Editorial |
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Lorsque ce thème s’est naturellement imposé à nous, nous ne savions pas quelle importance il revêtirait. «Nos enfants», c’est pour eux aussi que, consciemment ou pas, nous avons imaginé Les Cahiers du judaïsme, tel un lieu de transmission «de génération en génération», une manière de leur parler de nous qu’ils sachent notre engagement, qu’ils connaissent nos valeurs, qu’ils les fassent leurs. Ces enfants sont au cœur de notre imaginaire, de nos attentes, de nos vies. Tout au long de l’histoire juive, des temps bibliques à aujourd’hui, c’est d’eux que parlent les grands textes de la tradition; les moments essentiels de la vie, les rituels qui consacrent ces passages donnent à nos enfants une place fondamentale. L’histoire juive tout entière trouve en eux son sens. Ces Cahiers pourraient leur être dédiés.
Dans le Deutéronome, ils sont désignés en hébreu par bânim, terme qui évoque les «enfants d’Israël». Comme le montre Patrick Miller, ils ne sont pas définis par leur jeune âge mais par leur appartenance à une génération ultérieure afin de mieux souligner cette continuité, celle des enfants mais aussi des petits-enfants, telle une chaîne qui relie les générations qui craignent Dieu et suivent les lois et les instructions qu’Il adresse à Son peuple par l’entremise de Moïse. L’éducation à travers une relation de confiance entre parents et enfants se trouve donc au cœur du Deutéronome. Cet apprentissage se poursuit d’une époque à l’autre. Ainsi, dans le Brantshpigl, un livre de morale écrit par Moshe Henochs Yerushalmi et publié en yiddish à Bâle, en 1602, on apprend aux enfants à grandir dans la crainte de Dieu. Comme le souligne Jean Baumgarten, c’est par le refoulement des comportements irraisonnés, à travers des récits de miracles ou des fragments mythiques, que se réalise cette transmission: dès lors, «quand une personne éduque bien son enfant, il est encore vivant après sa mort; celui qui élève mal son fils, même de son vivant, il est appelé un mort». Au cœur de la tradition hassidique analysée par Moshe Idel, une «double filialité» se met également en place entre trois pôles: Dieu, son fils et le récipiendaire de sa révélation conçu comme «le fils du fils» (Sandra Valabrègue-Perry).
Cette étroite relation entre parents et enfants qui fonde l’histoire juive se trouve mise à mal à l’époque moderne lorsque la tentation de la conversion se fait grande dans les sociétés qui demeurent hostiles aux Juifs. On sait qu’en Allemagne, par exemple, les fréquentes conversions rompent parfois les liens entre générations. Myriam Bienenstock se penche sur l’exemple de Franz Rosenzweig, tenté comme nombre de ses amis de se convertir au protestantisme, de sortir ainsi d’une famille où, comme le dit sa mère, «de religion, j’ai peu appris». Ses admirables lettres adressées à celle-ci témoignent pourtant de son retour à la «maison», c’est-à-dire au judaïsme, de sa volonté de préserver «les bijoux de famille [dont il a] hérité».
Cette enfance juive se déroule pourtant dans une histoire souvent tragique. Le massacre de centaines de milliers d’enfants juifs durant la Shoah en est à lui seul la preuve, comme l’illustrent les poèmes écrits à Bergen-Belsen par Uri Orlev «en sa treizième année» (Catherine Milkovitch-Rioux). Ce sont les visages d’enfants disparus qui se trouvent dorénavant au cœur de la mémoire de la Shoah. Depuis les années 1980, comme le souligne Floriane Schneider, les enfants d’Izieu et du Vél’ d’Hiv’ comme tous les enfants déportés dans les trains de la mort ou encore, tous les enfants cachés devenus souvent orphelins, témoignent à eux seuls de ce que signifie un crime contre l’humanité. L’absence des parents pèse sur toute les générations, la peur se transmet intacte, la volonté des petits-enfants de s’approprier un passé caché par leurs parents qui préféraient peut-être oublier, pousse Anne Gorouben à partir, à travers ses dessins et ses textes, à la recherche de cette maison du boulevard Montparnasse, de son histoire et donc, d’elle-même. Marianne Rubinstein dialogue quant à elle avec son propre fils, autre génération: devant le ‘Mur des Noms’ du Mémorial de la Shoah, elle lui désigne les noms de ses arrière-grands-parents, les effleure du bout des doigts telle une caresse, ce qu’il fait à son tour en suivant les lettres. D’autres enfin, comme les deux frères faussement naïfs de la bande dessinée imaginée par Jérémie Dres, décident de ne pas aller «voir Auschwitz», mais d’entreprendre néanmoins le voyage vers Varsovie, Cracovie et Zelechow afin de découvrir ce qui fut avant la Catastrophe et de «déposer des petits cailloux» (Anne Grynberg).
La vie n’en continue pas moins, les enfants s’emparent de leur existence, élaborent leur propre identité, s’inscrivent dans le temps. L’adolescence en est le moment privilégié. Henri Raczymow s’en souvient lorsque, tristement, «il n’y a plus personne à interroger». Il évoque, à la Proust, ses voyages en province dans les années 1950 et 1960, ses séjours à Cabourg et dans tant d’autres lieux de villégiature situés dans la France profonde, ces colonies de vacances où, en dehors des jeux, s’éveille aussi la sexualité. Après les veillées, les chansons en yiddish mais aussi le «No pasaran!», les moniteurs lancent «a guité nacht» aux chambres des man et des berg, à celle des stein ou des feld. Plus tard, son père abandonne ses shmattès, la famille s’étiole tandis que disparaît l’immeuble vétuste de la rue des Cascades, à Ménilmontant.
Cette solitude qui triomphe, même si la mémoire demeure, peut conduire, en l’absence d’enfant, à imaginer l’acte d’adoption. Sophie Nizard conte ces récits bouleversants d’adoption, les liens de filiation construits. Elle aborde surtout la question de la transmission d’une mémoire juive lorsque, halakhiquement, les enfants ne sont pas juifs, la filiation biologique demeurant la seule reconnue comme légitime. Élevés dans des familles juives, non-juifs pour la plupart aux yeux de la tradition orthodoxe, ces enfants se trouvent confrontés, à un moment ou à un autre, à la question de leur véritable identité, s’engagent parfois dans le long processus qui mène à la conversion, partent à la recherche de leurs parents biologiques, affrontent l’idée de leur propre abandon; s’ils se rapprochent d’eux, ils demeurent les enfants de ceux qui sont devenus, par leur tendresse et leur souci de la transmission, leurs «vrais parents».
Au terme de leur adolescence, les jeunes Juifs peuvent aussi s’éloigner de la société française qu’ils jugent peu conforme à leurs projets ou à leurs valeurs. Durant l’année 2005, 2948 personnes sont parties vivre en Israël, chiffre jamais atteint auparavant. Laurence Podselver estime que, souvent, le «retour» de leurs parents vers les centres communautaires et l’étude des textes, la crise de l’école publique ou encore la violence qui règne parfois dans les banlieues rendent compte de ces départs qui obéissent néanmoins à des logiques diverses. En dehors des retraités qui font leur alya, elle distingue trois groupes parmi les jeunes qui partent en Israël. Certains estiment que là est dorénavant leur «maison», retrouvant une certaine confiance en soi au sein de cette nation; d’autres, issus des grandes écoles de commerce et acquis au libéralisme économique anglo-saxon, considèrent qu’ils pourront plus aisément aller au bout de leur projet «hédoniste»; d’autres enfin partent pour des raisons religieuses et rejoignent souvent les yeshivot situées dans les territoires. Rosie Pinhas-Delpuech retient, quant à elle, le personnage imaginé par Denis Lachaud, qui, parti à Tel Aviv, quitte le lycée pour «apprendre l’hébreu» en sillonnant les rues avec un dictaphone afin de se réapproprier cette langue «qui sait qu’on ne peut pas être au présent».
Ces jeunes peuvent rencontrer d’autres enfants, ceux dont l’enfance s’est déroulée non pas en France mais au sein des kibboutzim. Devenus à leur tour de jeunes adultes dans une société tournant le dos aux idéaux socialistes d’antan, ceux-ci trouvent parfois difficilement leur place précisément dans cette société où triomphe le libéralisme économique et dans laquelle on a parfois moqué les kibboutznikim comme «des milliardaires au bord de leur piscine». De nombreux témoignages et romans évoquent ces désillusions, tel ceux d’Assaf Inbari ou de Yael Neeman qui retracent l’histoire de leur kibboutz, leur «maison». Au terme de leur service militaire, tous les jeunes vivent un moment difficile et nombre d’entre eux s’engagent dans un parcours maintenant balisé du voyage en Asie ou en Amérique latine. Chaïm Noy décrit ce rite de passage qui les conduira au retour vers les réalités de l’âge adulte. Ces errances sac au dos prolongent les voyages de la génération des Sabras; dans le contexte de la perte du Sinaï, lieu pourvoyeur d’émotions fortes, ces périples initiatiques se déroulent maintenant, en masse, loin d’Israël. Près de 75000 jeunes adultes fascinés par le New Age avec ses gourous, sa musique et souvent ses drogues, partent, au même moment, presque toujours dans la lointaine et mystérieuse Asie ou vers l’ensorcelante Amérique du Sud, séjournent dans les «maisons Habad» où ils trouvent de la nourriture casher avant de rentrer au pays: Chaïm Noy estime que l’important mouvement des tentes, ces tentes qui symbolisent les voyages sac-au-dos et qui a mobilisé une partie de la jeunesse à Tel Aviv, porte des valeurs que ces jeunes entendent préserver. Tel est le souhait le plus cher d’Edgar Keret qui, face aux valeurs triomphantes du libéralisme économique, écrit: «La dernière chose que j’ai apprise au cours de cet été humide et merveilleux est que quiconque refuse de descendre sur les places pour rêver avec ses voisins prend le risque de voir ses rêves, tout comme le poisson d’or de mon fils, mourir de solitude.»
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