éditions de l'éclat, philosophie

JEAN-PIERRE COMETTI
LE PHILOSOPHE ET LA POULE DE KIRCHER


III

Karl-Otto Apel et Jürgen Habermas
La «voix unique»
de la communication

 

 

Tout ce que le philosophe peut faire, c'est de détruire les idoles.
Et cela ne veut pas dire en forger de nouvelles.

L. Wittgenstein

 




A en juger par les innombrables signes qui en sont donnés, la communication est devenue un fait transdisciplinaire, un pont providentiel jeté entre des territoires divers, une nouvelle koinè que le manager, le philosophe, l'ingénieur, le chercheur ou le politique célèbrent quotidiennement. Comme l'observe Lucien Sfez1, il ne serait sans doute pas venu à l'esprit d'un Grec du cinquième siècle de voir dans la cité une «société de communication». Un citoyen grec ne doutait pas des vertus du langage et de la discussion, mais à ses yeux une idée de ce genre n'aurait pas représenté beaucoup plus qu'une tautologie sans intérêt: « On ne parlait pas de communication dans l'Athènes démocratique, car la communication était au principe même de la société.» Le contraire se produit à ce jour sous nos yeux. Après le «tout politique» qui séduisit jadis plus d'un esprit, après le «tout langage» dont on connaît également l'influence sur un plan plus spécifiquement intellectuel, l'heure est désormais celle du «tout communication». La belle unanimité que la communication a su conquérir de la sorte rend-elle cependant moins insolite le culte voué à une idole qui, pour se loger au cœur du social, ne paraissait pas promise à un tel destin?

 

 

Communication et rationalisation

 

Sans doute ne parle-t-on jamais autant de communication, comme le suggère Lucien Sfez, que «dans une société qui ne sait plus communiquer avec elle-même, dont la cohésion est contestée, dont les valeurs se délitent, que des symboles trop usés ne parviennent plus à unifier.» Si les usages que l'on fait de ce terme peuvent se révéler très variables, on peut difficilement se soustraire à l'idée d'avoir affaire à un concept-clé des sociétés modernes, peut-être à un paradigme décisif des alternatives auxquelles elles ont à faire face.

D'un point de vue philosophique, l'œuvre de Jürgen Habermas plaide avec force en faveur de cette hypothèse. Habermas partage avec Max Weber la conviction que les sociétés modernes sont nées d'un processus de rationalisation, dont le désenchantement du monde constitue une expression majeure. En se sécularisant, les sociétés occidentales ont perdu les repères et les valeurs qui en assuraient traditionnellement la cohésion. Pour l'animal politique d'Aristote, la polis représentait un lieu d'échange et de parole dans lequel le citoyen puisait le sentiment de son appartenance à la communauté des êtres raisonnables. Citoyen et être de raison n'y faisaient qu'un. Mais comme le montre aisément la lecture d'Aristote, un tel sentiment demeurait lié à la conviction d'un règne ou d'une destination plus élevé que celui de la seule convention. Comme l'indique l'émergence, beaucoup plus proche de nous, des théories du contrat social, l'immanence des valeurs et des choix est un produit beaucoup plus tardif de l'histoire. Ce n'est pas par hasard que les théories contractuelles apparaissent contemporaines d'une conscience de l'autre, devenue source de fascination et d'angoisse ou d'une pluralité de principe qui n'a cessé, depuis, d'être diversement thématisée. Max Weber associait le phénomène de la rationalisation à une pluralité qui lui paraissait restaurer l'antique «guerre des dieux». Un enjeu important de l'idée de communication consiste apparemment à déterminer dans quelle mesure cette guerre-là constitue notre horizon. La «communication» est aujourd'hui le lieu de ce débat.

Pour Habermas, si les activités humaines sont pour une large part subordonnées à des fins limitées, et si elles répondent, vues sous ce jour, à un modèle instrumental orienté vers le succès, on ne saurait y voir un fait exclusif, représentatif de la rationalité dans les sociétés modernes. Sous cet aspect, le thème wébérien du désenchantement procède d'une vision réductrice dont le seul avantage réside dans l'éclairage qu'il projette sur quelques-uns des caractères et des malaises de la pensée et de la sensibilité moderne. Les nostalgies, les aspirations confuses à l'unité et à la totalité qui s'expriment dans le langage, mais aussi dans les œuvres de l'art ou de la pensée, l'arrogance, le cynisme en sont partie prenante. Comme si la sécularisation qui a accompagné la naissance des sociétés modernes, l'effacement du mythe, l'effondrement des idéologies dont on parle tant aujourd'hui; comme si tout cela avait fait basculer la conscience dans un monde privé de point fixe, chavirant alternativement d'un bord à un autre, jusqu'à découvrir dans l'événement un fragile repère, voire un substitut de l'être. A un tel monde, la rationalité ne fait pas défaut, bien au contraire; en revanche, la prolifération des activités et des sphères autonomes dans lesquelles elle se concrétise débouche sur une indétermination de principe qui en constitue l'inévitable expression. Le credo qui entoure aujourd'hui la communication y contribue à sa manière, non sans masquer le vide qu'il circonscrit. «La communication devient la Voix unique, qui seule peut unifier un univers ayant perdu en route tout autre référent. Communiquons. Communiquons par les instruments qui ont, précisément, affaibli la communication. Voilà le paradoxe où nous sommes jetés.» Il se peut aussi qu'en se confiant à la communication, les sociétés contemporaines s'efforcent de résoudre les problèmes que pose la justification de leurs choix. Les analyses dues à Max Weber en offrent un éclairage qu'il n'y a pas lieu de sous-estimer, mais, aux yeux de nombreux interprètes, l'interprétation qu'il leur associe rencontre une grave limite dans une vision restreinte de la rationalité qui paraît être celle d'un indépassable pluralisme. Max Weber n'hésitait pas à parler de l'irrationalité éthique du monde, et il ne pensait pas que la rationalité découverte dans les activités pratiques, ou encore techniques, pût réclamer une justification analogue à celle que la philosophie se propose ordinairement d'apporter. Comme le suggère Habermas dans une étude consacrée au «rôle de la philosophie»2, l'autonomie des sphères de rationalité issues de la modernité (celles de «la science moderne», du «droit positif», des «éthiques profanes» et de «l'art devenu autonome» ) ne réclame ni fondation ni justification. Mais elle pose des problèmes de médiation que «les grâces bénies de la science et de la technique» ne permettent certainement pas de résoudre à elles seules.

 

Ethique et rationalité

 

En fait, au regard d'une approche habermasienne de la modernité, les activités instrumentales ne représentent qu'un aspect – même s'il faut voir en elles une composante majeure – des processus qui en font partie. Les sociétés modernes se distinguent par le rôle qu'y jouent les activités communicationnelles – négligées par Max Weber – et dans la part qu'y prend l'intersubjectivité. L'erreur – celle de Weber, précisément, comme de tout irrationalisme des valeurs – consiste à ignorer le rôle des interactions inscrites au cœur des actions finalisées et la nature des conditions qui en déterminent le sens. Pour Habermas, une typologie conséquente des activités rationnelles comprend, à côté des activités proprement instrumentales qui se déterminent en fonction du monde des objets, les activités stratégiques et les activités communicationnelles, lesquelles en appellent aux relations mutuelles des sujets entre eux. Et dans l'optique de Habermas, les activités communicationnelles sont au principe d'une rationalité qui, loin de se limiter à l'action efficace, s'étend à la sphère des valeurs. Certes, au regard d'une conception de la rationalité centrée sur les capacités d'un sujet à mettre efficacement en œuvre les principes ou les règles d'un savoir préalable, le seul critère de rationalité envisageable paraît être celui du succès, même si les principes et la mise en œuvre qui s'y trouvent impliqués placent le sujet en relation avec d'autres sujets. Mais, comme le suggère Habermas, «dès l'instant où nous concevons le savoir comme médiatisé par la communication, alors la rationalité se mesure à la faculté qu'ont des personnes, responsables et participant à une interaction, de s'orienter en fonction d'exigences de validité qui reposent sur une reconnaissance intersubjective»3 .

Or ce qui caractérise de telles exigences de validité, tout comme le genre de reconnaissance qu'elles présupposent, c'est qu'elles soustraient la sphère de l'éthique à l'irrationnel : elles font apparaître la solidarité qui associe les activités rationnelles à une éthique de la discussion, elle-même fondée sur les possibilités d'entente que présupposent les interactions dont le tissu social est constitué. A ceci près que pour Habermas, si du moins tel est bien son projet, ces facultés d'entente ne procèdent d'aucun enracinement transcendantal; elles participent, dans le seul horizon du monde vécu et des modes de compréhension qui en font partie, d'une «communauté de communication» idéale et illimitée, que toute argumentation anticipe sans la réaliser. C'est parce que les exigences de validité devant lesquelles nous place l'activité communicationnelle doivent être étendues à la question des valeurs que, selon Habermas, la modernité ne peut être tenue pour achevée. La raison communicationnelle est «le médium à partir duquel se reproduisent les formes de vie concrète», lesquelles «se substituent à toute instance transcendantale».

En approfondissant les conditions des activités orientées vers le succès et en faisant apparaître les activités rationnelles au sens de Max Weber comme des activités communicationnelles, Habermas entend en fait restaurer la possibilité d'une éthique universaliste (d'une raison pratique) et renouer, de la sorte, avec le projet des Lumières. Cependant, une conviction de ce genre dissipe-t-elle les ambiguïtés de la communication dans les sociétés qui tendent à y rechercher une image d'elles-mêmes? L'«activité communicationnelle» permet-elle d'en saisir toutes les composantes et de discerner les compromis et les perversions des perspectives de réelle entente? La pensée de Habermas peut être créditée d'un pouvoir critique de nature à démasquer les faux-semblants de la communication, mais il ne manque pas d'incertitudes sur le statut de l'«éthique de la discussion» et des activités orientées vers l'entente.



La communication à l'épreuve du cynisme



Globalement considérés, les processus communicationnels et les interactions que l'on attribue à la modernité paraissent osciller entre deux pôles. Dans les relations intersubjectives et les structures de communication que domine une rationalité stratégique, l'intercompréhension est subordonnée à des compromis, par rapport auxquels l'entente paraît être indéfiniment différée – sinon annulée dans son principe. L'alternative de l'entente et du compromis trouve une illustration familière dans la notion kantienne d'impératif et dans sa double variante, hypothétique et catégorique. Sauf à poser le principe d'un fondement apportant à l'idée d'un « règne des fins» ou à une idée équivalente une assurance digne de ce nom, tout porte à croire que les seules activités communicationnelles, considérées comme un présupposé des activités rationnelles, au sens de Max Weber, sont incapables d'assurer à l'éthique universaliste que Habermas appelle de ses vœux la garantie qu'il veut leur reconnaître.

Une difficulté – et non des moindres – à laquelle se heurte une vision comme celle de Habermas réside dans le cynisme diffus auquel les sociétés modernes ont donné naissance.Max Weber, s'interrogeant sur la valeur d'une éthique de conviction et sur les possibilités d'une éthique de la responsabilité, observait déjà à quels retournements les sociétés désenchantées exposent la conscience morale. «C'est bien, écrivait-il, le problème de la justification des moyens par la fin qui voue en général à l'échec l'éthique de la conviction. En fait, il ne lui reste logiquement d'autre possibilité que celle de repousser toute action qui fait appel à des moyens moralement dangereux. Je dis bien: logiquement. Car dans le monde des réalités nous constatons sans cesse par expérience que le partisan de l'éthique de conviction fait brusquement volte-face pour devenir un prophète millénariste et que les mêmes individus qui, quelques instants auparavant, avaient prêché la doctrine de «l'amour opposé à la force», font justement appel quelques minutes plus tard à cette même force – à l'ultime force qui aboutira à l'anéantissement final de toute violence – à la manière de nos chefs militaires qui proclamaient lors de chaque nouvelle offensive: C'est la dernière, celle qui nous conduit à la victoire et qui nous apportera la paix.4»

Sous des dehors provocants, le cynisme ancien exprimait ironiquement le souci d'une morale sans illusion ni compromission. Mais les sociétés modernes ont donné le jour à une espèce particulière de cynisme, étroitement mêlé aux fonctions qu'y remplit la communication et au rôle complexe qu'elle joue pour les individus ou les instances de pouvoir. Les processus de rationalisation qui en constituent une composante majeure confèrent au savoir un «regard mauvais» dans lequel on a de plus en plus de mal à reconnaître les espérances que les Lumières avaient fondées dans les progrès de la science et de la raison. En ce sens, Peter Sloterdijk voit dans le cynisme moderne une expression typique de la «fausse conscience éclairée», une conscience «qui a assimilé les leçons de l'Aufklärung, mais se trouve dans l'incapacité de les accomplir»5. Après avoir successivement traversé, non sans mal, la psychanalyse, le marxisme, les événements, le succès puis le déclin des idéologies et bien d'autres choses encore, la conscience éclairée revêt aujourd'hui les traits d'une conscience sans illusion et sans avenir. Comme l'observe Sloterdijk, «la succession des formes de la fausse conscience que l'on a connue jusqu'ici – le mensonge, l'erreur, l'idéologie – doit être tenue pour incomplète; la mentalité actuelle exige qu'elle soit complétée par une quatrième structure: le phénomène cynique». Le cynisme moderne, non seulement simule la communication pour la soumettre à des conditions strictement privées, mais donne résolument congé à toute forme de validité, et par conséquent de consensus. L'entente, au sens où en parle Habermas, ne présuppose-t-elle pas l'existence et la conscience, au moins virtuelle, de fins pouvant être reconnues et voulues comme telles? Les prétentions à la validité qui entrent dans toute argumentation en constituent une composante essentielle et nécessaire. Le cynisme moderne, pour sa part, présente apparemment cette particularité de pouvoir accueillir en lui conscience, savoir et rationalité tout en restant étranger aux normes d'une morale universaliste.

A le considérer globalement, ce cynisme dénoue les liens que les Lumières avaient établis entre le progrès des sciences et du savoir, la capacité, pour chacun, de faire usage de son entendement et les chances d'une émancipation qui devait permettre à l'homme de réaliser les fins morales de l'humanité. Comme l'a écrit Jacques Bouveresse6, «ce que révèle l'analyse du cynisme contemporain, ce sont en effet les interactions de subjectivismes en état de tension et d'alerte permanentes, qui n'ont nullement l'intention de se plier aux exigences d'une raison communicative universelle ou de se laisser réellement communiquer quelque chose, mais cherchent plutôt à utiliser la fiction trompeuse de la communication pour satisfaire des intérêts et atteindre des objectifs tout à fait privés». Pour le cynique, la règle n'est évidemment pas: communiquons! ni même: composons! mais plutôt: «Tu ne vas pas me la faire, je finirai bien par t'avoir!» Il est cette expression moderne de l'affirmation de soi qui se confie à ce que l'on appelle désormais des opportunités. Lié à une expérience singulière des règles, à une forme nouvelle de reconnaissance de la convention et de la vanité des fondements, la communication ne comporte pas pour lui d'autre fin que l'occasion d'une affirmation immédiate. Pour Jean-François Lyotard, comme pour Derrida, l'idée même de consensus est équivoque, et lorsqu'elle se voit accorder le statut d'un a priori ou celui d'un «idéal», elle entre franchement en contradiction avec l'«éthique de la discussion». Et comme le suggère également Vattimo, qui l'associe à un idéal d'autotransparence de la société, elle traduit «un idéal de domination et non d'émancipation7». Mais quelle valeur faut-il dès lors attribuer, si l'on songe à ces incertitudes, à une éthique qui ne s'entoure pas d'autres garanties que celles du «monde vécu» ?

Il semble permis de se demander, avec Karl-Otto Apel, si un concept de l'activité communicationnelle fondé sur ces seules ressources suffit à légitimer une éthique universaliste de la discussion et du consensus. En fait, aux yeux de Apel lui-même, les objections que soulève la théorie habermasienne de l'activité communicationnelle la placent devant une alternative qu'elle échoue à résoudre. Pour Habermas, on l'a vu, l'activité communicationnelle relie la pluralité des valeurs ou des visions du monde à une éthique universaliste fondée sur l'intercompréhension. Mais cette liaison, Habermas la fonde dans les seules conditions de nos jeux de langage et des formes de vie qui leur sont associées. C'est trop peu aux yeux de Apel. Il y a ici une insuffisance de fondement qu'il juge ruineuse et même catastrophique. «Je crois, dit-il, que Habermas se verra un jour dans l'obligation de décider s'il veut persister dans l'incohérence ou restituer à la philosophie sa fonction fondatrice authentique, liée à des prétentions à la validité universelles a priori 8

Pour Apel, la pluralité des jeux de langage ne peut se résorber toute seule dans le principe de fins communes universalisables. Les thèses que défend Habermas se heurtent à des objections qui, faute de fondement a priori, semblent donner raison à Max Weber, pour qui la rationalisation jetait un doute sur la possibilité d'une éthique rationnelle et universelle. Dans un contexte de pluralité des valeurs, des jeux de langage ou des épistémès – pour parler comme Foucault à qui Habermas a reproché de détruire philosophiquement la possibilité éthique d'engagements personnels comme les siens – la question demeure donc de savoir comment dépasser la simple conscience – ou l'impuissance – qui s'attachent à l'incommensurabilité des règles et des formes de vie ? Faut-il renouer, comme le fait Karl-Otto Apel, avec une philosophie transcendantale du langage et de l'intercompréhension ? Nous avons ici affaire à l'un des problèmes réputés majeurs de la solidarité qui associe la communication aux incertitudes éthiques de nos sociétés. Le règne de la communication peut-il être dissocié de la «guerre des dieux»? Dans ce contexte, on peut accorder un relief particulier aux sentiments qu'exprime Karl-Otto Apel lorsqu'il remarque que s'il fallait voir dans les ressources et la moralité du monde vécu un horizon indépassable, alors « il faudrait sans doute (...) en arriver à la conclusion que pour un aristocrate, les normes d'une morale aristocratique ont un fondement ultime, ou même avec Rossavaer, à la macabre conclusion d'une interprétation peut-être conséquente de Wittgenstein, selon laquelle les SS à Auschwitz ont peut-être suivi l'impératif kantien à leur manière, c'est-à-dire conformément aux règles d'application de leur forme de vie et de leurs usages». Pour Apel, l'exigence de légitimation inscrite au cœur de la rationalité communicationnelle ne se sépare pas de la nécessité d'un fondement ultime qu'il recherche, pour sa part, dans une pragmatique transcendantale. Il est vrai que ce désaccord, pour essentiel qu'il soit, n'affecte pas les orientations majeures de la théorie communicationnelle, pas plus que la conviction qui l'apparente au «projet de la modernité».

 

Transparence et postmodernité

 

Au contraire, pour les auteurs qui épousent les thèses de la postmodernité, les idées défendues par Habermas ou Apel traduisent la volonté révolue de maintenir, contre vents et marées, l'emprise d'un point de vue central et unitaire. Jean-François Lyotard soupçonne Habermas et Apel de vouloir créer, à côté des grands récits de légitimation qui appartiennent à la modernité, un récit de plus. L'intérêt qu'ils prêtent à la communication dans les sociétés d'aujourd'hui devrait au contraire les en dissuader. N'y a-t-il pas une correspondance entre la dissolution des grands récits, le développement des mass-médias et l'entrée dans la postmodernité? Pour Gianni Vattimo, « le terme postmoderne a un sens lié au fait que la société dans laquelle nous vivons est une société de communication généralisée». Certes, l'importance accrue des moyens de communication audio-visuels a souvent été perçue comme un facteur aggravant de standardisation, et ceci dans un monde déjà amplement nivelé. Selon Lucien Sfez, on tend ainsi à confondre la représentation et l'expression. «On prend la réalité représentée pour la réalité exprimée.» Si la rationalisation dont parlait Max Weber a débouché sur une autonomie croissante des sphères d'activité, elle ne s'est pas moins accompagnée – l'un n'exclut pas l'autre – d'un alignement des normes et d'une extension des conformismes que le culte du nouveau ne parvient même plus à masquer.

Pourtant, on peut aussi avoir l'impression que notre ère est celle de la multiplication des singularités, des possibilités pour elles de s'exprimer et de l'accentuation de la relativité des points de vue. Celle-ci, tout en s'articulant aisément au cynisme ambiant, favorise l'indétermination de l'ensemble, l'absence de direction, et une situation de communication décentrée qui associe l'évolution des médias audiovisuels à la postmodernité, c'est-à-dire à « l'incommensurabilité, l'hétérogénéité, le différend, la persistance des noms propres, l'absence de tribunal suprême». L'un des griefs adressés aux mass médias (à côté de la menace d'une société standardisée comme celle du «Grand frère» dans Le meilleur des mondes d'Huxley ) réside dans la dissolution du principe de réalité. Mais, pour tous ceux qui saluent aujourd'hui la fin de la modernité, autrement dit l'abandon d'un point de vue unitaire sur le monde et sur l'histoire, le «principe de réalité» n'en était après tout qu'une expression caractéristique. Heidegger, Nietzsche et Wittgenstein, pense Vattimo, nous ont révélé la vanité des fondements ultimes et des idéaux émancipateurs issus des Lumières: «Dans la société des médias, à la place d'un idéal émancipateur modelé sur l'autoconscience épanouie, sur le parfait discernement de l'homme qui sait comment les choses se passent (que cet idéal soit l'Esprit Absolu de Hegel ou l'homme libéré de l'esclavage de l'idéologie tel que Marx l'envisage), s'installe un idéal d'émancipation basé plutôt sur l'oscillation, la pluralité et en définitive l'érosion du «principe de réalité» lui-même». Si bien que pour Vattimo, l'érosion du principe de réalité ne constitue pas une grande perte: «L'émancipation consiste plutôt en un dépaysement qui est aussi, et en même temps, une libération des différences, des éléments locaux, de ce que nous pourrions appeler, en un mot, le dialecte. Privé de l'idée d'une rationalité centrale de l'histoire, le monde de la communication généralisée explose sous la poussée d'une multiplicité de rationalités "locales" –minorités ethniques, sexuelles, religieuses, culturelles ou esthétiques – qui prennent la parole, non plus bâillonnées et jugulées (enfin) par l'idée qu'il n'y a qu'une seule forme d'humanité vraie à réaliser au détriment de toutes les particularités, de toutes les individualités limitées, éphémères, contingentes.»

Avec la postmodernité et les médias paraît donc s'annuler le souci habermasien de pourvoir la modernité d'une éthique qui en accomplirait les promesses. L'autotransparence postmoderne est dans la mise en lumière de la pluralité, dans l'oscillation et la libération des différences, à l'image d'un monde leibnizien privé de préétablissement et de principe du meilleur. Max Weber associait à son rationalisme le scepticisme qu'imposait à ses yeux la pluralité des systèmes de valeurs. Les penseurs postmodernes s'accommodent de cette pluralité, mais d'une autre manière. Vattimo explique que la libération des différences ne signifie pas l'abandon de toute règle. L'érosion du «principe de réalité» est de nature à promouvoir un dépaysement tel que, dans la conscience de l'altérité, de l'historicité et de la contingence, la possibilité se ferait jour d'une conscience de soi plus juste et d'une autre émancipation. Pouvons-nous toutefois être assurés d'avoir à ce point pris congé du relativisme ordinaire qu'il soit permis d'en écarter aisément les périls? La «pensée faible», celle qui a renoncé à s'armer des dispositifs conceptuels de la puissance, dessine-t-elle vraiment le visage d'un avenir, celui d'une culture postmoderne ou post-philosophique, qui abolirait, en même temps que la violence, l'impérialisme d'un point de vue central et contraignant ? On mesure à ces questions les enjeux d'une communication ouverte à la pluralité des versions du monde. Vattimo salue dans la postmodernité et dans l'avènement des médias les prémisses d'une telle culture. Habermas, lui, craint de trouver dans la liquidation de la modernité un nouveau conservatisme. Les processus de communication – les actions communicationnelles, dans le langage de Habermas – sont-ils cependant porteurs des espoirs éthiques, politiques et sociaux dont il les crédite ? Richard Rorty a probablement raison d'observer que Habermas partage, au fond, avec les marxistes, et avec une partie de ceux qu'il critique, la conviction que «la signification véritable d'une conception philosophique réside dans ses implications politiques». Mais les sociétés de communication présentent sans doute ceci de particulier qu'elles n'offrent aucune garantie sur ce plan-là. En un sens, c'est cela même que pourrait vouloir dire la postmodernité. Il n'en est que plus étonnant de voir ses artisans ou ses adeptes expliquer que cette voie est la bonne, et qu'après le temps de la dissolution des grands récits et des vieux idéaux, le temps est venu de prendre confiance dans les possibilités qui se dessinent devant nous. Une attitude plus juste et plus cohérente consisterait nous semble-t-il à reconnaître que pour les questions que posent la situation du monde et les évolutions qui s'y dessinent, il n'est guère prudent de se rassurer en laissant entendre que, de toute façon, le pire nous sera épargné. Après tout, d'un point de vue éthique, la «rationalité» ne réside-t-elle pas davantage dans les efforts que nous sommes à même d'entreprendre, les fins visées et les moyens mis en œuvre, que dans un quelconque modèle dont la communication, la modernité ou la postmodernité tracerait les contours ou montrerait le chemin ?

1. Roger Crémant, Les matinées structuralistes, Robert Laffont, «Libertés», 1969, p. 9.

2. Cf. ce que suggérait Jean-François Revel dans son livre Pourquoi des philosophes (Robert Laffont, «Libertés», 1957, p. 25): «Dans notre tradition philosophique, telle que l'imposent les quelques milliers d'ouvrages qui la contiennent matériellement, une inversion de sens a donc fait que les philosophes ne nous invitent plus à comprendre que leur propre système. Or, un système philosophique n'est pas fait pour être compris: il est fait pour faire comprendre.»

3. Cité par Dominique Janicaud dans Le tournant théologique de la phénoménologie française, «Tiré à part», L'Eclat, Combas, 1991.

4. Ibid.

5. Les penseurs allemands bénéficient depuis longtemps, en France, d'une reconnaissance privilégiée, généralement tenue pour naturelle, comme le montrent les célébrations quasi rituelles des vertus philosophiques de la langue allemande. Bien entendu, cette reconnaissance concerne en priorité les penseurs qui y puisent une «profondeur» que le français n'autoriserait pas, à moins de le soumettre au genre de torsions et de contorsions dont certains traducteurs français de Heidegger sont devenus experts. Nos goûts, à ce sujet, peuvent expliquer pourquoi les philosophes allemands contemporains éveillent ordinairement un intérêt bien moindre que leurs aînés.

6. L'image qui s'est récemment imposée dans les médias tend à accréditer l'idée d'un intérêt aussi soudain que généralisé pour la philosophie et les philosophes. La preuve en serait donnée par les tirages dont bénéficient certains livres, la fréquentation des «cafés philosophiques», bref l'existence d'une «demande» que certains n'hésitent même pas à comparer à ce qui s'est passé à Athènes à l'époque de Socrate. Cette pseudo-découverte recouvre en fait un double mensonge en laissant croire : 1) que la demande du public vise une chose que la philosophie est à même de donner, comme si cette demande était «philosophique» et comme si ce que la philosophie peut offrir était en soi parfaitement clair; 2) que la situation de la philosophie, toutes tendances ou toutes écoles confondues est florissante, alors qu'un très grand nombre de livres publiés ne pourraient l'être s'ils ne bénéficiaient d'aides et de subventions diverses, ou si certains auteurs et éditeurs n'y consacraient leur temps sans en attendre aucun bénéfice. Ce n'est évidemment pas le cas de la philosophie qui se pratique dans les cafés, les cabinets, etc. Mais il est vrai que celle-ci «fait du bien», comme le suggérait récemment, dans une émission de télévision, un «cafetier» aux accents gascons. Je préfère ne rien dire des déclarations qui laissent entendre que, d'un bout à l'autre de la chaîne, si je puis dire, il s'agit bien de «la même chose».

7. J. Bouveresse, La demande philosophique, L'Eclat, «Tiré à part», Paris, 1996.

8. Les chap. VI et VII. Les autres chapitres (I à V, VIII et IX) ont été primitivement publiés, dans une version différente, dans Critique (chap. I), la Revue Internationale de philosophie (chap. II), Etudes (chap. III et V), Philosophiques (chap. IV), Le Banquet (chap. VIII), Philosophie politique (chap. IX).

9. La demande philosophique, op. cit., pp. 10-11. La proximité de Bouveresse et de Rorty sur ce point n'entame en rien le désaccord qui existe entre eux, comme le montre ce livre sur de nombreux autres points. Il ne peut être question ici d'en donner une idée plus précise, ni de dire pourquoi je m'écarterais, chemin faisant, de certaines convictions défendues par Bouveresse, au demeurant plus proche de Putnam que de Rorty.

10. J.-P. Cometti, Philosopher avec Wittgenstein, «L'interrogation philosophique», PUF, Paris, 1996.

11. J'ai tenté d'en donner un aperçu dans «Le pragmatisme, de Peirce à Rorty», in M. Meyer (éd), La philosophie anglo-saxonne, PUF, Paris, 1995.

12. On me permettra d'ajouter que cette exception n'est pas un hasard, comme le suggère le texte que Bouveresse écrivit il y a plusieurs années pour un volume publié en Angleterre, sous le titre: «Why I am so very unfrench» [WSU], in Philosophy in France Today, éd. par A. Montefiore, Cambridge University Press, 1983.

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