éditions de l'éclat, philosophie

PATRICIA FARAZZI
LA VIE OBSCURE


 

 

 

"Carlo Michelstaedter, l'adolescent qui a écrit cela, qui était-il? Et lui, et les autres, étaient-ils destinés à devenir de l'informe, de l'insoutenable, du quantifiable, du générique? "Connais-toi, toi-même", disait le sage. Déchiffre-toi. Autrement dit: assure-toi d'être inquantifiable. Mais le kakon du monde veut le chiffre et la quantité, tous les pauvres d'esprit qui rêvent d'être les maîtres du monde sont obsédés par le nombre.

Mais ces visages qui ne sont que un plus un, qui sont-ils un à un? Maintenant que le nombre des vivants dépasse celui des morts?

J'ai tant marché dans cette ville, j'ai croisé tant de visages. Je me souviens surtout des enfants, à cause de leur gravité. Ils cherchent à comprendre, et on leur a appris à attendre une explication. Les enfants que l'on a tués, leur a-t-on expliqué avant? Non, on ne leur a rien expliqué.

 

Elle n'a pas vu. Elle n'a pas vu l'ombre qui glisse de la toile et qui, imperceptiblement, se fond dans l'obscurité, là où la lampe n'éclaire pas. Il n'y a pas de dissimulation dans son mouvement, mais une pudeur et une légèreté. Et dans l'obscurité, quand l'ombre y parvient, elle ne se tapit pas. Elle reste là comme un poisson qui retrouve l'eau de l'océan au sortir d'un aquarium. Saisie d'un coup par le flot, le rythme, la profondeur, la multitude. L'ombre retrouve le gouffre. Dans la toile elle flottait, s'étonnant avec patience du mouvement du pinceau et de la dilution des couleurs. Maintenant elle se fond. Elle tente désespérément de se dissoudre, pour se déverser en particules dans les pensées de cette femme qui l'a peinte. L'ombre a quelque chose à lui dire:

 

 

 

(Je devrais sans doute, te faire part de mes sensations, te dire qu'il est étrange de bouger et penser à nouveau, manifester ma qualité de revenant, mais la vérité est que je ne ressens rien du tout. Les ombres n'ont pas de sensations. De quoi pourrais-je me plaindre? La nécessité qui me tuait en se substituant au destin, me libérait d'elle-même et du destin. Le destin qui fait que le fils succède au père, le père à dieu le père et le fils du père à dieu le fils et que les filles engendrent des mères pour que les fils succèdent aux pères et quand on veut échapper au destin, c'est la nécessité qui se dresse, ouvrant toutes les portes sur elle-même, alignant les illusions de liberté comme le joueur ses pions. Mais je ne me suis pas tué pour être libre. Je me suis seulement tué dans ce monde. Un point c'est tout. Je savais pertinemment quelle partie j'aurais à jouer. Comment les perpétuels malentendus de la rhétorique me rattraperaient toujours où que j'aille, même travestis des plus nobles sentiments. Ce ne sont pas les mots qui me raniment aujourd'hui, je ne revis pas sous le charme de ce que j'ai écrit, il ne manquerait plus que ça.

Je ne revis pas du tout. Le jeune homme que j'étais est devenu l'ombre qui guide ton regard vers les mots. Rien de plus. Toi, tu le sais, ils ont tué des enfants, ils ont établi un programme de meurtre, ils ont quantifié. Tout ça de sang froid. En personnes qui connaissent exactement la valeur d'une émotion et à combien elle peut être estimée en fonction de ses attributs et de tous ses liens avec les super-émotions pré-évaluées. C'est comme ça qu'un fonctionnaire d'un état totalitaire peut faire la différence entre l'émotion que provoque en lui les succès ou les bobos de son propre enfant, ce qui est une émotion légitime, normale, en rapport avec la famille, la patrie, etc. d'autres émotions respectables, et l'émotion hors nature, inavouable, anormale, gênante, en opposition à l'émotion respectable, que devrait provoquer le meurtre d'un enfant d'une race condamnée par ses propres chefs, mais d'un enfant tout de même. Quels mots lumineux et trompeurs ont dissimulé la faille? Celle où devrait s'engloutir le quantifiable. S'il n'avait pu évaluer ses émotions, il n'aurait pas plus tué l'enfant que le père et la mère de l'enfant. Il aurait remonté le fil de son émotion et laissé derrière lui la famille, la patrie, l'évaluation, et en une seule émotion, il aurait ramassé père mère enfant patrie, et toutes les valeurs quantifiables, pour rencontrer l'individu. Et alors quelle raison pouvait-il bien avoir de le tuer cet enfant? Avant, il obéissait aux ordres, à ses émotions contrôlés, on pouvait lui faire croire que son propre enfant était menacé par la présence de l'autre enfant, et lui-même par la présence du père de l'autre enfant, qu'ils pouvaient détruire le seul milieu dans lequel ses émotions peuvent s'épanouir. Un milieu où le mot lumineux et trompeur dissimule une grande faille d'obscurité où les ombres passent la tête en bas. C'est vers cette faille que j'ai plongé. Je me suis tué pour vagabonder enfin. Qui étais-je? Qui étions-nous? Des pronoms relatifs, des relatifs. J'ai été bon grammairien. Excellent. Mais je n'entends plus rien à la grammaire. Je suis une ombre. L'ombre a une étrange manière de démasquer les fonds. Sa voix brûle la surface des mots. Sous le crépitement de l'encre qui dégoutte de ses lèvres muettes, d'autres mots, chauffés à blanc, apparaissent. Quand on s'est longtemps aventuré vers ces fonds, il est difficile de revenir à "qui étais-je?" Qui étions-nous? Étrange question que je ne devrais pas poser au passé. Cette question je l'ai posée au présent, il y a longtemps. J'ai dit: qui sommes-nous? Et toutes les réponses qui se sont présentées étaient armées et casquées, et toutes me désignaient des mots trompeurs.

Qui sommes-nous? C'est la silhouette humaine gravée dans l'obscurité des cavernes que tu cherches. Tu veux tout reprendre du début. Tu oublies que cette silhouette était déjà dans la nuit des temps. Tracée de mémoire. Le même objet qui avait servi à tuer et dépecer, incisait la pierre. La grande faim qui avait jeté tous les vivants, les uns contre les autres, s'apaisait d'un seul trait. Et c'est sur cette nuit des temps que tu trébuches. Un mot en marque les aspérités. La clarté artificielle éclaire alors d'un seul coup la triste figure de la Méduse moderne. Mais elle a changé la forme de son maléfice, maintenant c'est lentement qu'elle paralyse. Elle endort peu à peu l'humanité chez l'homme. Après un tel traitement, 2 et 2 font-ils 5? Quelle importance? " Ce qui est courbé ne peut être redressé et ce qui fait défaut ne peut être compté." Alors? À l'ère de la statistique, des courbes démographiques, des sondages, des dépistages, pourquoi tant d'insistance à nous donner connaissance de notre nombre? Pourquoi tant d'insistance à nous faire savoir que ce nombre représente un danger? En quoi ce dénombrement perpétuel nous parle-t-il de l'individu? Dans cette marée de chiffres, qui est pourtant marée humaine, identique à celle qui, indénombrable, a envahi la terre dans la nuit des temps, "l'individu, où est-il?"

Certains ont pu croire qu'en supprimant l'individualité, en y substituant l'implacable sécurité du nombre, on supprimerait ou contrôlerait la cruauté dans l'homme. Mais ceux qui se sont donné le privilège du contrôle qu'ont-ils fait de leur cruauté? Qui connaît quoi? Où est la goutte de vérité? Dans l'oreille?

Suffirait-il de supprimer l'oreille pour supprimer la vérité ?

Ceci expliquerait la surdité de ceux qui ont fait de l'art un marché de calculs, où le nouvel artiste évalue chacun de ses gestes à un centime près. Et s'il ne le fait pas d'autres le font pour lui, ceux-là évaluent chacune de leurs paroles à un million près.

"Mais que la richesse ne vienne pas à manquer pour les Ephésiens afin qu'il soit fait démonstration de leur vulgarité." Je n'ai pas décidé pour autant de mourir de faim, d'ailleurs je suis déjà mort.

Mais qui n'a rêvé qu'un jour chacun décide en lui-même et pour lui-même de ne pas accomplir le geste qu'on attend de lui, de ne pas dire la parole apprise? Que toute la rhétorique du monde, soudain, et sans concertation préalable, se dérègle, s'éteigne, se pulvérise? Et que le monde horrifié, tel Agavé devant la tête arrachée de son fils, recule, et observe cette rhétorique telle qu'elle est: une innommable saloperie. Avoir une fois le désir d'étreindre la réalité au corps à corps, sans écran, sans bouton, sans fric, sans opinion, sans émotion contrôlée. C'est de plus en plus difficile. La réalité, elle-même, se serait-elle laissée acheter?

Et la sécurité? Par quelle misérable équation comptent-ils l'obtenir?

Masse + x = danger. Masse - x = sécurité.

Quelle est l'inconnue ?

S'il te prenait soudain l'envie d'énumérer tout le langage, comme un enfant qui, dès lors qu'il connaît les chiffres, veut passer aux nombres et veut les dire tous jusqu'à des milles et des milles, si tu tentais cela, tu en trouverais bien peu qui glissent à travers les mailles serrées desconcepts. Bien peu. D'un côté, quelqu'un dit : le possible c'est tout ce qui est, et de l'autre, on te présente la probabilité toujours fuyante de tous les possibles à atteindre. Le monde se serait-il incliné? Et tu ne t'en serais pas aperçue?

Mais toujours son ombre le suit ou le précède. Ces contours d'ombre masquent la lumière, mais la laissent un peu filtrer à leurs bords, et c'est alors que nous la voyons. C'est ce qu'elle éclaire, cette petite parcelle, cet angle de mur, cette vague sur le fleuve, cet arbre, ce visage, et leur ombre, qui voile une lumière, et ce qui en déborde, et éclaire cette petite parcelle… C'est cela. Précisément. Cela n'a pas été apprêté, composé, interprété. La virtuosité de l'ombre est sans égal. Par-delà les mouvements qui viennent d'être décrits, l'air se raréfie dangereusement. Pour ceux qui ne savent pas respirer au cœur de l'émotion, ça peut même devenir tragique, car certainement ça se passe ainsi: l'urgence de la situation pousse à la décision. Respirer ou s'émouvoir? Alors, faute de ne pouvoir faire les deux, on respire. C'est sans doute ça, l'amour de soi-même, la philautia.

La réponse d'Aristote à la mort de Socrate. Lui qui, en fuyant Athènes, évite aux Athéniens de commettre un second crime contre la philosophie. Mais Socrate avait dit: "Craindre la mort n'est autre que paraître sage sans l'être." Et Aristote se contente désormais de l'apparence de la sagesse, il façonne des formules pour endormir le démon du doute. Tropon tina, "d'une certaine manière", il a eu raison de fuir Athènes. Sous quelque éclairage qu'il examine sa décision, il y a toujours un angle, une "certaine manière" qui lui donne raison. Et ouden kôluei, "rien n'empêche" qu'il accumule les arguments et élabore un système pour se convaincre de la justesse de sa décision. Ce qui résistera au raisonnement pourra toujours être étouffé dans les catégories. Alors "d'une certaine manière", il rend vaine la mort de Socrate, il lui tend la ciguë une seconde fois. Et ce monde où, lui, survit, "rien n'empêche" de le ré-accomoder à sa manière. "Rien n'empêche" que chacun puisse se convaincre par l'argumentation, par toute forme d'argumentation, de son bon droit, y compris par la violence. Par toute forme de violence, même déguisée en savoir, en raison. Un monde où l'ironie socratique est inversée. Le monde est éclairé d'une certaine manière, et sous cet éclairage, nous voulons le partager d'une certaine manière et avec certains hommes. Tout cela semble légitime. Mais si soudainement tout cela n'était plus une simple volonté individuelle, mais celle d'un groupe? Si, à force de détournements des volontés et des déterminations individuelles vers une volonté et une détermination de groupe, qui ne représente plus qu'un ensemble de mots vidés, virés comme les couleurs d'une ancienne pellicule, le monde est présenté comme un certain monde possible, à partager avec certains hommes possibles, qu'advient-il des autres? Dans l'univers du nombre, ils sont retranchés. Dans le monde, ils sont tués. Sommes-nous dans l'univers du nombre ? Sans doute, puisqu'on nous fait croire à un certain monde possible.

Qui sommes-nous?

Nous sommes les autres)








Elle est retournée s'asseoir devant le chevalet. Ses doigts qui tremblent légèrement tirent doucement sur la ficelle qui entoure un des pieds, elle sourit, elle sent bien qu'elle aimerait le foutre par terre et la toile avec, libérer les ombres, créer un tout petit miracle dans un grand fatras de bois, de toile, de pots renversés, voir les ombres s'enfuir en tous sens comme des souris. Mais alors il lui faudrait écrire à nouveau. Elle n'a pas la force de rester là, à regarder ses mains trembler, lorsqu'elle fait ça, elle se voit peinte sur une toile, dans la réserve poussiéreuse d'un musée.








 

 

(qui sommes-nous? Nous sommes des ombres. L'avenir, le passé sont erronés pour nous. Un jour nous est une vie. Nous voyons, là-haut, les humains abusés par un futur qui ne recèle rien de particulier, placer leur confiance dans le temps de la justice. Et le temps s'adapte aux outrances et à l'injustice, quand un grain de justice vient enrayer la machine, c'est l'acte individuel ou le hasard qui l'ont poussé du doigt. Aucun mécanisme ne s'est mis en marche dans les coulisses divines, elles sont jalousement gardées et personne à ma connaissance ne les a visitées. Que se passerait-il si l'on pouvait guérir les hommes de l'idée de l'avenir comme on les guérit de la grippe? Pour commencer, il serait plus sage que chaque patient (mot qui deviendrait peu adapté) garde une petite réserve, sous la forme d'un proche avenir, d'une petite poche de prochain ou d'un peu d'espoir en une justice future. Tant qu'on n'a pas fini d'explorer l'instant, tant qu'on est assez mal renseigné sur l'immédiat, qu'une grande majorité fonctionne avec l'idée de finalité, et n'est pas capable d'allonger sa pensée comme le bras, puis de la rétracter et de la concentrer ; il va sans dire que les doses seraient infinitésimales, ce qui d'ailleurs éviterait les cures qui reportent toujours la guérison à plus tard.

Sans doute, cela provoquerait-il des perturbations. Des partisans de l'avenir, des carriéristes acharnés, des disciples farouches de la postérité, des finalistes confiants, ceux qui briguent l'éternité — sans parler des simples hésitants qui remettent toujours à demain, à plus tard — tous ceux qui, en fait, ne peuvent vivre que le regard tendu vers un but, un objectif, une vaste entreprise, ceux qui engrangent, et les timides chroniques, tous ceux-là — et bien que si l'on y regarde de plus près, ils ne soient pas tous en accord quant à l'idée de l'avenir — tous ceux-là — sauf les très hésitants qui ne sauraient se prononcer tout de suite et glisseraient dans une torpeur suspendue entre hier et demain (ce qui ne les changerait guère) — se lèveraient. Prêts à combattre pour l'avenir de l'"avenir de l'humanité". Il est fort probable qu'au début rien ne changerait. Ce sont toujours plus ou moins les mêmes qui pensent à l'avenir. "Time is Money, Money is Time, Time is the King of the Universe" ... Qui ne connaît la chanson? Penser à l'avenir ou à son avenir, c'est généralement penser à économiser de l'argent. Les germes de bonheur placés dans l'avenir ne peuvent croître, hélas, que copieusement arrosés de biens matériels. Sinon pourquoi attendre? Il est, par conséquent, assez rare que l'on encourage la jeunesse à gaspiller son temps et à ne pas envisager son avenir matériellement. Ou pire, à ne pas y penser du tout. Il ne manquerait plus que ça. Qu'ils jouissent du bonheur, comme ça, tout de suite, pauvrement, dans la fleur de l'âge. Et qu'ils prennent leur temps, comme ça, gratuitement. On ne peut pas systématiquement remplacer le mot avenir par le mot argent, mais on n'en est pas loin. On ne peut pas dire, par exemple: "De quoi est fait l'argent?"

Avant Aristote on n'avait jamais employé le mot katégoria, autrement qu'avec le sens d'accusation. Après Aristote, il devint un mot proche de prédicat, par l'intermédiaire de la suivante analogie: "Tout comme une condamnation (katagoreuein ti tinos) transmet à l'accusé ce dont on l'accuse, et qui par conséquent lui appartient, le prédicat fait passer au sujet la qualité qui convient." Aristote était un homme d'avenir et nous sommes toujours après Aristote. Sous le coup de l'accusation. Dans l'enfer des catégories. Et les germes de justice placés dans l'avenir ne peuvent croître, hélas, que copieusement arrosés de temps. Et on n'en finit pas, on tourne en rond dans un tourbillon de mots qui finissent par être interchangeables, sans signifier ni plus ni moins quelque chose d'autre que des mots qui renvoient toujours à plus tard, à ces temps au pluriel, ceux d'hier et ceux de demain, mémorables déjà ou pas encore sublimes, des mots occupés à camoufler quelque chose, à rendre cette chose de plus en plus méconnaissable, au point que même ceux qui croient la contrôler ne la reconnaissent plus et ne savent plus la nommer, et c'est peut-être tout simplement la vie)








Elle a repoussé le coup et gardé le trouble pour le diluer dans l'ombre peinte. Elle a retrouvé le tremblement de ses mains et la déchirure dans la doublure de sa veste qu'elle effrange quand elle ne peint pas, elle laisse glisser d'elle des petites parcelles et faiblement les éclaire, puis elle les effrange à leur tour.





(L'ombre grandit, s'amenuise, s'éteint, revient. La nuit elle se noie ou elle règne, qui sait? Elle effleure la nostalgie, puis elle s'en détache. Elle aborde le futur, et lui tourne le dos. Questionnez-la, elle répond par son insignifiance. Qui peut la décrire? Une ombre est une ombre. Elle est dans ce monde de profils fugaces, de vagues reflets. Elle passe sur la surface, disparaît, dissout la beauté, démasque la puissance. L'ironique la prend pour conseillère, il la seconde dans sa tâche, il se met à sa portée. Il va jusqu'à lui prêter quelques traits et, avec l'homme sage, il dit: "Je me suis assis à l'ombre de celle que je désirais." L'ombre est la forme burlesque sur le mur de l'empire qui révèle le fard et la grimace du souverain. Qui peut blesser une ombre? En vain le puissant s'acharne, mais les ombres sont indénombrables, il ne peut ni les enrôler ni les convaincre. Elle s'efface devant le catégorique.

En elle nous entrons comme en un puits dont nous sommes les contours. Elle est à notre exacte mesure, apte à nous dissimuler. Du fond de ce puits d'ombre dans sa fraîcheur bienfaisante, nous voyons surnager là-haut, dans la lumière, tous les attributs de la personnalité. Nous pouvons leur accorder toute notre indulgence, ils sont tout de même grotesques puisqu'ils continuent à s'agiter, à bavarder.

À travers la distance qui nous en sépare, des échos nous parviennent. Des échos de mouvements et de voix. Ils se glissent dans l'ombre et quand ils rejoignent le fond, ils se transmuent eux-mêmes en ombres, en reflets, ils sont prêts à vivre en ce lieu. Quelques poussières lumineuses les accompagnent, produisant à leur tour des ombres minuscules, des ombres d'ombres, des choses qui n'existent pas à la surface. Pour qu'elles y apparaissent, il faut s'en saisir rapidement et les y reconduire, en prenant bien soin de ne pas les lâcher. Et même une fois à la surface, rien n'est joué. Il ne s'agit pas seulement de dextérité, il s'agit plutôt de ne pas perdre entièrement sa propre qualité d'ombre, de ne pas se précipiter d'un coup dans l'apparence, où les minuscules ombres d'ombres seraient dissoutes.

La loi de l'ombre est ma loi. N'ai-je pas dit que déjà je suis mort? Je sursaute à ces mots, je le sais. Ai-je aimé? Il se peut. Souffert? Assurément. Espéré? À n'en point douter. Désespéré? Souvent. Qu'importait tout cela à ceux qui ont tracé le mot "caduc" sur le monde qui était mien et raturé sans trembler un continent humain?

L'individu peut-il se définir?

Par un seul mot générique, un nombre précis?

Que m'importent les réparations, l'argent, les chiffres, les paperasseries, que m'importe même leur oubli?

Un jour, c'était en 1943, ma mère a été emmenée vers un enfer, sordide, bureaucratique, catégorique, inhumain, rhétorique, un enfer inventé par des hommes au nom de leur propre avenir. Un avenir débarrassé de tout ce qui ne leur ressemblait pas. Cette femme avait 89 ans. J'étais mort déjà. Quelques mots génériques nous unissaient. Suffisamment pour que nous mourions tous deux dans cet enfer.

Je suis une ombre. Que m'importe le mémorial qui ne mémorise rien. Celui qui connaissait cette femme, connaissait son sourire, sa voix, sa démarche. Où le mémorial en projette-t-il les lueurs?

Cette silhouette qui glisse entre les tilleuls, la tête un peu penchée sous le poids de leur senteur, ses yeux bruns étirés, ses mains fines, son pas dans la lumière verte de l'allée.

Les listes, les dédommagements, en ont-ils quelques souvenirs? Même les tilleuls indifférents refleurissent et embaument. Seule l'ombre d'une promeneuse qui passe, la rappelle parfois)





 

 

Peu à peu, tandis qu'elle peint, elle se rend compte qu'une ombre est là, à côté d'elle. Sa tête presque perceptible est penchée vers elle, et son corps aussi se penche vers le murmure du pinceau, elle cherche à se faire entendre. Elle s'est penchée encore, son visage sans traits touche presque l'épaule de la peintre. C'est alors qu'elle sent glisser, sur son cou qu'elle incline, quelques larmes venues des yeux invisibles. L'ombre pleure. Elle regarde sur ses doigts les larmes d'ombre et elles ressemblent à toutes les larmes. Elles ne s'accompagnent pas de lamentations. Dans le visage d'ombre, rien ne grimace. Elles viennent de cet univers presque marin où l'ombre baigne pour ne pas se dissoudre. Un signe à déverser dans la matière peinte, et alors elle le fait, elle mêle les larmes à la peinture, et l'ombre doucement se recule et rétablit la distance.

À partir de cet instant et pour un long moment, elle va peindre rapidement, mélanger les couleurs adroitement. Son visage semble si jeune tout à coup. Elle ne parle plus. De sa main inoccupée, elle chasse des pensées, elle recule loin de la toile, puis se jette dessus et peint l'œil tout près d'elle pour brouiller sa vision. Un visage de femme apparaît parmi les ombres. Elle lui sourit. Puis lentement, avec application, comme si elle craignait de lui faire mal, elle l'efface. Elle fait ça souvent.

 

"Ça ne regarde que nous. On ne va pas te livrer aux regards. On ne sait jamais, si je cesse de peindre des ombres, ça pourrait les attirer, si vous laissez un morceau de sucre sur une table, les fourmis rappliquent parfois de très loin. Comment sont-elles prévenues?"





(La totalité pourchasse l'ombre, elle doit disparaître de toute sa surface, l'œil totalitaire doit pouvoir se glisser partout et voir, se voir lui-même dans ses adhérents qui sont sa propre personne démultipliée, vibrant à sa seule image. L'homme, identifié à son meneur, noyé dans la totalité, n'a pas même la sensation de former un nœud de vipères. Tant qu'il est en état d'identification, le miroir lui renvoie l'image d'un homme puissant, dont la voix fait vibrer les foules. Le discours qu'il entend, représente ce que toujours il a assimilé comme étant son langage. Lieux communs, slogans, formules. Les parures de la haine travesties en promesses, les ornements de l'exploitation fardés de bien-être et de confort. Il se sent le nombre et, bien épaulé, quelqu'un donne voix à sa propre opinion. S'il savait à quel point avoir une opinion, c'est déjà consentir à l'anéantissement de sa pensée.

L'ombre qu'il ne peut ni vaincre ni utiliser, sera, par lui, falsifiée. Elle sera emprisonnée dans un théâtre d'ombres où le mauvais daïmon tire les ficelles du divertissement, dissimulant la violence sous le plaisir, donnant un prix à l'inestimable. Un fallacieux décret, et voilà le sens des mots changé. Les voilà méconnaissables, brandissant des étendards, justifiant l'ignominie, déguisant l'obscénité. N'est-ce-pas un artifice qui a fait ses preuves?

Celui qui a tracé un trait dans l'obscurité de la caverne et a dessiné une silhouette, l'a pour la première fois pensée. Il a pensé ses contours, il l'a extraite de la masse. En la dessinant, il l'a désignée. À cette silhouette, il a donné un langage. Cette goutte d'ombre délayée dans l'uniformité aveugle de la caverne a tracé la première forme humaine. Le mammifère préhistorique, redressé, presqu'homme ou femme, mais venant de perdre tous ses dons, ceux de son animalité. Tous ses sens sont soudainement affaiblis, il n'est plus nyctalope, la parole lui est une indescriptible souffrance. Le froid et la faim le contraignent au travail, ses griffes lui font défaut.

Et puis quelqu'un s'enfonce dans les galeries et là, pour lui-même, "il allume une lumière dans la nuit". Il peint. Son œil nyctalope projette une lumière microcosmique. Il s'invente des animaux immobiles. Il peint ces grandes bêtes qu'il ne peut plus rejoindre ni égaler dans leurs courses.

Ceux-là même que tu cherches en les appelant "humanité".

Et c'est ce que je voulais te dire à toi. Toi qui nous a tracés. Nous, qui sommes à l'autre extrémité de cette ronde peinte, toujours tâtonnant, toujours aux prises avec le langage.

Et à te regarder peindre maintenant que je ne suis plus un espace infime de ta peinture, à croiser à travers les fils du pinceau, ton regard, plus d'une fois j'ai pensé que ce peintre de la nuit des temps était une femme, une de tes sœurs lointaines.

Elle se serait enfoncée dans les galeries inexplorées, comme toi parmi les ombres. Elle découvrait la pudeur, le ralenti. Les animaux extraordinaires jaillissent, bondissent, volent, nagent et ne se préoccupent pas de parler. Elle est immobile. Bien avant l'homme, elle a perdu son animalité. Cette lenteur, cette pudeur, cet écart, sont ses premières traces d'humanité. Elle met au monde de l'humain, des êtres destinés à parler.

Elle attend longtemps dans l'obscurité avant de faire ce qu'elle doit sentir comme l'aboutissement de son geste d'enfantement: peindre la ronde des animaux incroyables. Avant de détacher une parcelle du monde.

Et toi, à l'autre bout des millénaires, tu peins la ronde des ombres. Ce que nous sommes devenus.


Nous sommes projetées toujours plus loin de cette maternité surnaturelle et nyctalope. Nous voilà, moutons bêlants de la grande boucherie du concept. Nous avons régressé au point de devenir des animaux reproducteurs. Quelque chose d'inconcevable pour l'animal préhistorique.

Le concept de mère, quelque chose d'inconcevable pour cette femme préhistorique. Un concept toujours récupérable, toujours utile à tous les maîtres de l'illusion. Producteurs d'émotions naturelles par décret. Quelque chose qui n'appartient pas à chacune, comme une ronde d'animaux fantastiques dans une caverne secrète, dont elle apprend la lenteur et l'écart.

Pas du tout.

La mère rhétorique des systèmes macrocosmiques ne possède rien. Elle produit de la viande pour les boucheries macrocosmiques. Des électeurs, des consommateurs, des candidats, des spectateurs, des femmes de ménages, d'autres reproducteurs…

Des ressources humaines.

L'ultime filon.

Quand ils eurent épuisé toutes les ressources naturelles, ils s'attaquèrent aux ressources surnaturelles.

Notre ombre animale sur la paroi des cavernes a été portée espèce disparue. La chasse à l'homme est ouverte.

Après, il ne restera que la chasse à l'ombre. Ils n'auront plus, alors, qu'à dépecer les animaux peints des cavernes. Et je crois bien que la boucle sera bouclée. Ils chercheront encore quelques humains à écraser sous le poids des catégories et des concepts et ils iront coloniser Jupiter. Non sans avoir, au préalable, recommandé aux pauvres humains qu'ils n'emportent pas dans leur périlleux voyage, de mettre de l'ordre en leur absence)








… Elle a disparu. Je voyais sa silhouette et puis elle s'est dissoute, et l'ombre qu'elle peint s'est matérialisée et s'est approchée de la fenêtre. Ses gestes, sa gracilité me rappellent quelque chose que j'ai lu il y a peu de temps, à mon retour. Une plaquette, glissée entre les livres, oubliée là pendant des années, au fond d'un carton, Ricordo di Carlo Michelstaedter de Biagio Marin, quelques pages. Je le feuilletais plus que je ne le lisais. J'étais préoccupée. Ce vent violet qui laisse des particules dans l'air, cette résignation derrière le mécontentement. Je feuilletais. Je trouvais ces souvenirs d'écolier gentil, dérisoires. Bêtement, parce que je me demandais ce que nous allions respirer la semaine prochaine. Et puis je me suis mise à lire: "Bevi!" Un impératif sans brutalité, joyeux, bienveillant, m'avait tirée hors de cette gadoue: ""Bevi" - ma io non volli bere sotto i suoi occhi cosi vivi e neri, quasi fosse preso di pudore, e, "bevi prima tu", gli dissi." ""Bois", mais moi je ne voulais pas boire sous ce regard si noir et si vif, j'étais presque pris de pudeur et: "toi d'abord", lui dis-je." "Allora si tolse il cappello grigio, orlato, e me lo porse dicendomi: "allora tienmi per favore il cappello"." "Alors il ôta son chapeau gris, ourlé, et me le tendit en disant: "alors tiens mon chapeau, s'il te plaît"." "E si mise sotto la cannella con la bocca ridente e i capelli che aveva lunghi e neri e riccioluti, gli fecero nimbo intorno al viso pallido, nobilissimo." "Et il se mit sous la fontaine avec sa bouche riante et ses cheveux qu'il avait longs, noirs et bouclés firent une auréole autour de son visage pâle, d'une grande noblesse." "Vedendomi, come aveva smesso di bere, allocchito, mi diede un buffetto e mi disse: "ora tocca a te, bevi!"" "En me voyant éberlué, comme il avait fini de boire, il me donna une petite tape et me dit: "maintenant c'est ton tour, bois!"")

Je tenais ce chapeau gris entre mes mains et je regardais boire celui qui à vingt-deux ans avait écrit: "De même lorsque s'affaiblit la lumière dans une pièce où la vitre voile l'obscurité extérieure, l'image des choses qui nous sont chères devient plus ténue, et l'invisible plus visible; de même lorsque la trame de l'illusion se relâche, se désagrège, se déchire, les hommes devenus impuissants se sentent à la merci de ce qui est hors de leur puissance, de ce qu'ils ne connaissent pas: ils craignent sans savoir ce qu'ils craignent. Ils veulent fuir la mort sans plus connaître la voie habituelle qui imagine des choses finies à fuir tout en cherchant des choses finies."

Et cette ombre dans le rectangle de la fenêtre pourquoi me faisait-elle penser à Michelstaedter? Je discernais nettement son regard, il était exactement identique à celui de cette femme, cerclé d'ombre avec une trace de rire.

Il y a des années que je n'ai pas vu cette femme, plus de deux ans que je n'ai pas ouvert ses livres. Et tout ce temps, tous ces écarts se dissolvent. Elle peint en murmurant, il se penche pour boire dans un ruissellement de cheveux. Je suis assise sur le banc et ils ne peuvent pas me reconnaître. Parce que tout ce temps, j'étais cachée dans l'enfance et j'ai grandi. Mais je vais me lever maintenant, contourner l'immeuble par la rue et monter l'escalier et je vais entrer dans l'atelier et aller vers l'ombre, et je vais me diluer d'ombre, moi aussi, je vais me teinter de ce gris particulier au fusain que le doigt estompe jusqu'à s'en imprégner et s'estomper lui aussi. Je vais aller vers les ombres et m'estomper même dans mon reflet. Enfin me débarrasser de l'image, du narcissisme imbécile qui ravage tout. Économie de vêtements, non que l'on soit nu, au-delà encore de la nudité, hors de l'apparence. Dans l'instant où s'invente le contact, quand tout devient fumée, feu, que présence et absence sont confondus, mis au pied du même mur, libérés du mot. On a débarrassé le destin de la verte illusion qui lui donnait l'allure d'une feuille de route. Il ne reste que la nervure fragile, un squelette de destin. À ce compte-là, autant taper le carton avec les Parques et laisser sa destinée aux archives. Difficile de saisir les facettes qui miroitent sous les coups du sort. Une fois, je m'en souviens, et non sans honte, j'ai ressenti une sorte d'envie devant les pleurs d'un orphelin qui se répandaient sur une tombe, dans une terre. Savoir où sont ses morts, avoir une terre où les ensevelir, y revenir, y glaner quelques racines, s'y enrouler en toute légitimité.

J'ai connu un homme qui écrivait: "On peut acheter la possession d'un petit sac empli d'ossements secs."

J'ai connu un homme qui transportait avec lui, dans un récipient, un peu d'eau recueillie dans le port de sa ville natale. Il ne restait plus au fond de la coupe qu'un dépôt de sel, toute l'eau s'était évaporée.

Et ainsi, pour cet homme, la mer de son pays se résumait à cette trace blanche. Et il la chantait, la main devant les yeux, il chantait les vagues, le reflet du ciel, l'écume et les grandes rames qui s'abattent sur l'eau. Tout avait été usé par le temps. Un peu de sel et un chant vieillissaient avec l'homme, et à force de la suivre du doigt, il faisait peu à peu disparaître la trace qui ne subsistait plus que dans sa mémoire. Dans son chant, lui aussi transformé par de nouveaux rivages. Des terres tissées de sel, dont les pages déboussolées s'envolent vers les îles de l'ombre. Les contours invisibles, changeants, que les exilés dessinent dans leur mémoire, sont écrites blanc sur noir et leurs respirs dédoublent à chaque instant un souffle. Ce souffle de l'ombre écrite est inaudible à l'œil. Un aveugle, peut-être l'entend quand il se propage dans la vague de sons qui vient de l'ombre extérieure. Parmi tous ces sons que, nous les voyants, nous ne percevons pas, trop occupés que nous sommes, à regarder; l'aveugle lui, entend le glissement de ses propres doigts sur les lettres. Ce glissement du doigt provoque une lecture interne, audible à son œil interne. Dans son obscurité, les lettres lui apparaissent clairement, éclairées par les minuscules étincelles provoquées par l'effleurement du doigt. Comme l'œil, le doigt touche la lettre, mais il jette un filet tactile. Le doigt se prononce quant à l'identité de la lettre, il ne lit pas au mot à mot, mais au lettre à lettre. Le doigt parcourt l'ombre de la lettre imprimée sur le papier. Leur accord repose sur le contact. Cet accord n'est pas un aveuglement. Plutôt un point de dénuement. On dénude l'œil, on admet que le plus grand point de lumière est aussi le plus grand point d'ombre. Odilon Redon a fait ça dans un portrait au fusain. Ce dessin s'appelle "profil de lumière". Pourtant ce que l'œil voit d'abord c'est l'ombre où tous les tons de gris et de noir fusionnent pour désigner ce profil étonnamment blanc, comme chauffé à blanc, et qui ne devient perceptible qu'au moment où l'œil a épuisé les ombres qui l'entourent, s'y est accoutumé…

...       SUITE


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