l'éclat

 

Le Jésus de Nietzsche

Massimo Cacciari

 










Ce texte a paru en italien dans la revue Micromega.

La traduction française vient de paraître dans le revue Esprit (octobre 2003)


Que le christianisme constitue pour Nietzsche un problème, qu'il ne faut surtout pas reléguer dans la «pars destruens» de sa philosophie, est confirmé par la figure de Jésus, telle qu'il la dessine. C'est précisément sur cette figure que se concentre son attention; et c'est par elle que sa vision du christianisme devient plus difficile et paradoxale. La vulgariser selon les formes de l'anti-christianisme pseudo-nietzschéen postérieur, l'interpréter dans un sens simplement paganisant, revient non seulement à méconnaître la radicalité et la drammaticité de ce rapport, mais également à s'interdire de comprendre, comme nous le verrons par la suite, la "pensée future" de Nietzsche, incarnée par l'énigme de l'Übermensch.

Nietzsche n'a rien d'un Celse ressuscité, ni d'un Walter Otto ante litteram (Der Geist der antike und die christliche Welt). Il le serait, certainement si, pour résoudre la question, nous nous contentions des citations canoniques : le christianisme comme condamnation de la raison, "grande protestation contre la philosophie", renvoi des hommes à leurs passions ("die Affecte") : amor dei, timor dei, "foi fanatique", espérance aveugle (Aurore, 58); le christianisme comme symptôme-clé de décadence, "hostilité mortelle à la réalité" (L'Antéchrist, 27), voie vers le néant, mais dépourvue de cette pureté spirituelle que l'on accorde plus facilement au bouddhisme, dans la mesure où dans le christianisme, justement, tout semble dominé par un ressentiment vulgaire à l'égard de ce qui rappelle la "grande forme" grecque, l'idéal du kalós kai agathós. Ainsi une Unruhe intérieure, une intranquillité qui rompt et corrompt toute chose, qui contredit la vie, serait à la base du besoin chrétien de "rédemption", privant "les hommes de la santé, de la joie, de la confiance, de projets pour le futur du monde", pour les asservir à l'au-delà (Fragments posthumes 1880, 3[105]).

C'est un feu de barrage, une fracassante déclaration d'inimitié, qui cache (aux non-initiés?) le véritable polemos — là où la guerre se transforme en relation et en Gespräch. Il en va de même pour le judaïsme: l'activité fébrile du judaïsme a défendu l'Occident contre l'Asie et, en même temps, aurait rendu impossible en Europe la survie de l'élément grec (Fragments posthumes, cit. 3[128]). Le judaïsme appartient à l'"intelligence" européenne, mais sous une forme paradoxale; il y appartient en la contredisant; il en conteste le "fondement" grec, mais, au travers précisément de cette contradiction, il en devient, d'une certaine manière, aussi le gardien.

Pour autant le christianisme apparaît aussi dans la continuité du platonisme — un "platonisme pour le peuple", une déclinaison "faible" du platonisme, prise dans le tourbillon de cette inquiétude qui empêche toute épistemè, et qui s'avère toutefois impensable sans une telle tradition. La "condamnation" chrétienne du monde à la corruption, sa surdité à l'égard de la "raison du corps" continue la théo-logie platonicienne, mais, en même temps, le "cœur inquiet" de la foi et de l'espérance (des passions!) bouleverse tout Immuable authentique, déstabilise tout savoir établi, "intériorise" toute plastique et fait du christianisme un facteur intégrant de ce destin du nihilisme, qui est pour Nietzsche (bien avant que pour Heidegger) la logique interne de l'histoire de l'Occident. On risque de mésinterpréter complètement Nietzsche si on ne saisit pas ce lien: le christianisme ne représente nullement une défense ultime et décadente du Suprasensible contre la "Transvaluation" de toutes les Valeurs. Le Dieu du christianisme, "dégénéré jusqu'à contredire la vie", n'est nullement, pour Nietzsche, une simple manifestation, tout aussi "dégénérée", des Valeurs qu'il faut mettre à bas; il fait déjà partie des énergies qui les bouleversent, il participe du flux qui les détruit. C'est pourquoi le "Dieu est mort" peut être prononcé par le christianisme lui-même, et plus encore: il en constitue l'annonce fondamentale (ce que Nietzsche ne pouvait certainement pas ignorer). Mais — et c'est là tout le problème — sur la base d'une telle annonce, le développement du christianisme ne se fait ni dans la direction d'un athéisme accompli, en partage "viril" du destin du nihilisme, et encore moins vers une pensée qui interroge l'"outre" nihilisme, vers un "doute" qui en éprouve inlassablement les frontières. Le christianisme fait du "Dieu est mort" le pivot d'une nouvelle théo-logie, d'une nouvelle affirmation du Suprasensible — comme terrassé devant l'image de sa propre audace (l'idée de Dieu mis à mort par l'homme!), et de nouveau il retire la parole à l'homme, de nouveau il en hypostasie le logos. Le "Dieu est mort" n'en est pas pour autant oublié, mais il semble s'accomplir dans le destin qui conduit au "dernier homme", au marché, où la recherche de Dieu ne concerne que les fous et ne provoque que rires et moqueries, ou alors dans les formes résignées, consolatrices, ordinaires d'une simple morale: deux visages d'une même "euthanasie du christianisme" (Aurore, 92).

Etait-ce cela la tâche inévitable de tout ce qui était implicite dans la mort chrétienne de Dieu? Etait-ce cela le sens du christianisme déjà immanent dans ses origines? Nous ne pouvons répondre à de telles questions sans auparavant apprécier la différence que Nietzsche introduit entre christianisme et chrétienté, ou plus précisément: entre la figure et la parole du Christ, entre logos tou Christou, et la théologie qu'on a prétendu pouvoir édifier sur lui (jusque dans sa dimension, inévitable, de théologie politique). La plus forte provocation à l'Antéchrist vient à Nietzsche de l'écoute de Jésus lui-même.

"La parole la plus profonde des Evangiles, leur clé en quelque sorte" (L'Antéchrist, 29) résonne au cœur du Sermon sur la montagne: vous avez entendu "oculum pro oculo et dentem pro dente". Mais moi je vous dis : "Ne résistez pas au mal" (Mt 5: 38-39). On atteint la béatitude dans le "ne-pas-pouvoir-être-ennemi", dans l'impossibilité de dire non à quelque présence que ce soit, dans le fait d'accueillir toute la vie comme vie véritable et éternelle. Ici La vie n'est pas promise, mais "elle est là, elle est en vous" — "es ist da, es ist in euch" —, elle se donne ici et maintenant "comme vie dans l'amour, dans l'amour sans exception et sans exclusive, dans l'amour sans distance" (L'Antéchrist, ibidem). Rien de "fanatique", donc, rien qui veuille s'opposer et s'imposer. "La ‘bonne nouvelle' est précisément celle-là: qu'il n'existe plus d'oppositions" (L'Antéchrist, 32). Pour Jésus, "la négation, das verneinen, est simplement totalement impossible" (ibid.). Aucune "doctrine", aucune "élaboration" de la foi (que le Règne est en nous) ne peut se développer à partir de sa parole. Et de ce fait, donc, aucune négation du monde. Sa foi vit au-delà de l'Ecriture elle-même; "elle ne se prouve ni avec des miracles, ni avec des récompenses ou des promesses (…) elle est elle-même à chaque instant son propre miracle, sa récompense, sa preuve, son Royaume de Dieu" (ibidem).

Renversement déconcertant de perspective par rapport au jugement sur le christianisme. La "psychologie" de l'Evangile de Jésus n'aurait rien à voir avec le "concept de faute et de châtiment" (L'Antéchrist, 33). "Telle est précisément la bonne nouvelle": que les idées de péché, ou de châtiment, de récompense sont effacées — qu'est effacée toute distance entre Dieu et l'homme. Mais plus encore: Jésus ne saurait pas quoi faire de tout ce qui est établi, décrété, considéré comme immuable ("er macht sich aus allem Festen nichts", ibid., 32) : "Was fest ist, tödtet", la lettre tue. Son symbolisme "est en dehors de toute religion, de toute idée de culte" (ibid.) tout comme, naturellement, de toute politique et de toute expérience mondaine, même s'il se manifeste dans une nouvelle pratique de vie : "le chrétien agit, il se distingue par une autre manière d'agir" (ibid., 33). Son "ne pas résister au mal" est une action, cette action que, justement, la bonne nouvelle expose; une radicale conversion, et non pas un nouveau mode de concevoir et de juger, un accueil positif et l'affirmation d'un "oui".

Rien n'est plus contraire à Jésus, à l'enfant-idiot Jésus ("Dostoïevski a deviné le Christ", Fragments Posthumes 1888, 15[9]), que la "kirchlichen Cruditäten, grossièreté de l'Eglise d'un Dieu comme personne, d'un Règne de Dieu qui doit arriver, d'une "Royaume des cieux" dans l'au-delà", d'un dogme trinitaire. Tout cela est "die Faust auf dem Auge", un coup de poing dans l'œil de l'Evangile, de la bonne nouvelle (L'Antéchrist, 34). Et plus encore, non seulement cette annonce est bonne pour Nietzsche, mais elle est aussi heureuse. Jésus est un "frohe Botschafter" (ibid., 35); sa vérité est son action, c'est la vie qu'il montre, son comportement retenu ("sein Verhalten") face aux juges, aux sbires et aux accusateurs. Voici Jésus — et ne devrions-nous pas l'appeler, "avec une certaine liberté dans l'expression", un … frei Geist, un "Esprit libre " (ibid. 32)? Objet de malentendu, trahi, abandonné dans le cours de l'histoire de la Chrétienté, ce "grand symboliste" (ibid., 34), cet "homme noble entre tous" (Humain trop humain, I 475 — et il est évoqué ici en même temps que le plus pur des "sages", Spinoza!) ne pourra être en tout cas compris que par des "esprits devenus libres" (L'Antéchrist, 36). L'Evangile du "messager heureux" est mort sur la Croix (ibid., 39); l'Eglise est construite tout entière "aus dem Gegensatz zum Evangelium" (ibid., 36), en opposition à l'Evangile, à son "symbolisme originel" (ibid., 37): les valeurs (et c'est précisément le mot qu'emploie Nietzsche) les nobles valeurs chrétiennes ont été rétablies par "nous, les esprits devenus libres" (ibid.).

Tout l'Antéchrist nietzschéen est donc construit sur la plus nette opposition entre le christianisme de Jésus et Chrétienté, entre le symbolisme originel qu'est Jésus et histoire de la Chrétienté, lois, normes, comportements, politique, institutions de l'ecclesia militans chrétienne — et plus encore : entre Jésus, vérité et valeurs qu'il est, et théo-logie chrétienne. C'est précisément du point de vue de "son" Jésus, que Nietzsche se déclare "Antéchrist".

Il serait difficile de réduire cette conception de Nietzsche à la "mémoire" qu'il aurait gardée d'une "religion du cœur", et de la lire donc quasiment comme un écho de cette idée du christianisme comme "essentiellement un fait du cœur", dont les principes n'exprimeraient rien d'autre que "les vérités fondamentales du cœur humain", idée qui revient de manière insistante dans ses lettres de jeunesse (voir par exemple, la lettre du 27 avril 1862 à Gustav Krug et Wilhelm Pinder). Le Jésus de Nietzsche s'exprime tout entier dans l'affirmation sine glossa : "On n'épie pas le Règne de Dieu, et on ne peut pas dire : le voilà ici, ou là, car voilà que le Règne de Dieu est au-dedans de vous" (Luc 17:20-21); "le Règne de Dieu est arrivé en vous" (Mt 12:28). "Les mots adressés au Larron sur la croix contiennent tout l'Evangile: "si tu as senti cela — répond le rédempteur — tu es au Paradis, car toi aussi tu es un enfant de Dieu"" (L'Antéchrist, 35). Nietzsche concentre le message tout entier sur l'aujourd'hui, sur la présence vivante de Jésus. Toute attente, toute peine, tout renvoi pénible, toute future apocalypse est effacé de l'"aujourd'hui, tu seras comme moi au Paradis" (Luc, 23:43) (et, à ce titre, sa polémique avec le texte de l'Apocalypse à la fin de l'aphorisme 34 de l'Antéchrist est explicite). Ce Jésus n'appartient à aucune tradition quiétiste, mais semble au contraire théorétiquement analogue à celle hégélienne: le vérité de Jésus libère de tout positum, de toute transcendance abstraite. Le Règne est maintenant et il est en nous. Le pas suivant ne peut plus se faire à l'intérieur de la dimension religieuse; le Christ l'a achevée; son annonce constitue donc le caractère absolu de la religion. Le pas suivant ne pourra consister que dans la réalisation du Règne "hors" de nous, faisant du monde l'expression parfaite de la volonté de l'homme divin. C'est exactement sur les fondements mêmes de la philosophie-théosophie de son grand adversaire que Nietzsche conçoit Jésus comme le "messager heureux". Et c'est à partir de cette tradition mystique qui fournit à l'idéalisme une si grande part de son vocabulaire essentiel, qu'il interprète le sens ultime, plus radical, de la liberté du Fils: "Nous devons même nous libérer de Dieu" (Maître Eckhart, cité dans le Gai Savoir, 292).

 

II. Que signifie tout cela? Simple vérification philologique de l'extraordinaire complexité des rapports de Nietzsche avec le christianisme? Ou, de manière plus significative, démonstration que pour Nietzsche, justement, le destin du nihilisme comme transvaluation de toutes les Valeurs, radicale Umwertung, est intimement lié au symbolisme chrétien originaire? S'il ne s'agissait que de cela, la "confrontation" avec Jésus s'épuiserait, pour Nietzsche, dans la dimension généalogique-critique de sa pensée. Mais déjà notre analyse montre à quel point cette frontière n'est pas "défendable": le Jésus qui nous apparaît, en particulier dans les pages de l'Antéchrist, constitue le maillon fondamental de la chaîne qui mène à l'idée de l'Übermensch, à la compréhension exacte d'une telle idée.

Certes, ce lien échappera non seulement à ceux qui s'obstinent à interpréter l'Übermensch comme simple potentialisation des facultés de l'homme, mais aussi ceux qui, glosant à l'infini sur les thèses heideggériennes, le conçoivent comme expression de l'essence de l'être en tant que liberté de la volonté, "achèvement" de la métaphysique. L'Übermensch ne désigne pas l'Homme vrai, auquel devra correspondre nécessairement le sous-homme, à asservir et à dominer, la victoire définitive de la vision anthropocentriste qui est au fondement du nihilisme: négation radicale de toute "transcendance" par rapport à l'homme, de toute "relativisation" de l'homme. Übermensch "ouvre" ou cherche à "ouvrir" à une dimension qui est "au-dessus" de toute cette histoire et qui, "en y insistant", l'"outrepasse" également.

Übermensch indique la pure possibilité que le "fleuve immonde" (Zarathoustra, vorrede 3) qu'est l'homme, dans l'histoire de ses "représentations", ait un sens et une fin — que ce fleuve débouche sur une mer dans laquelle il puisse s'abîmer, dans laquelle il puisse décliner. Outrehomme n'est donc pour Nietzsche qu'accomplissement de la volonté de puissance en tant que renoncement, abandon, démission des figures de la subjectivité. Et ceux qui l'annoncent sont précisément les renonçants-déclinants, libres de toute philopsychia. Ils annoncent l'Outrehomme comme l'Ouvert où toutes les énergies d'acquisition, de conservation, de possession se dé-font (contrecoup à la Machenschaft!), se re-lâchent. Les déclinants (les Unter-gehende sans lesquels l'Über-mensch resterait inconcevable) sont-ils ceux qui "donnent toujours", ceux qui éprouvent de l'horreur pour l'espèce dégénérée qui affirme "tout pour moi" (ibid., vorrede 4-5)? Certes, ils "aspirent" encore, ce qui les rend "à moitié réussis", "à moitié brisés" (ibid., "Vom höhren Menschen", 15), ils ne savent pas encore "danser" la vérité, ils éprouvent une nausée pesante à l'égard des "derniers hommes", à l'égard du "Dieu est mort" qui est la "vérité" des marchands, à l'égard de leur "Bildung", de leur "bien-être", de leur volonté d'être un "troupeau sans berger". Ils ne peuvent pas encore apparaître parfaitement justes, selon cette mesure de Justice, de Gerechtigkeit, face à laquelle "nous voulons nous agenouiller [...] comme devant la seule déesse que nous reconnaissons au-dessus de nous" (Humain, trop humain, I, 637) ; le ressentiment en eux pèse encore trop lourd; leur propre rire est trop mélancolique, pour pouvoir véritablement rendre à chacun ce qui lui appartient, pour pouvoir discerner la singularité de chacun, pour ne pas juger ou accuser.

Mais qui en serait capable? Les hommes supérieurs, les déclinants appellent à cela: "ne simus homines". Mais qui y répond? Est-il possible d'entendre une réponse à leur appel? Est-il possible d'imaginer une figure pour l'idée de l'Übermensch? L'"heureux messager" de l'Antéchrist est infiniment au-delà, outre, les "messagers" du Zarathoustra; il n'est pas "saturé" de connaissances qui contraignent à diviser-juger; il est au-dessus de tout ressentiment; il se manifeste comme "lieu" d'écoute, accueil, don et rien d'autre; il agit innocemment (la figure de l'enfant du Zarathoustra!) au-delà de toute idée de but, de tout "appétit" de la volonté; il fait ce qu'il fait parce qu'il ne peut pas ne pas le faire; il est au milieu de nous comme "celui qui sert" (Luc, 22:27), qui déborde vers les autres et ne veut rien conserver de soi. Pourrait-il se trouver un nom plus proche de cette idée, où le "fleuve immonde" devrait se rassembler et finalement arriver à son terme?

L'idée de l'Outrehomme garde ce secret: elle porte en elle profondément le signe de la figure, de la présence, de l'action de Jésus. L'"homme noble" par excellence, Jésus, la joie de son message appartiennent non seulement au genre des déclinants, de ceux qui annoncent, en espérant au-delà de toute espérance, mais déjà en quelque manière incarnent une mesure d'amour, de philia, de justice ultérieure par rapport à tout "humain". C'est l'image de l'homo hominis deus (et ce n'est pas un hasard, comme nous l'avons déjà vu, si Nietzsche rapproche Jésus de Spinoza!), mais im-médiatement atteinte, parvenue déjà et depuis toujours à son but, non pas péniblement conquise à travers des ascèses intellectuelles (amor intellectualis). Jésus n'est pas un "sage", son message ne fonde pas une "éthique". Et ainsi Nietzsche sait que l'Outrehomme ne peut être conçu comme sublimation extrême de la volonté de connaître, comme seule issue de la volonté de puissance, qui s'exprime dans la connaissance.

Mais précisément au miroir de la figure de Jésus, le possible de l'Outrehomme semble se renverser en radicale im-possibilité. Son annonce est morte sur la Croix; "en fait il n'y a jamais eu de chrétiens" (L'Antéchrist, 39). Déjà les Evangiles sont corruption et méprise de sa parole (ibid., 44). Mais les affirmations "scandaleuses" de Nietzsche sur le christianisme comme "dégénération" ecclésiastique du symbolisme originaire touchent de près le "symbolisme" de l'Outrehomme. Le destin du christianisme constitue le problème dramatique qui demeure implicite en lui: comment est-il possible de sauver-et-garder le semper Adveniens, l'ouverture à l'Autre, la liberté à l'égard de toute fixation représentative de la co-appartenance du "déjà" et du "pas encore", si l'Annonce est historique, enracinée dans une histoire, inséparable d'elle — et si l'Outrehomme lui-même prétend constituer, certes, un nouveau commencement, mais commencement d'une histoire tout de même? La "mesure" de Jésus et de l'Outrehomme n'apparaissent-elles pas, à la fin, comme ce qui est historiquement l'Im-possible? Et la "faillite" du premier ne sera-t-il pas, alors, l'annonce du naufrage du second? Que l'Outrehomme ait été compris dans le sillage de la métaphysique, et plus encore: comme expression extrême de l'Arbeiter, "cerveau social" de l'ère de la Technique, en en ignorant systématiquement le secret, serait toutefois nécessaire, tout comme la métamorphose en Dysvangelium de l'annonce heureuse de Jésus.

L'"aut Christus aut Zarathustra" (lettre à Peter Gast du 26 août 1883) devra, de toutes façons, être pris "au sérieux", autant que les dernières lettres signées "Le Crucifié" — dans la mesure où c'est précisément le Crucifié qui, dans l'Antéchrist, annonce la transfiguration du monde et la joie des cieux (lettre à Peter Gast de Turin, le 4 janvier 1889). Ce qui ne signifie nullement qu'il faille nier le poids de cet aut-aut, mais il convient de l'interpréter correctement. Nietzsche oppose Jésus et christianisme, puisqu'il oppose fondamentalement Jésus au Christ. Le Christ est pour lui une figure purement théologique, artifice ecclésiastique-intellectuel qui cache le sens de la parole de Jésus, en la compromettant irrémédiablement avec l'héritage juif d'une part, et avec la philosophie hellénistique d'autre part. Le Jésus de Nietzsche est une figure anti-christique — et c'est comme si l'Outrehomme, que Zarathoustra prophétise, voulait en reprendre le témoignage, en le libérant de toute christologie. Du point de vue du sens de l'Outrehomme, "imiter" Jésus ne pourrait vouloir dire qu'annoncer l'Antéchrist. Mais on n'imite pas Jésus sans "s'élever" sur la Croix — et que cela ait été le destin de l'Outrehomme, Nietzsche n'en eut peut-être l'intuition que dans sa propre "folie".

Le lien que Nietzsche dessine entre Jésus-Christ-christianisme va donc au centre de sa pensée "affirmative"; en tant qu'il ne se réduit pas à une critique de l'Europe ou de la chrétienté, à une critique d'un christianisme qui se fait culture, et qu'il ne représente pas une simple variante des nombreuses tentatives de la théologie, entre le xixe et le xxe siècle, d'"éradiquer" Jésus de son "passé portant". En d'autres termes, il n'y a aucun "marcionisme" dans la figure nietzschéenne de Jésus; si elle se détache de toute Loi, elle se sépare également de manière décisive de Paul, quel que soit le "masque" que l'Apôtre des gens ait assumé dans l'histoire de la chrétienté. Jésus reste absolument singulier: vraiment nu et vraiment étranger, insaisissable par la théologie autant que l'Übermensch l'est par la philosophie.

Mais leur "amitié" est vraiment "stellaire" (Le Gai savoir, 279) : Jésus et Outrehomme suivent des routes véritablement distinctes, et leur reflet réciproque met au jour justement une telle distinction. La "santé" de l'Outrehomme consiste en une parfaite non-dépendance: elle est en tout cas le produit d'une auto-destination de l'homme; se transcender est une capacité de l'homme, la quintessence de ses facultés. L'"humilitas" ne peut manquer à l'Outrehomme nietzschéen. Nietzsche comprend bien, à la différence de tant d'Antéchrists contemporains, que humilitas ne contredit pas hilaritas — que l'annonce de l'Humble, Jésus, est également hilaris – mais il ne peut concevoir la liberté que comme auto-libération. "Règne de Dieu" signifie pour lui que l'homme, en s'outrepassant, s'est rendu capable de sa propre et parfaite liberté. Pour lui, la véritable Annonce est que l'homme, s'il est libéré, est condamné à rester esclave. L'humilitas de Jésus ne peut d'aucune manière être "comprise" dans les termes de la pensée nietzschéenne (exactement comme elle ne pouvait pas être comprise dans ceux de la philosophie-théosophie de Hegel).

Jésus, pour Nietzsche, est joyeux, il ne veut ni tristesse ni mélancolie — il exige une nouvelle joie aussi dans l'action. Mais, pour lui, cela contraste violemment avec la prédication d'humilité. Pour être joyeux (et la joie est manifestation de la liberté) nous devons être capables d'"outrepasser" l'homme, et non de l'"humilier". La Kenosis, pour Nietzsche, signifie, évidemment "se vider" de l'"humain trop humain", et en ce sens aussi de toute cupiditas ad agentum, se libérer de la volonté même d'auto-conservation, mais afin que l'Übermensch soit. Kenosis vaut ici alors comme fonction dialectique du "triomphe" de cet Avenir. La perspective chrétienne est ici renversée: tandis que pour cette dernière l'humilitas est visage de Dieu pour nous, et c'est à son image que l'homme est appelé "à ne pas être homme", chez Nietzsche elle est passion (comme le sont le sens de la faute, le repentir, l'espérance), exactement comme chez Spinoza.

Serait-ce dans la "puissance de l'esprit" de l'"homme le plus sage" que nous devrons, donc, découvrir le côté le plus profond et caché de l'Übermensch et "abandonner" le "plus noble", le "juif crucifié"? Par delà bien et mal, tel est, véritablement, le sage spinozien: il renaît libre, puisque, si nous naissions déjà libres, aucune idée de bien et de mal, qui ne sont que de simples "cogitandus modus", ne se formerait pas en nous. Et même l'esprit libre nietzschéen est certainement un renatus — renaissant par la force de sa seule raison. Toutefois la dimension, le "lieu" de l'Übermensch n'est pas simplement interprétable dans le sillage de la "généalogie" spinozienne. Ni Freigeist et Übermensch ne coïncident dans leur signification. Certes, dans la première figure domine l'âme volitive-désirante, la cupiditas à l'égard de la plénitude de la vie — et c'est dans cette perspective que l'anti-christianisme de Nietzsche doit être compris. Mais, justement, le christianisme est "quelque chose de complètement différent de ce que son fondateur a fait et a voulu " (Fragments Posthumes, novembre 1887-octobre 1888, 11[294]); le christianisme est le surgissement du "pessimisme" des faibles, meditatio mortis qui écrase la cupiditas ad agentum; Jésus, au contraire, est l'annonce de la béatitude qui vient du savoir, tout à la fois débordement et plein accueil. Et cette figure indique la dimension de l'Übermensch de manière bien plus prégnante que ne peut le faire celle du Freigeist. Par certains côtés même, il est possible de saisir dans l'Outrehomme le signe d'un contre-coup à l'égard de l'"esprit libre". Ce dernier n'appartient pas seulement à la dimension de la critique, de la scepsi qui analyse et dissous. Mais sa vérité consiste à affirmer son propre pouvoir, le pouvoir de son propre esprit. L'Outrehomme exprime un problème ultérieur — à savoir le fait d'aller au fond de la volonté de puissance. En son fond, la volonté de puissance ne peut être que contrecoup à l'égard d'elle-même, que "volonté" de se dé-mettre, que "libération" de soi-même. L'esprit libre est prisonnier de sa propre "supériorité"; son "über" dépend inexorablement de l'"unter", il accompagne comme son double le "dernier homme". Les hommes supérieurs sont donc aussi ceux de la "grande nausée". Ils ne connaissent la passion de l'espérance que parce qu'ils sont désespérés. Mais du fond de leur propre désespoir ils aspirent — non pas à quelque chose qui provient d'eux, non pas à l'un de leurs fruits, mais à un nouveau commencement. Ils épuisent une époque, et c'est cet épuisement qui rend pensable l'Übermensch: ni ré-forme d'images oubliées de l'homme, ni augmentation en puissance dé-lirante de sa volonté d'auto-affirmation, ni fin ou but d'un "projet". La "mort de l'homme" dans la réalisation du "cerveau social", dans l'épiphanie de l'Esprit comme Machenschaft, est vraiment le sens de la "mort de Dieu" et l'accomplissement de la volonté de puissance. Mais Übermensch est chez Nietzsche la pensée du problème de l'outre, de ce qui ne pourrait être compris sur la base de la conception de l'essence de l'être comme volonté, c'est-à-dire à partir de la "fin de la philosophie".

À la "fin de la philosophie", nous ne pouvons que nous heurter à ce qui, du point de vue de la philosophie, est "folie" — à l'Umwertung radicale du fondement de toutes les valeurs, que la volonté de puissance exprime. Pour le pouvoir de l'homme c'est précisément l'im-possible. Mais n'est-ce pas à cet im-possible, à la croyance en cet im-possible, à cette mesure d'amour absolument libre, qu'appelait Jésus lui-même? Sa question "qui croyez-vous que je suis?", traverse entièrement, avec autant d'insistance qu'elle "aime à se cacher", la pensée de l'Outrehomme.

 

Massimo Cacciari