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«J'ai plus que jamais la conviction qu'aujourd'hui
une existence convenable n'est possible qu'en marge
de la société, en risquant naturellement
avec plus ou moins d'humour qu'elle vous lapide
ou vous condamne à mourir de faim.»
Hannah Arendt
«Je suis né. Je suis né de l'ombre,
je suis né dans l'ombre et mon désir
fut longtemps qu'on ne m'arrache pas
à l'ombre où je suis.»
Pierre Goldman
à Raphaël et Ruben
Aux Archives de la ville de Gorizia, dans les colonnes des années 1910, 1943, 1944, à côté des noms de Carlo Michelstaedter, Emma Luzzatto-Michelstaedter et Argia Cassini, une main anonyme a ajouté quelques lignes au crayon........... ....... ................
Carlo Michelstaedter, né le 23 juin 1887, à Gorizia, Frioul autrichien. Décédé le 17 octobre 1910, à Gorizia (suicidé)...
Il laissait des poèmes, des écrits, des dessins, des toiles, des lettres, des amitiés, des courses à la nage, quelques étés. Un éblouissement tel que n'en produisent que les humains
Emma Luzzatto, épouse d'Alberto Michelstaedter, née le 17 octobre 1854, à Gorizia, Frioul autrichien. Décédée le ... 1943 à Auschwitz...
Elle avait 89 ans. Elle faisait partie des 45 individus choisis arbitrairement par la gestapo parmi la population juive de Gorizia. Elle est morte le jour de son arrivée. Elle laissait une maison et des souvenirs vacants. Des pas, des rires, des voix, les ombres des persiennes et les raies de lumière qu'elle traversait, une entaille sur le mur, quelques miettes, un peigne, un trou dans le drap, le livre qu'elle lisait, un nom qu'elle murmurait encore
Argia Cassini, née le 26 juillet 1887 à Gorizia, Frioul autrichien. Décédée en 1944 à Auschwitz...
En 1908, Argia Cassini avait passé l'été à Pirano en compagnie de Carlo Michelstaedter. Ils avaient 21 ans. D'elle, il écrivait : «À côté de moi, au piano, joue celle que j'appelle la «créature musicale». Dès qu'elle est libre, elle joue du piano et c'est un enchantement? elle est quasi sauvage et semble une enfant, mais elle a un fond passionné qui se révèle seulement dans certains déclics soudains et quand elle joue, parce qu'elle joue avec toute son âme?»
En 1944, Argia Cassini est morte à Auschwitz. Elle aussi faisait partie du convoi de Gorizia du 23 Novembre 1943. Elle était dans la Résistance anti-fasciste et tout ce qu'elle possédait a été confisqué ou détruit par les nazis. D'elle, il reste la photo d'une jeune fille brune et ce souvenir sonore dans une lettre.
On peut imaginer une après-midi brumeuse, dans ce haut Frioul redevenu italien. Une femme a demandé à consulter les registres d'archives, sous prétexte de faire une recherche historique. Elle est arrivée tard, presque tout le monde était parti, elle a dit qu'elle n'en avait pas pour longtemps. Avant, elle a marché dans Gorizia. Elle ne cherche rien ou plutôt elle porte avec elle ce qu'elle cherche. Elle est entrée aux Archives, par jeu ou parce qu'elle ne croit pas qu'ils soient vraiment morts, en tout cas pas comme ça, dans une sentence administrative. À côté de leurs noms, elle n'a pu écrire que quelques lignes, faute d'espace. Elle a regardé dans d'autres registres pour voir si quelqu'un avait fait comme elle, pour d'autres. Elle n'a rien trouvé, mais elle n'avait que peu de temps.
Elle voulait les aider à fuir l'implacable rhétorique de ces mots administratifs, ajouter l'ombre portée de ces trois individus. La petite ombre qui se sauve en emportant ce qu'elle peut, un parfum, la vision d'une fenêtre, la silhouette d'un végétal, du presqu'invisible, ce qui ne peut être détruit. Ensuite, elle est allée directement à la gare. Aux Archives, personne ne se souvient d'elle et les registres des années 1910, 1943, 1944 ont été remisés au sous-sol, faute de place.
À l'aube d'un jour de janvier, une jeune fille est assise sur un banc. Elle revient d'un long voyage. Un passant la trouverait sûrement banale, d'une taille moyenne, brune et mal coiffée, disparaissant dans un grand manteau. Mais si quelqu'un voulait bien s'arrêter et l'observer plus attentivement, il serait bouleversé par la vivacité de son regard sombre, l'arc de ses sourcils, et sa presque totale absence. Il pourrait s'attendre à la voir se détacher du sol, ne laissant que son ombre, et s'envoler jusqu'à cette fenêtre qu'elle regarde.
... Je reviens et tout a changé, sauf mon souvenir. Un vent violet souffle sur la ville, et l'espoir, paraît-il, a été inventé pour les désespérés. Derrière la maison il y avait un square. Il est miteux maintenant, mais personne ne semble même s'en douter. Il continue de porter le nom de square, comme les poteaux et la chose râpée continuent de porter les noms d'arbre et de pelouse. Les bancs sont les mêmes livres de pierre.Et la fenêtre est là, par où je voyais se profiler ta silhouette.
J'avais dix ans, je venais après l'école. Je contournais la maison le long du square. Je montais quelques marches en courant, je frappais; tu disais mon nom à travers la porte: «Argia?» J'entrais alors dans ton atelier comme le naufragé aborde une île. Je laissais derrière moi le désenchantement qui engloutissait mon enfance, l'infantilisme indifférent des adultes. J'entrais dans un lieu d'où la peur était absente.
Tu peignais des ombres. Et toi, qui peignais ces toiles, tu n'as jamais été vivante de la même vie que nous. Des choses et des êtres, tu voyais la poussière, les ondes, les lignes, les ombres. Quelque chose que tu avais conservé obstinément à travers les falsifications de plus en plus obsédantes du monde. Tu regardais au fond de toi-même et l'enfant que tu y trouvais, déjà avait vu, là-haut, à la surface du temps, se dérouler une vie.
Dans ce lieu secret tu retournais sans cesse pour déposer quelque chose. Exactement comme nous faisions avec les cailloux, les bouchons, les capsules; les débris arrachés à cette réalité qui ne nous concernait presque pas.
J'ai cru alors que tous les autres étaient comme ça; avec ce secret en eux et cette manière de faire surgir, autour d'eux, un monde. Je me trompais. Mais toi, tu ne me trompais pas. De tout ça, tu n'as jamais parlé. Tu ne m'as rien expliqué. Tu me regardais regarder tes toiles, tu n'attendais rien. Il te suffisait que je sois là, que j'existe.
Je n'ai plus jamais rencontré quelqu'un comme toi. Tes ombres et tes silhouettes peintes étaient un passage secret vers la vie, ton regard voilé était tissé à même le rire. Tu en gardais toujours une petite trace dans le timbre de ta voix. Les après-midi passaient au rythme de ton pinceau sur la toile. Dans l'atelier, il y avait des livres, de la poussière, un désordre où je pouvais dissiper toutes mes métamorphoses d'enfant. Tu avais surgi dans ma vie. Un copain m'avait appelée dans la rue, et j'avais vu cette passante tourner la tête lentement, comme si elle suivait la trajectoire de ce nom, je l'avais vue vaciller au moment où ce nom et ce regard m'avaient enfin atteinte. Tu m'avais dit: «C'est donc toi, Argia.» Et j'avais compris que ce nom existait avant moi, que tu t'étais promenée, attendant le jour où il se poserait sur quelqu'un.
Après, je t'ai regardée peindre, et j'ai compris que tu cherchais quelque chose dans le temps, quelque chose que tu ne voulais pas voir enfoui dans une mémoire générique. Une fois, je t'ai entendue dire que tu avais souvent l'impression, non pas de peindre, mais au contraire de gratter la toile, d'effacer des couches successives. Et moi aussi, plus tard j'ai déchiré les strates, j'ai enlevé des couches de peau à la terre, au bitume, aux nuages. Si tu savais toutes les routes que j'ai parcourues. Il n'en reste qu'une couleur, un regard, un mot toujours différent, des infimités. De mon enfance il reste ta fenêtre, là, devant moi. Pendant des années, elle n'a été qu'un point lointain, presqu'imperceptible. Admettons que tu sois là, identique, debout devant ton chevalet avec tes mains qui tremblent légèrement et que tu continues d'entendre mes pensées. J'aimerais te raconter ces années, mais si je tente de le faire, le retour me contraint à regarder autour de moi. C'est comme un puits qui se tarit d'un coup, tout le souvenir est absorbé par les parois. Il est tétanisé. Et autour il y a des strates nouvelles que je ne peux pas décrire, que je ne connais pas. Elles se sont décalquées sur le souvenir que j'ai de cette ville, de toi, de ta voix, surtout de ta voix?
Tard dans la nuit, à l'approche de l'aube, seule dans un atelier, une femme peint. Elle a écrit sans être écrivain, elle a combattu sans être combattante. Maintenant, elle a décidé de peindre une seconde fois. Pourquoi une seconde fois?
Depuis longtemps, elle parle seule ou avec les ombres. Les ombres absorbent ses paroles comme la peinture absorbe ses pensées, de particule à particule. Des êtres ont traversé l'espace autour d'elle, certains y sont restés plus longtemps, d'autres ont été déroutés par ce monologue silencieux, par les ombres, par le monde repoussé au-delà des murs, par la poussière, par le désordre, par tout ce qui semble inachevé et qui est l'accord entre l'inachèvement du monde et sa vie déjà plusieurs fois passée. Une vie comme une marée, qui laisse sur le sable de la grève des débris et des matières jusqu'à ce qu'une autre vague les emporte.
L'ombre est son modèle pour cette nuit. Une ombre qui en recèle d'autres, qui vient, qui se détache, qui la suit depuis tant d'années qu'elle s'est confondue avec elle. Des circonstances, des hasards, des coïncidences. Une après-midi sur une place, une feuille glissée dans un livre, une lointaine lecture volée à l'angle d'une bibliothèque, des bribes auxquelles elle s'est attachée comme d'autres s'attachent à des objets, à toutes choses familières. Il y a si longtemps, elle aussi repoussait la familiarité et l'habitude d'un revers de main. Mais peu à peu, elle s'est amusée à creuser le temps grain à grain, le temps éparpillé autour d'elle dans le désordre de son atelier, sculpter des poussières, laisser la distance à l'arpenteur.
«Je n'ai jamais cessé d'y penser, à ce que l'érosion et mon hypermétropie sont mes meilleures alliées. Roches, collines, falaises: ruines et vestiges. Même si je m'en approche, elles restent lointaines, comme si je les voyais d'une autre rive. C'est venu comme ça, les lignes se sont juxtaposées, et avec les lignes, le temps. Depuis, je séjourne dans les condensations et je peins toujours plus serré, plus condensé. La vision des choses se résume dans mon oeil, il reste les taches de couleur, les lignes de lumière, des ruines et leurs ombres.
Je suis une mutante, non scientifique, non fictive, je ne suis pas le produit d'une guerre atomique, ni d'expériences médicales. Je ne viens pas d'une autre planète. Je fais un voyage dans le temps.
À travers ces lignes et ces ombres, un événement revient comme si une fenêtre s'ouvrait à la surface de l'ombre sur une après-midi noyée de chaleur jusqu'à l'hallucination. Une petite place, une ville. Sur un mur jaune, un cadran solaire et l'ombre d'une silhouette humaine qui s'en détache lentement, recouvrant les pavés larges et clairs de la place. Elle tend son bras d'ombre vers le cadran solaire d'où elle vient, vers une couronne de silhouettes humaines, de la plus petite à la plus grande. Une minuscule humanité d'ombres qui indiquent le temps et ne se rencontrent qu'à midi, alors qu'elles se concentrent toutes en un point. Une humanité d'encre traversée d'une myriade d'étincelles de couleurs auxquelles viennent s'ajouter les filaments d'un lointain orage à travers le soleil. Les strates de l'histoire se déchiffrent dans cette lumière offusquée, celle que chacun emporte avec lui dans les profondeurs géologiques du temps, ces strates et ces replis du temps sont les lieux de prédilection des ombres. Les autres, les personnages, les emblèmes, les symboles, séjournent dans les strates les plus évidentes, les plus visibles, les super-strates. Bien du temps peut passer avant qu'une lumière fragile ne vienne visiter les galeries secrètes.»
... J'ai marché, il fallait bien que je mesure l'étendue de l'hiver. Janvier. Le ciel est si proche du bitume. La nuit enveloppe le jour. J'ai soulevé une feuille échappée à l'humus, imprimée depuis l'automne dans la terre. L'empreinte qu'elle laissait était une carte de gel, la découpe d'ombre d'une fenêtre, un espace infime où me dissoudre. C'est ce qui m'a amenée ici.
Elle est là, celle que j'imaginais si différente, que j'imaginais ailée, embusquée, parlant une langue inconnue. Et elle est cela aussi, embusquée depuis si longtemps que je ne décelais plus sa présence. Elle est restée assise sur ce banc, elle cherche cette autre Argia. Cette petite ombre qui, de la toile où elle était peinte, s'est glissée sur un visage d'enfant et ne s'en est plus détachée, jusqu'à ce que cette enfant comprenne que l'histoire n'est pas un tourbillon de dates et de faits, mais un tourbillon de noms et de visages, d'ombres et de gestes.
Je suis revenue. Il ne pouvait en être autrement. Un abîme minuscule s'est ouvert, j'ai vu une ville humaine, j'ai senti une accumulation. Sans doute la mémoire. La mémoire est une accumulation dans le présent d'un passé qui n'existe que pour moi. Dont je ne partage avec d'autres que ce que nous en avons appris. Plus quelques coïncidences?
L'histoire que je connais avec tous les vides de mon inconnaissance, je peux la combler de mots et d'images. Des pans entiers de siècles, des milliards d'êtres vivants me resteront inconnus. Je peux me remémorer un passé extrêmement lointain et m'arrêter en chemin, perdue, au milieu d'un siècle dont je ne sais rien. D'un coup la chaîne s'est rompue. Un trou dans le temps et l'Histoire se disloque. On voit alors nettement toutes les couleuvres que l'on avait consciencieusement englouties. Les gorgones moches d'une mémoire avalée sans mâcher. Quel mot pourrait à lui seul définir toutes les lignes qui s'enchevêtrent, s'éloignent, se croisent, les multiples métamorphoses, parfois simultanées, qui sillonnent le temps? Rien n'empêche, bien sûr, d'inventer encore des lois nouvelles aux parallèles, de calculer et calculer encore à l'incommensurable près. Entre les chiffres, il y aura toujours d'incalculables espaces.
Avant la ville, il y avait un petit groupe de maisons, et avant, une seule, et avant encore, pas de maisons du tout. Mais avant le temps, il y avait un petit îlot de temps? Qui s'accumule et qui déborde?
Et qu'est-ce que l'histoire nous a appris?
Il était une fois, il était des millions de fois, une jeune fille. C'était dans cette période d'après-guerre. L'espoir et le deuil se partageaient les âmes. Et puis la honte aussi. Mais elle, ça ne la concernait pas. La honte, ça ne concerne pas tout le monde. Elle s'est mise à peindre et à attendre. Elle attendait que ça passe. Cette impression toujours vive, de ne plus reconnaître personne. Alors qu'elle n'avait pas bougé de toute son enfance. C'est long une enfance. Pour elle, ça avait été très court. Cinq années de guerre. Elle était restée cachée, inexistante. Dépendante de la bonne volonté de gens qui pouvaient soudain avoir peur, ou en avoir assez, et l'abandonner. Quand elle s'est réveillée, elle était adulte. Le monde était en ruines et tous les autres, ses autres à elle, n'étaient plus que des noms sur un mémorial. Sur le mémorial après une guerre, il y a des noms de soldats, morts pour leur patrie. Pourtant là, il y avait des noms de femmes, d'enfants, de bébés, de vieillards. Elle a appris à vivre sans autres, à ne pas se mettre à hurler quand elle passait devant la maison de ses amis. Tout ce qui restait de son enfance, c'était un espace seulement imaginé par elle, où elle avait vécu en silence, sans presque respirer. À quoi échappait-elle, auquel les autres n'avaient pas échappé? Ce «quoi» s'est d'un seul coup déversé sur ses quatorze ans. Elle a vu. Elle a vu l'histoire. Elle a vu cette masse et elle a cherché instinctivement du regard, comme on cherche sur une photo de classe, les visages de ceux qu'elle aimait. Et comme une enfant, comme l'enfant qu'elle était encore et pour la dernière fois, elle a murmuré: «je vous tirerai de là.» Elle ne savait pas du tout comment elle les tirerait de là. Elle ne se souvenait plus de personne, seulement de leurs ombres qui n'avaient jamais cessé de revenir vers elle pendant tout le temps où elle était cachée et où elle imaginait sa vie d'enfant qui continuait peuplée d'ombres et de fantômes. Elle s'est mise à peindre les ombres qui ne la quittaient plus et puis elle a continué à leur parler.Elle les tirait de là?
Maintenant je ne peux pas aller vers cette fenêtre, je ne peux pas lui dire : je suis revenue. Le temps a débordé, qui sait comment? Je ne suis plus l'enfant qui regarde sans étonnement. Celle qui est là, aujourd'hui, ne regarde pas l'ombre, c'est comme si l'ombre se déversait sur elle sous forme de sons. Et je n'en ai aucune mémoire. Il ne reste que la découpe de la fenêtre, et un regard. Ce rectangle noir de la fenêtre, cette brèche dans le temps dont, enfant, je ne savais rien.
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Aucune inquiétude ne trouble le mouvement du pinceau. Elle écoute son modèle, un modèle-ombre que la soudaine lumière du matin imprime sur son visage. Un masque qu'elle semble arracher à la toile au fur et à mesure qu'elle peint.
«Avec cette adresse que seule connaît la main enfantine, un trait a été dessiné. Première trace, première décision. L'espace blanc est partagé, délimité, un ensemble de points, une ligne, et elle dit: je suis là, je suis un être humain, relié par ce trait à l'ensemble de toutes les écritures, je suis entrée dans le cercle et j'ai vu l'ombre d'un point hors du temps mesuré.
Je n'ai plus qu'à saisir ce trait, qu'il se déroule jusqu'à l'horizon ou qu'il s'enroule sur lui-même, à mes pieds, désormais je suis funambule et il est mon balancier.
Mais qui? qui saisit ce fil? On dit le fil du discours et c'est de discours qu'il s'agit, pas de fil. On fait taire les enfants, on leur dit qu'apprendre à se taire, c'est apprendre une seconde fois à parler. Mais pourquoi une seconde fois? Leur parole enfantine serait-elle comme les terribles tables de la loi? Ils doivent se taire et écouter, apprendre à parler, non plus remuer en eux les mots et les faire sortir par jeu comme des bulles. L'enfant ne parle pas, il souffle. Ce qu'il a découvert en naissant, ce n'est pas le langage, c'est l'air. Il ne cesse de l'explorer. Jusqu'au jour où, à travers l'espace immense pour lui, parvient cette sentence : tais-toi! Ravale d'un coup en toi tous les mots et les sons. Gonfle-toi comme un ballon, ouvre tes oreilles et n'utilise plus les mots et les sons que sous une forme cohérente, enchaînée, balisée. Mais le plus souvent, on dit simplement : tais-toi ! Et l'enfant se tait et ravale les mots et les larmes et voit la grande bulle dans laquelle il naviguait depuis quelque temps, brisée à ses pieds. «Welcome to the world!» Il a franchi la limite ; il est enfin parmi nous. Aphasique. Ses conquêtes sont anéanties. Toutes les îles minuscules dont il parsemait ses dires sont noyées sous le flot continu et semblable dans son absurdité. Les noms des choses semblent s'articuler avec une cohérence parfaite, et avant même qu'il ait eu la possibilité de comprendre le verbe ?sembler', le filet s'est refermé sur lui et le verbe ?sembler' a été éliminé. Les noms des choses s'articulent avec une cohérence parfaite. Il en mettrait sa main au feu, s'il en avait un, mais il sait déjà de source sûre que ce n'est qu'une expression et que si on forçait quiconque à la mettre en pratique, elle tomberait assez vite en désuétude comme disent les ânes savants. Les choses ne s'articulent-elles pas avec une cohérence parfaite?
J'ai fait connaissance avec la première ébauche d'un monde minuscule à ma mesure. Je suis entrée dans le premier microcosme de mon voyage dans le temps. Je n'ai jamais cherché à connaître les ombres. J'ai traversé leur territoire et elles sont venues vers moi. Chacune d'elles portait une matière, qu'elle échangeait, et qui servait à la construction des microcosmes successifs, étant bien entendu que tout microcosme découvert, serait immédiatement abandonné. Les diverses matières échangées semblaient toutes semblables, et elles l'étaient en effet. Le jeu consistait à construire, avec ces matières semblables, des microcosmes toujours dissemblables.
Elle mélange les couleurs.
«Celles de l'ombre sont toujours à recommencer. C'est un apprentissage de toutes les nuances et de toutes les intensités de la lumière. Il faut imaginer la matière de ce qui est projeté, son épaisseur, ses scintillements et ses vibrations lumineuses pour saisir celles de son ombre. Un être vivant, un végétal, un minéral, un objet, n'ont pas la même ombre. Et tout dépend encore de la lumière qui les projette. Diluer tout ça dans les couleurs fait une étrange musique. Il y a des rythmes, des silences, des instants lugubres où rien ne prend, où l'ombre s'enlise dans une pâte informe qui sèche tout de suite.»
Elle est souvent obligée d'avoir recours à une loupe.
«Sous la surface du verre grossissant apparaît un condensé d'encre noire, où se déverse toute l'attente. On nous a fait croire que tout était écrit, et nous l'avons cru. Nous attendons, et aucun ange ne siège à nos côtés. Dans les pages innombrables, si nous lisons notre destin, l'encre nous ne la voyons pas. Nous oublions la matière dont il est fait. Dans ces pages innombrables, nous ne voyons pas les éparpillements de maladresses, les hésitations, les papiers collés, les ratures, l'ombre qui bégaie. Chaque pavé contre lequel le pied bute, chacun de ses grains, contient un livre, une vie. Des sirènes silencieuses, inquiétantes, impassibles, c'est ce que renferment tous les pavés de cette ville.»
Elle rit en elle-même dans le petit matin venteux qui harasse les arbres autour de l'atelier. Rarement un tel vent a secoué la ville avant le jour, repoussant le soleil plus bas sur l'horizon, étirant la nuit sur les heures de l'aube. Elle rit en donnant de petits coups de pinceaux furtifs à chaque bourrasque. Par la fenêtre ouverte, de grands tourbillons soulèvent la poussière de toiles anciennes, découvrant des couleurs nouvelles, comme si le jour se levait à l'intérieur de l'atelier sur des îles éphémères.
Elle pense qu'il y a trois choses parfaites en ce monde: la voix, si elle se voile de limaille, une voile (blanche si possible et petite) lorsqu'elle passe derrière un rocher, et le regard d'une femme âgée alors qu'emmitouflée dans des couvertures et assise droite, elle observe l'écume des vagues, pendant qu'à ses pieds des enfants presque nus se roulent sur le sable, prenant sur eux toute l'éblouissante paresse de l'été.
Elle rit plus encore à imaginer son propre étonnement si quelqu'un venait lui demander: pourquoi ? Pourquoi ces trois choses se sont fixées dans sa mémoire jusqu'à lui donner une idée précise de la perfection? Alors qu'il lui serait impossible de peindre ne serait-ce qu'une de ces choses sans la détruire immédiatement. (La voix mise à part peut-être.)
... Je suis là. Il y a ce rectangle noir devant moi. Au fond, j'imagine l'atelier, la poussière. J'ai oublié tant de choses, et bizarrement c'est tout ce que j'ai oublié dont je me souviens maintenant. Grâce à dieu, j'ai oublié. Comment imaginer un instant qui ne serait que remémoration. La confortable certitude que les pavés d'une ville ne contiennent rien d'autre que la matière du pavé. Pas une fissure. Je serais comblée, certes, mais ligotée au mât, ou les oreilles pleines de cire. Heureuse, tel Ulysse et ses petits expédients. Prête pour la représentation: «Ulysse chez les petits bourgeois.»
S'il avait affronté les sirènes sans petits expédients, ni pour lui, ni pour son équipage ? L'Histoire l'aurait peut-être plus vite oublié, le bateau se serait échoué sur les écueils, personne sans doute n'aurait survécu. Mais qui sait? Qui sait si chaque marin n'aurait pas finalement entendu ce chant. Ce fichu chant. Si au lieu de ramer dans la tempête comme des damnés, rendus sourds par la ruse et la présomption de leur chef, ces hommes d'équipage n'auraient pas préféré entendre et se jeter dans les flots, plutôt que de finir quelques pages plus loin, toujours grâce à la ruse et à la présomption dudit chef? Combien de choses a-t-il fallu oublier pour faire place dans ma mémoire à une Odyssée qui n'existe que sur le papier? Et combien, après cet Ulysse de papier, ont-ils interprété le rôle ? L'encre, ils ne l'ont pas vue. Ses dimensions, sans doute, leur avaient échappé. Les dimensions, c'est important pour eux. Pourtant homme ou livre vus d'une autre planète sont à peine des points. Le monde n'est pas la bibliothèque d'un dieu céleste, il est cette multitude de points et l'infime espace entre chaque point. L'accord entre le point et cet espace détermine l'accord entre les points. C'est ça l'humanité. Je ne peux pas la voir autrement. Lui donner une dimension surhumaine condamne à placer au loin un dieu attelé à la lecture de cette partition de points agglutinés, dont lui seul connaît les clés et les règles. Et de l'espace entre les points, qu'advient-il?
Il a fallu m'accoutumer au retour. Ici aussi je suis revenue, et je n'ai que ces espaces infimes. La petite fille que j'étais s'est assise sur ce banc et a regardé la fenêtre, elle aussi.
C'était la première fois qu'elle venait. Elle hésitait. Elle savait que si elle passait cette porte, elle allait saisir un fragment de monde qu'elle ne pourrait jamais rejeter. Elle avait vu cette femme devant elle, elle l'avait vue portant un monde et cette rencontre était un voyage interplanétaire. On ne part pas pour un tel voyage sans un peu de crainte. Mais quelque chose a été plus fort et ce n'était pas la curiosité. C'était une des mille formes et sous-formes de la bonté. Une bonté d'enfant, rude et sans pitié.
Alors je suis montée. Quand je suis entrée, elle était à la fenêtre, elle souriait
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