GIORGIO COLLI
APRÈS NIETZSCHE


Des dieux et des hommes

 

Vie éternelle et longue vie

«Dieu est mort» a dit Nietzsche, dans une phrase trop célèbre. La suite: «C'est nous qui l'avons tué», trahit une outrecuidance rationaliste. On y perçoit les relents – que Dieu le pardonne! – d'un fanatisme illuministe. Mais les dieux, du moins certains d'entre eux, sont encore vivants. Et cela parce que Dieu «était» éternel, une idole glacée produite et détruite par la raison, alors que les dieux, selon Empédocle, vivent «une longue vie».

 

La question de la grandeur

La grandeur d'âme, dit Aristote, c'est ne pas être disposé à tolérer l'outrecuidance d'autrui. Mais si l'outrecuidance est une manifestation directe de la volonté de puissance, qu'est-ce alors que le désir de grandeur? Encore une volonté de puissance, transfigurée, ou peut-être une tendance radicale à nier la vie en bloc, ou alors une pensée primordiale, antérieure même à la volonté de puissance? Si celle-ci se fragmente selon des centres de force, de violence en expansion, se déchaînant vers l'extérieur, les élans de grandeur ressembleraient plutôt à des tourbillons centripètes d'intériorisation. Les centres de la volonté de puissance se font obstacle, se heurtent; les uns sont assujettis, dévorés par les autres, absorbés et anéantis. Mais cela présuppose l'homogénéité d'un tissu métaphysique: là où elle fait défaut, vient à manquer la confrontation, la possibilité même d'une opposition. L'impulsion vers la grandeur ne va pas à l'encontre de la volonté de puissance: sa nature est différente, elle tend vers la direction opposée. Et sans résistance, il n'y a pas de consumation. Cette hypothèse extravagante d'une structure métaphysique est étayée par les Upanishads: «Si quelqu'un ne voit rien d'autre en dehors de soi-même, n'écoute rien d'autre, ne connaît rien d'autre, voilà la grandeur; si quelqu'un voit, écoute, connaît quelque chose d'autre, voilà la petitesse... Dans notre monde on appelle grandeur l'abondance de vaches, de chevaux, d'éléphants, d'or, d'esclaves, de femmes, de champs, de terres. Mais ce n'est pas cela que j'entends, ce n'est pas cela que j'entends, parce qu'alors une chose toujours se fonde sur l'autre.» La grandeur, le bhu-man, se découvre en soi-même, dans le pivot intérieur de la vie. «Cette grandeur est tout ce qui existe... Celui qui pense ainsi, médite ainsi, connaît ainsi... celui-là est le seigneur absolu. Il peut tout ce qu'il veut dans tous les mondes. Ceux qui pensent autrement sont dépendants et voués aux mondes qui périssent. Ils ne peuvent pas ce qu'ils veulent dans tous les mondes.» Là où manquent les conditions de la représentation – le sujet et l'objet – s'évanouit le mirage de la volonté de puissance.

 

Triomphe de la joie

Dans les religions profondes, telles l'indienne et la grecque, l'élan joyeux et exubérant de la vie trouve une compensation à l'intuition du monde comme illusion et apparence: ainsi naissent les dieux, créés par la puissance cognitive de l'homme, symboles qui renvoient à un arrière-fond, à quelque chose qui est derrière l'image des sens. Le dieu exprime l'évanescence du monde, transfigurée positivement: si tout est apparence, voici, vivant, devant nous, ce dont tout est apparence.

 

L'individu comme illusion

Qu'est-ce que l'individu? Un arbre, un animal, un homme? Certainement rien d'absolu, rien d'autonome, d'élémentaire; tout au plus répercute-t-il quelque chose qui, traduit en une catégorie de l'abstraction, peut se nommer une multiplicité. L'individu est un groupe de représentations reliées dans l'espace et dans le temps, qui paraissent unifiées par un principe interne. Mais aucune représentation n'a de principe interne, et donc un groupe de représentations ne saurait en avoir. Une représentation est en fait conditionnée soit par une autre représentation, soit métaphysiquement (par un principe externe).

Les Indiens et les Grecs n'accordaient aucune véritable réalité à l'individu. Les discours orphiques sur l'«âme» font allusion à un archétype pré-individuel, bien que certaines intempérances exotériques de Platon aient contribué à brouiller les pistes. Sur ce point, il vaut mieux consulter Empédocle. Il est du reste évident que le pythagorisme, Parménide et Platon prennent l'individuation de haut. Plus tard on se mit à penser différemment et on revendiqua la réalité de l'individu. Aujourd'hui plus que jamais l'individu est la donnée première, au-delà de laquelle il est impossible ou vain d'aller. Il manque toutefois une justification théorétique de la prééminence accordée à l'individuation: même si elle est un peu surannée, la meilleure doctrine serait encore celle aristotélicienne du synolon. C'est en fait à cela que sert l'exégèse historique, à inventer une bonne autorité pour une mauvaise cause. Mais Aristote n'a pas dit que l'individu a une réalité objective: il a dit simplement que la catégorie de l'individuation est celle qui s'approche le plus de l'immédiateté, tout en ne coïncidant pas avec elle. La première concerne le dire, la deuxième l'objet. Aristote appelle substance première par exemple «un certain homme», c'est-à-dire l'individu: cette substance est une catégorie, un mot, un dire, et donc l'individu concerne le dire, même si tous les autres mots se disent justement de l'individu. Ce à quoi il est fait allusion par ce mot est, au contraire, «quelque chose d'immédiat», dit Aristote, c'est-à-dire non plus un individu, mais quelque chose dont la nature n'est pas celle d'un mot.

 

La grande pensée

Reconnaître l'animalité dans l'homme et, de plus, affirmer que l'animalité est l'essence de l'homme: voilà la pensée, lourde de conséquences, décisive, annonciatrice de tempête, la pensée devant laquelle tout le reste de la philosophie moderne est rabaissé au rang d'une hypocrisie. Schopenhauer l'a énoncée et Nietzsche en a été le seul exégète authentique, la vérifiant dans le domaine des événements humains. La racine obscure de l'animalité, l'aveugle volonté de vivre transparaît des mythes des religions antiques. La matrice indienne est évoquée par Schopenhauer; le symbole de cette intuition totale, unitaire, de la vie, c'est le dieu revendiqué par Nietzsche. Dionysos fut représenté sous la forme d'un taureau (de même qu'Osiris fut identifié à Apis), il fut le «seigneur des bêtes féroces», le mangeur de chair crue, celui qui lacérait les créatures, le chasseur Zagreus; sa suite était composée d'êtres mi-hommes mi-chevaux, de ménades délirantes, vêtues de peaux de léopard, qui dépeçaient les faons et les chevreaux. À l'origine le masque symbolisait le devenir animal de l'homme: dans les komoï primitifs, les adeptes de Dionysos apparaissaient déguisés en animaux. Le pathos dionysiaque est opposé à la compassion chrétienne: tandis qu'en celle-ci la participation à la souffrance laisse intacte l'individualité de celui qui éprouve la pitié, celui-là se déchaîne à travers la rupture de l'individuation et alors le thiase de Dionysos vit directement, et non pas du dehors, l'unité de l'homme et de l'animal. Le déchirement intime de la volonté de vivre se manifeste par une perpétuelle fragilité, dans le tissu tragique des pulsions animales en conflit; le possédé par le dieu vit tour à tour le supplice de la victime harcelée et la cruauté du poursuivant sanguinaire: les deux rôles s'entrelacent dans la passion dionysiaque. Nietzsche n'avait qu'une connaissance incomplète des témoignages historiques sur la religion de Dionysos, mais il intégra et approfondit d'une manière totale, par une divination fulgurante, la signification du dieu. Dans le christianisme, il combattit la fausse religion, la religion rationaliste, anthropocentrique, qui a donné à l'homme une position isolée dans le monde et, pour ce faire, a renié l'animalité qui est en lui. Depuis de nombreux siècles, les philosophes ont subi la malédiction de ce jugement – et la subissent encore –, ils ont imaginé des solutions ségrégationnistes, rationalistes (fondées justement sur ce qui n'appartient qu'à nous), «humaines». Descartes nous a dit que les animaux ne sont que des morceaux d'espace. C'est pourquoi Nietzsche, qui a usé de tous les moyens pour que les hommes acceptent de lui une telle vérité (se faisant le divulgateur de Schopenhauer qui, plus dédaigneux, s'était tenu en retrait), se présente devant nous comme un «libérateur», pour employer une épithète par laquelle les Grecs désignaient Dionysos.

 

Critique de la mort

Une vision optimiste de la vie est fondée sur la contestation de l'individu: ce n'est pas un paradoxe. Si l'individu est inessentiel et illusoire, sa disparition, la mort en général, le sera tout autant. Si tout ce qui est apparent peut se comprendre comme l'expression de quelque chose d'autre, alors la mort sera l'accomplissement de l'expression, l'aspect conclusif de l'apparence, parfois sa perfection. Le déchirement de la mort manifeste l'inadéquation de toute expression: voilà, elle est achevée et l'immédiat, ce qu'elle exprime, n'a pas été récupéré. L'expression révèle, d'une manière déterminée, l'immédiateté: cette détermination porte également en soi la mort, mais l'immédiat est inépuisable. Tel est le fondement de l'éternel retour, qui dévoile la mort comme quelque chose d'illusoire, d'instrumental, de non définitif. C'est cet optimisme que Nietzsche avait atteint, mais non consolidé. Avec la mort, rien ne s'achève, pas même cette expression (sauf dans son avènement contingent, momentané) qui reviendra éternellement. Éliminée l'horreur de la mort, la douleur est elle aussi transfigurée, vue dans une lumière dionysiaque puisqu'elle est un instrument, une manifestation de la vie et non de la mort. Dans l'immédiat il y a la racine de la douleur, la violence, mais aussi de la joie, le jeu. Douleur, joie, mort expriment l'immédiat, appartiennent à la vie.

 

Humain, trop humain

Quelqu'un qui se réclame du monde antique, comme le fait Nietzsche, ne devrait pas parler de sa personne d'une manière aussi agaçante. C'est la condition première pour pouvoir communiquer quelque chose qui soit détaché de son temps, comme il le prétend. Il me semble que Platon ne se nomme que deux fois dans ses écrits et à l'occasion de chroniques.

 

Vibration de l'abstrait

Le choc émotionnel, la secousse dans les entrailles, est un élément introduit par Empédocle dans la technique expressive. C'est l'effet rhétorique typique et comme tel il est prééminent chez Platon. L'évidence de cette intention, de cette action, s'est atténuée avec les siècles, mais aujourd'hui encore, c'est le rapport, fût-il même non perçu, avec une vague émotionnelle qui donne goût et consistance à n'importe quelle abstraction, à tout discours prononcé ou écrit. Même une équation mathématique, à l'instant où l'on saisit la relation résolutive, nous prend par sa charge émotionnelle. L'abstrait est un intermédiaire pour atteindre, pour suggérer la secousse émotionnelle, bien qu'il soit le plus souvent mal compris comme fin et substance. Ce n'est pas seulement la parole d'un homme, vivant ou mort, qui suscite notre nostalgie d'émotion; au contraire, le monde entier qui nous entoure, dans son apparente corporéité, n'est rien d'autre qu'une abstraction et, sans le vouloir ni le savoir, nous l'interprétons comme l'intermédiaire d'une émotion bouleversante.

 

Paroles fastidieuses pour l'oreille moderne

Héraclite a prononcé cette sentence adressée aux hommes en général: «Une fois nés, ils veulent vivre et rencontrer des destins de mort, mais plus encore ils veulent se reposer; et ils laissent derrière eux des enfants afin qu'eux aussi rencontrent des destins de mort.» Aujourd'hui l'oreille «historique» n'est ni heurtée ni scandalisée par de tels propos: tout cela sonne très «héraclitéen». Mais faut-il vraiment croire que l'homme moyen de cette époque était plus médiocre que l'homme moyen vivant de nos jours? Si tel n'est pas le cas, pourquoi contester, au prétexte qu'elles sont exaltées, délirantes, pathologiques, les paroles de celui qui, comme Nietzsche, s'est exprimé avec un égal pessimisme et un mépris effronté, sur la nature des hommes? Quoi qu'il en soit, Nietzsche a démontré de la façon la plus limpide qu'il existe aussi des hommes tout à fait différents de ceux qu'a décrits Héraclite; et démontrer cela par sa vie même est une catharsis objective par rapport à son pessimisme. Parce qu'il ne fait aucun doute que Nietzsche n'a pas été un homme dont la pulsion vitale visait essentiellement le «repos».

 

Ambiguïté d'un problème

Que le principe d'individuation soit quelque chose de radical, de constitutif de la réalité, est une chose que Nietzsche semble souvent contester au moyen de faibles argumentations par lesquelles il tend à briser l'unité de l'individu en une agrégation de composantes élémentaires. Mais ce refus du principium individuationis n'est qu'apparent: est contestée l'unité globale, la figure plastique de l'individu, sa fixité ou sa permanence, et pourtant les ingrédients élémentaires qui la remplacent ne sont pas d'une nature différente. L'individu est décomposé en individus plus petits. Ce qui nous apparaît comme un individu est constitué d'une pluralité d'êtres animés: telle est la déclaration naïve de Nietzsche. Et si l'on suit sa doctrine, nous pouvons appeler cette donnée élémentaire un «vouloir quelque chose», une «volonté à laquelle il est fait obstacle», des expressions qui reconduisent l'origine de l'individuation à une expérience intérieure, subjective. Le fait d'introduire le concept d'«obstacle» dans le noyau de la «volonté de puissance» la caractérise individuellement, car on présuppose un «autre que soi» la déterminant de toutes parts. Il semble donc que Nietzsche ait critiqué la réalité du sujet, de l'individuation, de la volonté même, mais que, dans la phase plus avancée de sa pensée, il n'ait pas su s'échapper de cette sphère, et en définitive a considéré l'individu comme quelque chose d'essentiel. Sa doctrine avait été plus consistante dans sa jeunesse quand le principium individuationis était incarné par Apollon, tandis que Dionysos signifiait l'anéantissement de ce principe. L'antithèse révélait la matrice schopenhauerienne et son opposition entre apparence et volonté. Alors le caractère illusoire de l'individuation dérivait de la nature même d'Apollon; par la suite, lorsque la fracture métaphysique et le concept d'apparence furent refusés par Nietzsche, il fut naturel d'accorder un poids substantiel au principium individuationis. Si le monde apparent est le seul monde, le monde réel, son principe, qui coïnciderait, selon la suggestion de Schopenhauer, avec le principe d'individuation, sera le seul réel. Déjà, de par le caractère belliqueux de son tempérament, Nietzsche tend à exalter avec une ferveur profonde l'individu comme quelque chose d'absolu. Ses critiques à l'égard de l'individuation restent donc superficielles, elles visent à contraster modérément le modèle schopenhauerien de la doctrine. Mais quel espace reste-t-il alors pour la réalité ultérieure de Dionysos? Même ce dieu est contaminé par l'individuation: n'y a-t-il pas, dans son immédiateté, dans sa vitalité jaillissante, quelque chose de déterminé et de la manière la plus concrète? Quelque chose d'individuel, une fragmentation d'atomes de volonté? Et pourtant le masque, symbole lié si intrinsèquement au culte de Dionysos, signifie précisément le contraire, à savoir l'infraction au principium individuationis.

 

Ne pas être trompé et tromper

Il existe un lien entre la sphère de l'apaté et celle de la sophia. Le sage est celui qui ne se laisse pas tromper (et donc, plus que tout autre, il est capable de tromperie). Nietzsche, partant de la thèse que l'art est tromperie, attribue aussi parfois au philosophe une tendance à tromper. Les Grecs ont établi dès le début un lien entre sagesse et tromperie. Celui qui possède quelque chose de caché à tous les autres est en mesure de les tromper, et les trompe même effectivement, qu'il soit homme ou dieu. Le sage parménidéen ôte le voile d'une déesse cachée, renonce à la tromperie, ou peut-être recourt-il à une tromperie plus douce, philanthropique: voici Aletheia.