles a été définitivement ruiné. La future panne de notre vaisseau spatial était programmée. Les organismes centralisés ont développé leur dynamique propre et nous sommes devenus les victimes de nos propres créations. Au lieu de deux heures par jour, nous avons travaillé dix heures et davantage aux champs et sur les chantiers des Pharaons et des Césars. Nous sommes morts dans leurs guerres et nous avons été déportés comme esclaves là où ils avaient besoin de nous. Ceux d'entre nous qui ont cherché à retourner à leur ancienne liberté ont été torturés, mutilés, tués. Avec le début de l'industrialisation les choses ne se sont pas arrangées. Pour casser la révolte des paysans et l'indépendance grandissante des artisans dans les villes, 'ils' ont introduit le système des usines. Au lieu de contremaîtres et de fouets, ils ont utilisé des machines. Ce sont elles qui désormais déterminèrent le rythme de notre travail, nous punirent par des accidents de travail et nous tinrent sous contrôle dans d'immenses usines. Une fois de plus, 'progrès' signifia travailler davantage et dans des conditions plus meurtrières. Toute la société et toute la planète furent transformées en une énorme machine de travail. Et cette machine de travail fut en même temps une machine de guerre pour tous ceux qui, à l'intérieur ou à l'extérieur, osèrent s'y opposer. La guerre devint un travail industriel. Nous le savons: la paix et le travail n'ont jamais été compatibles. Nous ne pouvons pas accepter d'être détruits par le travail et empêcher la même machine de détruire les autres. Nous ne pouvons pas refuser notre propre liberté sans attaquer la liberté des autres. La guerre est devenue aussi absolue que le travail. La Machine-Travail, à ses débuts, engendra de grandes illusions à propos d'un 'avenir meilleur'. Après tout, puisque le présent était si misérable, le futur ne pouvait être que meilleur. Même les organisations de la classe ouvrière étaient convaincues que l'industrialisation établirait les fondements d'une société qui offrirait davantage de liberté, davantage de temps libre, davantage de plaisirs. Les utopistes, les socialistes et les communistes croyaient en l'industrie. Marx pensait que, grâce à elle, l'homme serait de nouveau capable de chasser, de faire de la poésie, de jouir de la vie. (Mais, petit père Marx, pourquoi donc un tel détour?) Lénine, Staline, Castro, Mao et d'autres demandèrent davantage de sacrifices pour construire la nouvelle société. Mais le socialisme ne s'avéra qu'un autre truc de la Machine-Travail pour étendre son pouvoir là où le capital privé faisait défaut. La Machine ne se soucie guère d'être dirigée par des multinationales ou par des bureaucraties d'État. Son but est le même partout: nous voler notre temps pour produire davantage. La machine industrielle de guerre et de travail a définitivement ruiné notre vaisseau spatial: les meubles (jungles, forêts, océans et lacs) sont en morceaux, nos compagnons de jeu ont été exterminés ou sont malades (baleines, oiseaux, tigres, aigles). L'air pue et a perdu son équilibre (CO2, pluies acides), les garde-manger sont vides (combustible fossile, métaux) et l'autodestruction est programmée (guerre nucléaire). Nous ne sommes même plus capables de nourrir tous les passagers de ce vaisseau en perdition. Nous voilà devenus si tendus et irascibles que nous sommes prêts à n'importe quelle guerre nationaliste, raciste ou religieuse. Beaucoup d'entre nous considèrent la guerre nucléaire non plus comme menace, mais semblent l'attendre pour être délivrés de la peur, de l'ennui, de l'oppression et du travail. 5000 ans de civilisation et 200 ans de progrès industriel accéléré ne nous ont laissé qu'une terrible gueule de bois. L''économie' est devenue un but en soi qui est en train de nous avaler. L'hôtel terrorise ses hôtes. Mais nous sommes à la fois l'hôtelier et les clients de cet hôtel. L'hôte et ses hôtes.
Ce monstre que nous avons laissé grandir et qui tient désormais notre planète entre ses griffes a un nom: c'est la Machine-Travail Planétaire (MTP). Si nous voulons faire de notre vaisseau spatial un endroit agréable, il nous faut démanteler cette machine, réparer les dégâts qu'elle a causés et arriver à un accord minimum pour un nouveau départ. Notre première question sera donc: comment la Machine-Travail Planétaire réussit-elle à nous contrôler? Comment est-elle organisée? Comment s'articulent ses mécanismes et comment peuvent-ils être détruits? C'est une machine planétaire: elle mange en Afrique, elle digère en Asie et elle chie en Europe. Elle est planifiée et organisée par des compagnies transnationales, le système bancaire, le circuit des carburants et des matières premières, etc. Il y a beaucoup d'illusions qui circulent à propos des nations, des États, des blocs, du premier, deuxième, tiers, quart-monde qui ne sont que des subdivisions, des parties du même engin. Bien sûr il y a différents rouages, différents mécanismes de transmission qui exercent des pressions, des tensions, des frictions. La Machine est construite sur la base de ses contradictions internes: ouvriers contre capital, capital privé contre capital d'État, capitalisme contre socialisme, développement contre sous-développement, abondance contre misère, guerre contre paix, femmes contre hommes, etc. La Machine n'est pas une structure homogène, elle utilise ses contradictions pour étendre son contrôle et affiner ses instruments. Contrairement au fascisme, aux systèmes théocratiques ou aux systèmes du genre 1984 d'Orwell, la Machine-Travail accepte un certain niveau de résistance, de troubles, de provocation et de rébellion. Elle digère syndicats, partis de gauche, mouvements de protestation, manifestations et changement démocratiques de régime. Si la démocratie ne fonctionne pas, la Machine-Travail utilise la dictature. Si sa légitimité est en crise, elle a en réserve les prisons, la torture et les camps. Toutes ces modalités ne sont pas essentielles pour la compréhension du fonctionnement de la Machine. Le principe qui régit toutes les activités de la Machine est l'économie. Mais qu'est-ce que l'économie? Un échange anonyme et indirect de différentes quantités de temps de vie. Tu passes ton temps à construire une pièce qui est montée par quelqu'un d'autre que tu ne connais pas sur un appareil qui, à son tour, est acheté par quelqu'un d'autre encore à des fins que tu ignores. Le circuit de ces morceaux de vie est réglé selon la quantité de travail qui a été investie dans les matières premières, dans d'autres produits et dans toi-même. La mesure de toutes ces choses est l'argent. Ceux qui produisent et échangent n'ont aucun contrôle sur leur production, c'est ainsi qu'il peut arriver que des ouvriers révoltés soient tués justement par les fusils qu'ils ont fabriqués. Chaque marchandise est une arme contre nous, chaque supermarché est un arsenal, chaque usine est un champ de bataille. Voilà le mécanisme de la Machine-Travail: diviser la société en individus isolés, les mettre sous pression séparément par le salaire ou la violence, utiliser leur travail selon ses plans à elle. L'économie signifie donc l'expansion du contrôle de la Machine à toutes ses parties pour rendre ces parties toujours plus dépendantes de la Machine. Chacun de nous est une partie de la Machine-Travail Planétaire, il est la Machine. Chacun de nous la représente face à l'autre. Que nous soyons sous-développés ou pas, salariés ou pas, artisans ou employés, nous servons ses desseins. Là où il n'y a pas d'industrie, elle produit des ouvriers potentiels à exporter dans les zones industrielles. L'Afrique a produit des esclaves pour l'Amérique, la Turquie des ouvriers pour l'Allemagne, le Pakistan pour le Koweit, le Ghana pour le Nigéria, le Maroc pour la France, le Mexique pour les USA. Les zones non touchées servent de décor au commerce touristique international: les Indiens dans leurs réserves, les Polynésiens, les habitants de Bali et les Aborigènes. Ceux qui cherchent à échapper à la Machine remplissent la fonction de pittoresques 'outsiders' (clochards, hippies, yogis). Aussi longtemps que la Machine existe, nous nous trouvons tous à l'intérieur. Elle a détruit ou mutilé presque toutes les sociétés traditionnelles ou alors elle les a conduites dans une situation défensive et démoralisante. Si tu cherches à te retirer dans une vallée lointaine pour y vivre tranquillement du produit de tes cultures, tu seras toujours repéré par quelque collecteur d'impôt, agent de recrutement ou flic. Les tentacules de la Machine atteignent n'importe quel endroit de cette planète en l'espace de quelques heures. Même dans le coin le plus retiré du désert de Gobi tu n'es pas certain de pouvoir chier sans être observé. LES TROIS ÉLÉMENTS Si l'on examine de plus près la Machine, on peut distinguer trois fonctions essentielles, trois composantes de la force de travail multinationale et trois propositions (trois deals) que la Machine fait aux différentes parties de nous-mêmes. Les fonctions (A, B, C) peuvent être caractérisées de la manière suivante: A) INFORMATION. B) PRODUCTION. C) REPRODUCTION. Ces trois fonctions sont essentielles au fonctionnement de la Machine. Si l'une d'elles vient à manquer, la Machine s'en trouve paralysée tôt ou tard. Pour remplir ces trois fonctions, la Machine a créé trois catégories de travailleurs. Ils sont divisés selon leur niveau salarial, leurs privilèges, leur éducation, leur statut social, etc. A) LES TRAVAILLEURS TECHNICO-INTELLECTUELS B) LES TRAVAILLEURS industriels C) LES TRAVAILLEURS OCCASIONNELS Toutes ces catégories de travailleurs sont présentes dans toutes les parties de la planète, mais dans des proportions variables. Il est cependant possible de distinguer trois zones géographiques abritant chacune un pourcentage particulièrement élevé de l'une des catégories. TRAVAILLEURS A: TRAVAILLEURS B: TRAVAILLEURS C: Les trois mondes sont présents partout. À New-York il y a des quartiers qui peuvent être considérés comme des parties du Tiers-Monde. Au Brésil il y a des zones industrielles et dans les pays socialistes il y a des zones typiquement A. Mais il reste une différence entre les USA et la Bolivie, entre la Suède et le Laos. Le pouvoir de contrôle de la Machine est fondé sur sa capacité de jouer une catégorie de travailleurs contre une autre. La Machine n'accorde pas de hauts salaires et des privilèges parce qu'elle aime particulièrement une certaine catégorie de travailleurs. La stratification sociale est utilisée pour maintenir le système dans son ensemble. Chacune des trois catégories de travailleurs fait peur aux deux autres. Elles restent divisées par des préjugés, le racisme, la jalousie, l'idéologie politique et les intérêts économiques. Les travailleurs A et B ont peur de perdre leur niveau de vie, leurs voitures, leurs logements, leurs emplois. Mais en même temps ils se plaignent de leur stress et envient l'oisiveté des travailleurs C. Les travailleurs C, à leur tour, rêvent de biens de consommation, d'emplois stables et de vie facile. Toutes ces divisions sont exploitées par la Machine de différentes manières. La Machine n'a même plus besoin d'une classe dominante particulière pour maintenir son pouvoir. Les capitalistes privés, les bourgeois, les aristocrates, les chefs sont des fossiles sans influence décisive sur l'exécution matérielle du pouvoir. La Machine peut exister sans capitalistes et sans propriétaires comme le montre l'exemple des États socialistes et des entreprises occidentales nationalisées. Les organismes de répression sont, eux aussi, constitués de travailleurs de la Machine: policiers, soldats, fonctionnaires. Nous sommes sans cesse confrontés avec les métamorphoses de nos propres enfants. La Machine-Travail planétaire est un système fait de gens dressés les uns contre les autres pour garantir son fonctionnement. C'est pourquoi il faut nous demander: pourquoi acceptons-nous un genre de vie que, de toute évidence, nous n'aimons pas? Quels sont les avantages qui nous font oublier notre mécontentement? LES TROIS DEALS EN CRISE Les contradictions qui font avancer la Machine sont aussi les contradictions internes de chaque travailleur, ce sont nos contradictions. Bien sûr la Machine sait que nous n'aimons pas cette vie et qu'il ne suffit pas de réprimer nos désirs. Si le travail n'était fondé que sur la répression, la productivité serait basse et les coûts de contrôle seraient trop élevés. C'est la raison pour laquelle l'esclavage a été aboli. En réalité une moitié de nous-mêmes accepte le deal de la Machine et l'autre moitié se révolte contre elle. La Machine a quelque chose à proposer. Nous lui donnons une partie de notre temps, mais pas toute notre vie. En échange elle nous donne une certaine quantité de biens, mais pas exactement autant que nous en voudrions et pas exactement ceux que nous voudrions. Chaque catégorie de travailleurs négocie son deal catégoriel et chaque travailleur individuellement négocie son deal privé avec son salaire et sa position particulière. Comme chacun s'imagine que son deal est le meilleur (il y aura toujours quelqu'un de moins bien servi), il s'accroche à son deal privé et se méfie des changements. C'est ainsi que son inertie interne protège la Machine des réformes ou des révolutions. Ce n'est que lorsqu'un deal est devenu trop inégal que l'insatisfaction et la propension au changement peuvent se développer. La crise actuelle, qui est surtout visible au niveau économique, est causée par le fait que tous les deals proposés par la Machine sont devenus inacceptables. Les travailleurs A, B et C se sont tous mis à protester, chacun à leur manière, contre leurs deals respectifs. Et pas seulement les pauvres; les riches aussi sont mécontents. La Machine est en train de perdre ses perspectives. Le mécanisme de la division interne et de la répulsion mutuelle est en train de s'effondrer. La répulsion se retourne contre la Machine elle-même. LE DEAL A Qu'est-ce que le deal A? Entrecôte, chaîne stéréo, vidéo, planche à voile, Chivas-Regal, disco, jazz, nouvelle cuisine, Taï-chi, drogues, Acapulco, Alfa-Romeo, vacances d'hiver? Est-ce là le meilleur deal de la Machine? Ou n'est-ce pas plutôt ce petit matin gris dans le bus? Un sentiment de dégoût, de colère ou d'angoisse qui t'envahit d'un coup. D'habitude on sent cet étrange sentiment de vide juste au moment où on se trouve entre le temps de travail et le temps de la consommation, quand on attend et qu'on se rend compte que ce temps ne nous appartient pas. La Machine a peur de ces moments-là et nous aussi. Voilà pourquoi on est toujours sous tension, occupé et en train d'attendre quelque chose. L'espoir nous tient en forme. Le matin on pense au soir, pendant la semaine on rêve au week-end, on supporte la vie quotidienne en préparant les prochaines vacances. Ainsi on s'immunise contre la réalité et on est paré contre toute baisse d'énergie. Le deal A n'est pas devenu pourri (ou mieux, sensiblement plus pourri) à cause d'une diminution de la quantité ou de la variété des biens de consommation. Mais la production de masse a nivelé la qualité de ces biens et la fascination de leur nouveauté a disparu définitivement. La viande n'a plus de goût, les légumes sont pleins d'eau, le lait n'est plus qu'un liquide blanc produit avec son emballage. La télévision est ennuyeuse, conduire une voiture n'est plus un plaisir, les quartiers sont ou trop bruyants ou déserts. Et, parallèlement, les choses vraiment bonnes, comme la nature, les traditions, les relations sociales, les identités culturelles, les environnements urbains, etc. sont détruits. Malgré une avalanche de biens, la qualité de la vie décroît. Notre vie est standardisée, rationalisée, rendue anonyme. La Machine guette chaque seconde inoccupée, chaque centimètre carré inoccupé. Elle offre des vacances dans des endroits exotiques à des milliers de kilomètres, mais dans la vie quotidienne notre marge de manuvre est toujours plus réduite. Même pour les travailleurs A le travail reste le travail: manque d'énergie, stress, tension nerveuse, échéances, compétitions, contrôle hiérarchique. Les biens de consommation ne peuvent pas combler le vide laissé par le travail. La passivité, la solitude, l'inertie, le vide ne peuvent pas être compensés par les gadgets électroniques qui remplissent les appartements, par les voyages au bout du monde, les stages de méditation, les ateliers de relaxation, les cours de créativité, de gymnastique ou simplement la drogue. Le deal A est empoisonné et se venge par des dépressions, le cancer, les allergies, les intoxications, les troubles mentaux et le suicide. Derrière le maquillage parfait, derrière les façades de la société d'abondance, il n'y a plus qu'une nouvelle forme de la misère. Beaucoup de ces travailleurs A privilégiés s'enfuient à la campagne, cherchent refuge dans des sectes ou essaient de damner le pion à la Machine avec la magie, l'hypnose, l'héroïne, les religions orientales et autres illusions de pouvoir secret. Ils cherchent désespérément à donner quelque structure, raison ou sens à leur vie. Mais tôt ou tard la Machine s'empare de ces refuges et transforme leur rébellion en un nouvel élan pour son développement. Le 'sens de la vie' devient alors un nouveau créneau du marché. Bien sûr, le deal A n'apporte pas que misère. Les travailleurs A jouissent d'indéniables privilèges: ils ont accès à tous les biens, informations, plans et possibilités créatives de la Machine. Les travailleurs A ont la chance d'utiliser cette richesse pour eux-mêmes et même contre les desseins de la Machine. Mais s'ils n'agissent qu'en tant que travailleurs A, leur rébellion sera partielle et défensive. La Machine apprend vite et une résistance sectorielle signifie toujours la défaite. LE DEAL B Le deal B est le deal classique du travailleur de l'industrie d'État. Du point de vue des travailleurs, les aspects positifs de ce deal sont: emplois garantis, revenus garantis, sécurité sociale. Nous appelons ce deal 'socialisme', parce qu'on le trouve sous sa forme la plus pure dans les pays socialistes ou communistes. Mais le deal B existe aussi dans beaucoup de versions différentes dans les pays à capitalisme privé (Suède, Grande-Bretagne, France et même USA). Au centre du deal B il y a l'État. Comparé à la dictature anonyme du marché et de l'argent, un État centralisé semble en mesure de nous donner plus de sécurité. Il semble représenter la société (c'est-à-dire nous-mêmes) et les intérêts généraux. Grâce à cette médiation, les travailleurs B peuvent se considérer comme leurs propres patrons. Comme l'État a assumé partout des fonctions essentielles (pensions, service de santé, sécurité sociale, police), il semble être indispensable et toute attaque contre lui équivaut apparemment au suicide. L'État n'est en fait qu'une autre face de la Machine et non son abolition. Comme le marché, il constitue son anonymat au moyen de la massification et de l'isolement, mais dans ce cas c'est le parti (ou les partis), la bureaucratie ou l'appareil administratif qui remplissent cette fonction. (Dans ce contexte on ne parle pas de démocratie ou de dictature. Un État socialiste pourrait en fait être parfaitement démocratique. Il n'y a pas de raison intrinsèque pour que le socialisme, même en URSS, ne devienne pas un jour démocratique. La forme même de l'État signifie toujours dictature, mais sa légitimation est toujours organisée selon un degré très variable de démocratie.) Nous sommes face à l'État ('notre' État) comme des individus sans pouvoir, munis de 'garanties' qui ne sont que de papier et qui n'établissent aucune forme de contrôle social direct. Nous sommes seuls et notre dépendance par rapport à la bureaucratie d'État n'est que l'expression de notre faiblesse. En période de crise, de bons amis seront plus importants que notre carte de sécurité sociale ou que notre livret d'épargne. L'État n'apporte qu'une sécurité trompeuse. Dans les pays socialistes, où le deal B existe sous sa forme pure, règne le même système de contrainte par salaire et travail qu'à l'Ouest. Tu travailles pour les mêmes buts économiques. Quelque chose qui ressemble à 'un style de vie socialiste' pour lequel il vaudrait la peine d'accepter des sacrifices n'a cours nulle part et n'est même pas prévu. Les mécanismes de motivation sont les mêmes qu'à l'Ouest: société industrielle moderne, société de consommation à l'occidentale, voitures, télévision, logements et résidences secondaires, petite famille, disco, coca-cola, jeans, etc. Comme le niveau de productivité de ces pays est relativement bas, ces buts ne peuvent être que partiellement atteints. Le deal B est particulièrement frustrant parce qu'il prétend réaliser des idéaux de consommation qu'il n'est pas en mesure d'atteindre. Mais le socialisme n'est pas que frustration, il a aussi ses avantages. Sa productivité est faible parce que les travailleurs exercent un niveau de contrôle relativement élevé sur leurs rythmes et conditions de travail et sur le niveau de qualité (y compris le niveau de mauvaise qualité). Puisque les risques de chômage n'existent pas et que le licenciement est très improbable, les travailleurs B prennent les choses tranquillement. Les usines sont surpeuplées, le sabotage est une pratique quotidienne et l'absentéisme (pour faire les courses, se saoûler ou pour toutes sortes d'affaires privées ou illégales) est largement répandu. On travaille aussi au ralenti parce que de toute façon les biens de consommation qui pourraient être motivants n'existent pas en nombre suffisant. Ainsi le cycle de la sous-productivité est bouclé. La misère de ce système se reflète dans une démoralisation profonde, un mélange d'alcoolisme, d'ennui, de disputes familiales et de carriérisme. Dans la mesure où les pays socialistes sont intégrés dans le marché mondial, leur basse productivité a des conséquences catastrophiques: ils ne peuvent vendre leurs produits qu'à des prix de dumping et sont ainsi exploités comme des colonies à bas salaires. Les quelques produits qui seraient utiles s'écoulent vers l'Ouest et font défaut dans leur pays de production: une raison de plus pour accroître la colère et la frustration. Les événements de Pologne ont montré que de plus en plus de travailleurs B refusent le deal socialiste. On comprend pourquoi ils entretiennent de grandes illusions concernant la société de consommation et les possibilités de l'atteindre par des mesures économiques d'État. (Lech Walesa a été fasciné par le modèle japonais.) Beaucoup de gens dans les pays socialistes (par exemple en Allemagne de l'Est) commencent à se rendre compte qu'une société de consommation hautement productive n'est qu'un autre genre de misère et non une solution. Les illusions de l'Ouest comme de l'Est sont en train de s'effondrer. Le choix n'est pas entre capitalisme et socialisme, car l'un et l'autre terme de l'alternative sont offerts par la même Machine. Il faudra une nouvelle 'solidarité' non pas pour construire une meilleure société industrielle ou pour enrichir la famille consommatrice catholique et socialiste, mais pour tisser des relations directes d'échange matériel entre les paysans et les citadins, afin qu'ils deviennent indépendants de l'industrie d'État. Les travailleurs B à eux seuls ne seront pas en mesure de réaliser cela. LE DEAL C Avant que la Machine-Travail industrielle ne colonise l'actuel Tiers-Monde, il y régnait la pauvreté. La pauvreté, cela veut dire que les gens possèdent peu de biens matériels et qu'ils n'ont pas d'argent, mais assez à manger, et que tout ce dont ils ont besoin pour vivre à leur façon est disponible. La richesse signifie d'abord du software et n'est pas déterminée par des biens ou des quantités, mais par des formes: mythes, fêtes, contes de fée, manières, érotisme, langage, musique, danse, théâtre, etc. (Il est évident que même la manière dont les plaisirs 'matériels' sont perçus est déterminée par les traditions et les conceptions culturelles.) La Machine-Travail a détruit les richesses de la pauvreté. Reste la misère. Quand l'économie monétaire s'attaque à la pauvreté, le résultat est le développement de la misère ou le développement tout court. Le développement peut être colonialiste, indépendant (dirigé par des élites indigènes ou des bureaucraties), socialiste (capital d'État), capitaliste privé ou tout à la fois. Le résultat est toujours le même: destruction de ressources alimentaires locales (une agriculture tournée vers l'exportation remplace l'agriculture de subsistance), soumission au marché mondial (détérioration des termes de l'échange), différence de productivité, exploitation, répression, guerres civiles entre les cliques rivales briguant le pouvoir, dictature militaire, intervention des grandes puissances, dépendance, tortures, massacres, déportation, famine. L'instrument principal de contrôle du deal C, c'est la violence directe. La Machine-Travail déploie ses mécanismes de contrôle ouvertement et sans se gêner. Les cliques au pouvoir ont pour mission de construire des États centralisés et donc d'écraser toutes les tendances et mouvements tribaux, traditionalistes, autonomistes, 'arriérés' ou prétendument 'réactionnaires'. Les territoires aux limites souvent absurdes, hérités des puissances coloniales, doivent être transformés en États nationaux 'modernes'. La Machine-Travail planétaire ne peut fonctionner qu'avec des rouages bien définis, normalisés et stables. C'est là le sens des 'ajustements' actuels dans le Tiers-Monde et c'est pour en arriver là que des millions de gens doivent mourir ou sont déplacés. L'indépendance nationale n'a pas apporté la fin de la misère et de l'exploitation. Elle n'a fait qu'ajuster le vieux système colonial aux besoins de la Machine-Travail. Le colonialisme n'était pas assez efficace. La Machine avait besoin de masques nationaux, de promesses de progrès et de modernisation pour obtenir le consentement temporaire des travailleurs C. Malgré la bonne volonté de quelques élites (par exemple N'Krumah, Nyerere, etc.) le développement n'a fait que préparer le terrain pour une nouvelle attaque de la Machine-Travail, démoralisant et désillusionnant les masses C. Le centre du deal des travailleurs C, c'est la famille, éventuellement le clan, la tribu ou un village. Les travailleurs C ne peuvent se fier à l'économie monétaire car leur travail salarié est précaire et misérablement payé. L'État n'est pas en mesure d'offrir de garantie sociale. Ainsi la famille n'est que la forme minimale de la sécurité sociale. Mais la famille elle-même a un caractère ambigu: elle offre la sécurité pour les bons et les mauvais jours, mais, en même temps, elle est un instrument de répression et de dépendance. C'est vrai pour les travailleurs C dans le monde entier, même dans les pays industrialisés (surtout pour les femmes). La Machine-Travail détruit la tradition familiale tout en l'exploitant. Les familles rapportent du travail non payé car elles produisent du travail bon marché pour des emplois non stables. Le ménage privé ou commercialisé est le lieu de travail des travailleurs C. En tant que travailleurs C, nous nous trouvons dans une situation ambiguë: nous avons renoncé à l'ancien (famille, village), mais le nouveau ne nous assure pas une base de survie suffisante. Nous arrivons dans les villes et devons habiter les bidonvilles. Nous apercevons de nouveaux biens de consommation, mais nous ne gagnons pas assez pour les acheter. Nos villages et leur agriculture se dégradent. Ils sont tombés entre les mains d'une caste dirigeante corrompue et désabusée. Ce deal a au moins l'avantage d'être relativement peu contraignant et de laisser une certaine disponibilité. Nous sommes peu liés à notre emploi ou à l'État; il n'y a pas de chantage possible sur des garanties à long terme (pensions, etc.); nous pouvons tirer avantage de chaque situation qui se présente. Nous avons gardé quelques bribes de la vieille liberté des chasseurs ou cueilleurs de baies. Nous pouvons facilement changer de vie, les possibilités de retour au village donnent une sécurité que les travailleurs A et B n'ont pas. Cette liberté totale est en même temps un fardeau, car chaque jour est un nouveau défi, la vie est pleine d'imprévus, la nourriture du lendemain n'est pas assurée et les risques sont élevés. Des organisations criminelles ou des cliques politiques peuvent exploiter la situation et manipuler les petits délinquants, les trafiquants et les mercenaires. Malgré le harcèlement publicitaire des multinationales et malgré la propagande pour le développement, de plus en plus de travailleurs C se rendent compte que la société de consommation restera toujours un mirage ou tout au plus une maigre récompense pour les dix pour cent de serviteurs privilégiés de la Machine. Les modèles capitalistes et socialistes ont échoué, le village n'est pas une alternative praticable. Aussi longtemps qu'il n'y aura que le choix entre différents types de misère, il n'y aura pas d'issue pour les travailleurs C. Reste à dire que, pour un nouveau mode de vie autosuffisant, leurs chances de départ seraient meilleures car les structures industrielles et étatiques sont faibles et beaucoup de problèmes sont plus faciles à résoudre que dans les zones métropolitaines (énergie, habitat, nourriture). Mais si les travailleurs C essaient de retourner à leurs villages avant que la Machine-Travail Planétaire ait été complètement démantelée ailleurs aussi, ils seront doublement floués. Il n'y a de solution que globale. |
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