l'éclat |
|
Philosophie infinitive, Mode d’emploi* par Emmanuel Fournier Ce texte a été rédigé à l'occasion d'une présentation de la Philosophie infinitive, à la librairie Michele Ignazi, Paris 4e, le 10 avril 2014. |
PARUTION AVRIL 2014 ISBN 978-2-84162-346-4 4 volumes de 3x128 p. et 1x144 p. sous coffret 25 euros Voir également
|
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
|
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
|
À aujourd’hui, à ce jour qu’il faut Ces livres sont l’aboutissement de plus de vingt années de recherche sur la langue infinitive et sur les perspectives qu’elle donne en philosophie. Je voudrais remercier très chaleureusement Michel Valensi, qui en est le fidèle éditeur, de m’avoir accompagné tout au long de ces recherches qui paraissaient au départ – et peut-être à jamais – très spéculatives, et d’y avoir cru jusqu’à leur donner la belle forme que vous découvrez aujourd’hui. Remercier aussi Michèle Ignazi qui nous accueille ce soir et qui ouvre depuis quinze ans l’espace aigu de sa librairie aux étapes successives de ces aventures. Langue infinitive Comment se fait-il que nous nous posions des questions ? Notamment sur nos vies ou sur la vie, mais aussi sur notre être ou sur l’Être. Après tout, si c’est de réponses et d’assurances ou même de certitudes dont nous avons besoin pour trouver une certaine tranquillité, ou si nous rêvons de prendre appui sur des réalités, la grammaire a des mots qui peuvent nous aider. Nous pouvons considérer que les noms nous donnent les êtres, les personnes et les choses tels qu’ils sont. Qu’ils nous disent ce qui est, qui nous sommes et où nous allons. Mais ne le disent-ils pas trop, ou ne disent-ils pas autre chose, faute de laisser s’exprimer ce qui demande plus de retenue ? Y a-t-il quelqu’un ? Quelque chose ici ? Ou là-haut ? Et si cela arrive, comment s’en accommoder, qu’en faire, comment être, comment vivre ?On voudrait pouvoir y penser d’une manière qui ne nous installe pas tout de suite dans une solution arrêtée. Nous pouvons avoir envie d’aller sans que tout soit dit d’emblée. Un peu plus nus peut-être, un peu plus incertains et inachevés, un peu plus mobiles et un peu plus ouverts aussi. Risquer, en pensant, non de faire vaciller, mais de croire avoir trouvé, de croire savoir, d’imaginer n’avoir plus à s’interroger. Et, ayant trouvé comment penser, s’y tenir. Et ne plus dévier, ne jamais déroger. Tricoter comment se contenter désormais. Prétendre devoir en être félicité. (Finir de penser III) Vous me direz, la langue est faite pour cela : pour dire « des choses » déterminées, et c’est en faire bon usage que de faire dire ces « choses » aux mots, mais le fait même que la langue soit si bien organisée nous donne aussi le sentiment – à tort ou à raison – qu’elle a quelque chose d’autre à dire ou que quelque chose d’autre a à se dire. Que les mots rêvent de dire autre chose ou autrement, qu’ils aspirent à cela, qu’ils l’ont en eux, que nous avons d’autres questions en nous. Croire ne pas savoir, devoir interroger. Mais comment s’interroger sans choisir comment, et sans déterminer d’emblée comment répondre ?(Livre I - Dire - S’inquiéter de dire) C’est à cette aspiration que cherche à répondre l’infinitif : il s’agit d’ouvrir grand la fenêtre et de faire entrer le vent. Nous mettre dans la situation d’incertitude et d’indétermination que déploie l’infinitif, c’est au fond placer une confiance dans la langue. C’est se défier non pas d’elle, mais de ce qu’on lui fait dire, faire et porter. Et pour cela, il est nécessaire de bousculer un peu la pensée dans ses habitudes. La modifier pour l’encourager à s’alléger et à chercher d’autres solutions. La faire boiter un peu. Non seulement la retoucher, mais la former dans une langue nouvelle. En faire en quelque sorte une langue étrangère tout en restant à l’intérieur d’une langue familière. La rendre étrangère à elle-même. La pensée est cela probablement : une étrangeté à soi. Sinon, tout marche trop bien, ça coule de source, mais toujours selon les mêmes fleuves qui nous emportent et finalement nous limitent. Imaginer vivre sans avoir à porter et à manipuler… penser sans avoir à répéter ni à savoir et se conformer… passer sans désirer posséder. Et pouvoir enfin se projeter ! Enfin se lancer et traverser ! Se libérer et ne plus peser ! Rêver de jouir sans posséder ! S’affranchir de devoir détenir ! Il y a eu et il y aura beaucoup de noms et de concepts en philosophie, beaucoup de théories. Beaucoup de jargons taillés sur mesure aussi. Il s’agit ici de leur apporter un contrepoint, une nouvelle façon de faire la philosophie qui n’exclut pas les autres bien évidemment, et qui ne les remplace pas (1), mais qui peut donner de l’air lorsque les chemins conceptuels à travers les noms deviennent trop encombrés et trop décalés de nos préoccupations. Ce qui est proposé, c’est une sorte de chemin de traverse, une manière d’être et d’aller différente, destinée non à balayer le reste, mais à l’éclairer autrement, et à ouvrir des perspectives nouvelles. Et peut-être révéler à la pensée quelque chose d’elle-même qu’elle ne connaissait pas. Donner la parole à ce qu’il y a d’infinitif dans notre condition et à ce qui en elle paraît, non pas peut-être infini, mais du moins indéfini ou non fini. Fragile aussi, à un tissu fragile. Ces livres ne sont pas de gros draps de lin râpeux, ni de l’étoffe soyeuse. |
(1) Une variation en musique n’est pas destinée à effacer les autres. De même qu’une Annonciation en peinture n’a pas pour vocation de remplacer celles qui l’ont précédée.
|
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Pourquoi être plutôt que n’être rien ? Pourquoi être – là − plutôt que ne pas être ? Comment, tout en étant, pouvoir ne pas être ? Comment même pouvoir savoir ne pas être ? Et comment parvenir jamais à le dire ?(Livre I être - Pouvoir ne pas être)
Philosophie Mettre les verbes en action dans des propositions infinitives philosophantes, sans le soutien des sujets et des objets, suppose de faire confiance à chacun pour penser. C’est solliciter une pensée en acte. Vous comprenez que dans Philosophie infinitive, vous n’aurez pas affaire à une philosophie qui dise ce qui est, ce qui doit être ou ce qu’il faut faire. Vous ne trouverez pas ici une philosophie qui ambitionne de mettre les foules en ordre et au pas, mais une façon de procéder qui s’adresse à chacun, qui instaure un rapport à soi nouveau, intime et privé. Bonne pour les soliloques. En renonçant aux noms, on renonce à exercer une domination et une volonté de puissance, mais on permet une philosophie pour être, pour croire, pour penser, et pour vivre. Ici, les verbes sont des instruments. Les pièces sont composées pour eux, de même que les musiciens écrivent des pièces pour flûte, pour harpe ou pour violon. A nous, interprètes, de jouer ces études pour verbes et conjonctions. Elles sont pour nous.Commencer par croire devoir croire. Et oublier de désobéir. S’associer, s’entendre pour croire, et se préparer à se laisser désormais guider et gouverner. Éviter surtout de s’isoler. Épouser, en craignant de manquer. Prendre sans douter ni critiquer, en craignant sinon de s’isoler, de se perdre et de se condamner, et aussi de sembler ignorer. (II, 2.1 Devoir croire) C’est donc une philosophie d’ouverture au possible, mais aussi à la contradiction. Il y a nécessité d’humour ici, voire d’ironie, c’est-à-dire d’entendre ou de penser autre chose que ce que l’on entend littéralement – qui n’est pas grand-chose. Autre chose aussi que ce qu’on lirait si l’on prenait l’infinitif pour un impératif. Mais les infinitifs ne sont pas des impératifs, catégoriques ou optionnels. Ce sont des infinitifs, des non-finis ou des indéfinis. Même s’ils peuvent faire les impératifs, ils ouvrent surtout une suspension, des possibilités, et donc avant tout un bouillonnement, un tumulte. Devoir pouvoir aimer et s’embraser, même sans pouvoir s’y livrer encore, et même sans s’y être préparé. Devoir pouvoir changer et transformer, sans y céder cependant aussitôt. Devoir pouvoir révolutionner, même sans vouloir jamais s’y lancer. Devoir pouvoir quitter et s’en aller, sans arriver pourtant à s’y résoudre. Devoir pouvoir penser, rêver, créer, même sans jamais s’y abandonner. (II. 6.7 Devoir pouvoir) Vous me direz alors, Pourquoi philosopher si ce n’est pas pour poser quelque chose ? Pourquoi la philosophie si ce n’est pas pour nous donner une image de nous et du monde qui nous aide ou pour construire un tableau encourageant de notre avenir ? Que cherchons-nous dans la philosophie que ne nous donne ni la science, ni la technique, ni tout le reste ? Juste à méditer, à nous recueillir, à nous creuser la cervelle et parfois à nous faire un peu peur ? Vivant, incliner à penser et à changer. Pensant avoir à trouver comment vivre encore. Dépasser. Vouloir vivre ainsi et autrement. Trop aimer vivre pour se limiter longtemps. Devoir parfois se contraindre pour avancer, mais chercher aussitôt comment s’en libérer, comment vivre en ouvrant plutôt qu’en refermant. (II. Devoir libérer) Il semble qu’à l’infinitif, nous soyons engagés à chercher avant tout une liberté, une possibilité de nous déplacer par rapport à nous-mêmes ou de nous dépasser, et non une consolation, une évasion ou une simple réassurance. Aller par verbes, c’est croire qu’on ne saura pas forcément ce que sont les choses, et qu’on ne va pas trouver une solution définitive à nos problèmes, que ce n’est d’ailleurs pas nécessairement ce que demandent nos problèmes. C’est croire que la philosophie relève plutôt d’une envie de recherche sur soi et sur le monde, qu’elle est un désir de questionnement, une opération indispensable de la pensée sur elle-même. Dessiner, aimer. S'éveillant, philosopher. Vivre en pensant mais aussi pour pouvoir penser. Seulement, en faire peut-être toujours trop. Mais aimer abuser de penser et de vivre. Pourquoi s’interdire de s’exalter enfin ? Trop aimer penser pour accepter de cesser. Mais cela va-t-il nous aider, comme une image ou une théorie, peuvent nous aider à vivre ? Peut-on faire confiance à une fluidité pour nous porter ? Devant la vaste indétermination qu’on peut reconnaître dans nos vies et que peuvent représenter toutes les combinaisons de verbes possible, face à notre liberté potentiellement absolue et aux contraintes éventuellement infinies qui s’exercent sur nous, faut-il baisser les bras, laisser faire les choses, laisser les verbes se combiner, laisser la vie filer ? Tout rangement de nos vies, tout ordonnancement d’un livre de philosophie, ne sont-ils pas contradictoires avec le principe même d’une recherche libre, non tenue de dire ce qui est et d’arrêter ce qui doit être ? Mais ne faut-il pas composer nos vies, faire une composition pourtant ? Ou du moins organiser un peu les choses, y mettre un peu de clarté ? A-t-on vraiment le choix ?
Architecture Ce sont là des questions que j’avais dû laisser en suspend il y a vingt ans dans Croire devoir penser, livre que je ne renie aucunement, où la chambre avait été délibérément laissée en désordre, avec cependant une table d’orientation, dans le souci de ne pas se laisser piéger par un système. Mais ce ne sont pas des questions sans solutions. La difficulté est au fond de donner forme à l’informe sans bloquer le processus ouvert, c’est-à-dire de se placer au milieu du champ de possibles et de se donner le moyen d’y circuler. Il suffit pour cela qu’un rangement donné ne paraisse pas définitif. Ce que propose ce quatuor à verbes, c’est une façon d’aller, de se placer, tantôt de se distancier, de se voir faire et d’en rire, mais d’avancer quand même au milieu du flottant et de l’incertain. Proposer des chemins donc, donner une image oui, seulement pas une image arrêtée. Il faut laisser la forme que nous donnons à nos vies ou à nos livres dire d’elle-même qu’elle aurait pu être autre, qu’elle n’était qu’un possible. On peut parcourir ce poème dans l'ordre qu'on veut, sans forcément suivre celui que je lui ai donné. Penser, moins pour exprimer que pour explorer. Détourner, non pour tenter à nouveau d’atteindre, après avoir tant essayé et échoué, mais en espérant se faire voir autrement. Voir, pour repérer, et aussi pour innover. Pervertir, pour se surprendre à préconcevoir. Falsifier, pour trouver comment préjuger, mais aussi comment essayer de dépasser. Cherchant moins à se poser qu’à se déplacer. (III. Se disposer à changer) Tout est donc dans la composition. Il fallait une architecture légère. Ce qui m’a permis d’avancer, c’est une forme en quatre livres, tous de même taille, tous la même chose. Il ne fallait pas une lourde bâtisse, un château ou une forteresse qui en impose aux arrivants, pas une tétralogie imprenable non plus, plutôt quatre cabanes (2), quatre petits refuges, juste des abris où l’on s’arrête un instant et entre lesquels on puisse aller et venir. Ce qui ne veut pas dire qu’ils aient été composés n’importe comment et sans souci d’architecture et de forme. |
(2) Quatre guérites pour surveiller quatre directions de notre espace ? Quatre fenêtres pour agrandir celui-ci ? Quatre roulottes pour le parcourir ? |
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Chaque livre est construit sur un plan de 6 x 9, 54 petites pièces, chacune d’une feuille recto-verso, avec, d’un livre à l’autre, des variations dans la composition des 54 pièces ensemble. Le livre I, Penser à être, est en 3 parties de 2 x 9, avec dans chacune deux brins, pour le verbe être et pour le verbe dire, qui alternent et s’entrelacent neuf fois (3). |
(3) La 1ère partie, Se damner, est en alternance BA BA (pour dire, pour être, pour dire, pour être…). La 2e partie, Se sauver, est en BAAB. La 3e partie, S’alléger, est en AB AB.
|
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
|
Le livre II, Penser à croire, est fait de 6 parties de 9, pour les six verbes douter, croire, savoir, devoir, vouloir et pouvoir, qui se combinent deux à deux. On y trouve ainsi par exemple des compositions pour croire vouloir, pour savoir vouloir, pour vouloir vouloir…, mais aussi pour vouloir croire, croire pouvoir, pouvoir vouloir, etc.
Le livre III, Penser à penser, est en 5 parties, trois de 12 et deux de 9, pour penser, pour s’inquiéter, pour chercher, pour changer et pour libérer. Le livre IV, Penser à vivre, est en 9 x 6 : 9 parties de 6, pour les neuf verbes finir, souffrir, aimer, s’isoler, folir, refuser, accepter, susciter et vivre. Et ainsi les verbes se combinent suivant les curieuses affinités qu’ils trouvent entre eux.
De CDP à CDV De Croire devoir penser à cette « Comédie des verbes », l’approfondissement des questions a donc été rendu possible par des questions de composition « macro ». Mais aussi « micro », avec l’adoption d’une métrique serrée propre à chaque paragraphe, qui a permis à la fois de tenir une écriture précise et de rendre la lecture plus coulante en lui donnant un rythme régulier (4). |
(4) Les contraintes peuvent être libératrices, on le sait. Les paragraphes dont sont composés les chapitres des quatre livres suivent pour la plupart un rythme de neuf ou de douze syllabes, mais certaines strophes ont demandé d’autres mètres pour leurs vers, décasyllabes ou hendécasyllabes, octosyllabes ou heptasyllabes. |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Pourquoi exclure le verbe « être » de notre questionnement ? Après tout, lui aussi est peut-être du côté du mouvement, voire de l’action, et non seulement verbe d’état comme le dit la grammaire. Et cela n’a pas été suffisamment exploré. La question de l’être demande à être abordée à l’infinitif, comme elle l’a demandé à toutes les philosophies. La laisser de côté, ce n’était pas assez faire confiance aux verbes et à l’infinitif. On peut s’interroger sur ce qui est, sur ce que nous sommes ou ne sommes pas, sur le grand néant en nous, sans nécessairement mettre des noms sur tout cela. Et même nous interroger avec une vigueur, une fraicheur et une liberté à soi que ne permettent pas les noms. Bien des questions où nous voyions les êtres comme essentiels se posent sans qu’on ait besoin de les nommer, de les spécifier ou de les séparer. Ne pas envisager de vivre sans en être. Pourtant laisser être sans s’en préoccuper. Ou plutôt, se préoccuper de ne pas être. Se soucier moins d’être que de pouvoir être. Moins d’avoir été que d’avoir à être encore. Moins de dire que de faire signifier. Moins d’affirmer que de se donner à penser. (IV. 9.9 Pouvoir vivre) De là, toutes les autres questions sont reprises, jusqu’aux questions de ce que nous devons être, de ce que nous avons à faire sur cette terre, dans cette vie, questions abordées dans le livre IV sous la forme de compositions pour le verbe vivre et ses alliés. Craindre de vivre sans servir. Craindre de manquer, de se perdre. À quoi bon vivre sans servir ? D’un livre à l’autre, vous comprendrez que je crois à une pensée rétive qui ne se donne pas tout de suite, aux préjugés dont on n’a jamais tout à fait fini de se libérer, aux idées qu’on a d’abord confusément ou qu’on aperçoit de loin et dont on s’approche progressivement au fil des années, en acceptant, malgré les impatiences, de se confier au temps. Mourir, sans arriver à s’achever. Ne rien terminer en finissant. Postuler avoir encore à aimer, encore à faire, à dire, à partager ; encore à accomplir et à inscrire ; encore à parfaire et à achever ; encore aussi à se déterminer ; n’ayant jamais procédé autrement, n’accomplissant jamais sans relancer, ne vivant jamais sans inachever, en en ayant toujours besoin peut-être. (IV - 1.1. Mourir sans se réaliser)
Générique La langue n’est pas tout, mais si ça cloche avec la langue, comment cela pourrait-il aller ailleurs ? Des livres qui touchent à la question de l’être ne doivent rien cacher de ce dont ils sont faits, afin qu’on puisse voir si ce qui s’y questionne (l’être qui s’y cherche ?) est autre chose que ce qu’on aura posé en route ou même dès le départ, peut-être sans le voir.
|
|