éditions de l'éclat, philosophie

YONA FRIEDMAN
UTOPIES RÉALISABLES


 

 

 LE "GROUPE CRITIQUE"

 

La règle du «groupe critique» représente une contrainte pour tout système régi par un quelconque mode de communication entre composants du système, personnes humaines ou objets; autrement dit, les «sociétés» aussi bien que les «environnements». De ce point de vue, société et environnement sont synonymes.
   Pour un individu, les «autres», qu'il s'agisse de personnes humaines ou d'objets, forment son environnement. Le «monde», dans sa totalité, est cet environnement avec lequel il est en communication continue, qu'il le veuille ou non.
   La communication avec le monde suggère à chaque individu une «image du monde». C'est cette image qui oriente son comportement, donc sa survie. Et cette communication, comme toute communication, est, elle aussi, limitée par le groupe «critique»: l'image du monde que chacun de nous se «fabrique» ne peut pas contenir trop de composants.
   Notre comportement est ainsi façonné pour faire face à un monde réduit par notre imagination limitée.

 

1. L'idée de l'écologie sociale

Nous avons vu que l'existence même du groupe critique et de l'impossibilité de la survie des trop grandes organisations entraîne une sorte d'autorégulation sociale. En effet, par suite de la division ou du ralentissement de réaction de ces organisations, il semble que la survie sociale soit liée à l'impossibilité d'accroissement sans limite des sociétés, et cela en conséquence de certaines propriétés biologiques de l'animal humain (la valence et la capacité de canal). Il s'agirait donc d'un mécanisme qui régule la coexistence des sociétés exactement comme le mécanisme d'un écosystème régule la coexistence des espèces. D'où l'expression écologie sociale.
   Il existe peut-être un autre élément de l'écologie sociale que nous pourrions mentionner, en dehors de celui qui limite la croissance. Je pense à celui de la sélection sociale.
   La sélection sociale relève d'un système de règles inventées par une société, règles dont le but est de maintenir un certain type de situation (voir chap. II, § 3) à l'intérieur de la même famille, clan, etc., donc dans le même groupe génétique.
   À première vue, la sélection sociale semble aller de pair avec la sélection naturelle, qui postule la survie des plus aptes. Si nous partons de l'hypothèse selon laquelle, dans un groupe non égalitaire, l'individu le plus habile s'attribue le plus grand pouvoir (la plus grande influence), la probabilité génétique que ses descendants conservent son habileté est renforcée par des règles (inventées ou convenues) qui facilitent la conservation du pouvoir aux descendants.
   Si, par contre, nous partons d'une hypothèse, plus réaliste, suivant laquelle les descendants des plus habiles ne sont pas nécessairement les plus habiles, la sélection sociale (donc les règles inventées) permet aux descendants des plus habiles d'être mieux entraînés (par la scolarité, l'hygiène, etc.) à garder leur situation dans la société, et nous pourrons considérer que la sélection sociale est alors un facteur artificiel équilibrant la sélection naturelle.
   Évidemment, ce facteur fonctionne bien jusqu'à une certaine limite, mais si l'écart entre la sélection naturelle et la sélection sociale s'accroît au-delà de cette limite, la sélection sociale (et l'organisation sociale qui essaye d'assurer son existence grâce à cette aide) devra céder à la sélection naturelle.
   En résumé, nous pouvons considérer l'écologie sociale comme un système de mécanismes à caractère biologique qui maintiennent les groupements de notre espèce entre certains seuils: dans le cas des répercussions du groupe critique, il s'agit des limites quantitatives d'une organisation sociale; dans le cas de la sélection sociale, il s'agit de limites qualitatives à l'intérieur même de ces organisations.


2. L'environnement, c'est les «autres»

L'idée de l'écologie sociale nous ramène à l'écologie tout court. L'écologie est le mécanisme qui fait fonctionner un ensemble d'objets et d'êtres vivants qui sont en relation de dépendance. La moindre variation dans le mécanisme écologique a des répercussions immédiates, ou décalées, sur tous les objets et tous les êtres vivants qui appartiennent à ce mécanisme (écosystème). L'idée d'écologie est donc liée à celle d'un équilibre du mécanisme; ce dernier réagit à toute perturbation. au-dessous d'un certain seuil, il réagit en retournant à l'état d'équilibre qui avait précédé la perturbation; mais au-dessus de ce seuil, la perturbation rompt l'équilibre du mécanisme, qui retrouve alors un autre équilibre, très différent du précédent.
   Nous avons retrouvé, précédemment, dans l'écologie sociale, les mêmes phénomènes: le mécanisme et les perturbations qui interviennent dans son fonctionnement. Nous allons maintenant essayer de préciser ces concepts du mécanisme social et des seuils dont il dépend.
   Une première remarque, très importante, concernera ce mécanisme: nous avons admis, précédemment que le mécanisme social était composé d'individus, d'une part, et d'autre part des influences reliant entre eux ces individus. En réalité, la situation est plus complexe, car les influences peuvent partir aussi bien d'un objet que d'un individu. Par exemple, le changement de comportement d'un individu peut être provoqué soit par un autre individu soit par un objet (maison, nourriture, voiture, argent, etc.). Pour être très précis, le mécanisme social devra donc être décrit par le réseau des influences entre personnes et objets (le mécanisme sera un mécanisme mixte de personnes et d'objets).
   Une fois cette hypothèse acceptée, voilà qu'elle transforme de nouveau nos considérations. J'ai parlé plus haut, comme d'une des utopies sociales les plus importantes, de la société égalitaire, et je l'ai définie comme un ensemble de personnes dont la situation sociale (c'est-à-dire l'excédent des influences exercées par rapport aux influences reçues) est la même. Mais si cette société est composée en partie de personnes et en partie d'objets, ma définition tient-elle toujours? Il est bien évident qu'il n'y a aucune nécessité à assurer une égalité entre les objets; l'égalité n'est nécessaire qu'aux individus. Ainsi, notre utopie non paternaliste ne sera non paternaliste qu'envers les personnes, mais pourra être aussi paternaliste qu'on le voudra quant aux objets.
   Cet exemple m'a permis, plus haut, de remplacer la notion de société (mécanisme des influences entre personnes) par celle d'environnement (mécanisme mixte d'influences entre personne et personne, personne et objet, et objet et objet). Comme je l'ai dit, l'environnement c'est les autres, convenant que les autres désigne à la fois personnes et objets.
   Mais cette définition de l'environnement (les autres) a impliqué déjà quelques remarques: les autres sont différents pour chaque observateur: l'environnement de Monsieur X contient Monsieur Y, il est donc différent de celui de Monsieur Y dont l'environnement contient Monsieur X.
   Monsieur X ne connaît pas très bien Monsieur Y, et ils ne connaissent pas leurs préférences mutuelles. Pour chacun d'eux sa préférence, très importante, est prioritaire par rapport à celle de l'autre: pris séparément, ils sont donc paternalistes, car ils essayeraient volontiers de convaincre les autres de l'importance primordiale de leurs préférences. La résistance de leur environnement à ce paternalisme sera, de plus, différente, selon qu'il s'agit d'une influence à exercer sur une personne ou sur un objet.
   (En fait, l'idée de l'environnement (les autres) et celle de l'écologie sociale traduisent un racisme en faveur des personnes humaines à l'encontre des objets.)
   Les seuils sont fortement affectés par cette différenciation: nous avions dit que seules certaines organisations pouvaient être égalitaires et stables. Or, nous voyons maintenant qu'il existe d'autres organisations sociales (ou organisations d'environnement) qui pourront être égalitaires ou stables pour les personnes seulement (et pas pour les objets). Ces possibilités supplémentaires agrandissent le champ des utopies sociales réalisables en faveur des personnes et au détriment des objets.
   (Un exemple de ce genre d'organisation sociale égalitaire – pour une minorité – pourrait être celui des sociétés aristocratiques, dans lesquelles la classe dirigeante est égalitariste, et cela aux dépens des exploités, considérés comme des objets: esclaves, serfs, etc.)
   L'introduction des objets entraîne quelques difficultés pour le fonctionnement des organisations d'environnement qui sont à la fois égalitaires et stables pour les personnes: en effet, une société égalitaire pour les personnes est assurée de fonctionner aisément à condition de comprendre beaucoup d'objets à situation sociale très basse (excédent négatif des influences). Dans ce cas, la dépendance par rapport aux objets devient d'autant plus grande que l'élément de l'environnement (ou de la société) sur lequel on fonde son calcul est situé plus bas. Or cette dépendance par rapport aux objets entraînera un bouleversement dans les situations sociales des autres en cas de grèves de l'un des éléments de l'environnement. (Par exemple: voiture, chauffage central, etc.)
   Par conséquent, la stabilité (égalité des dépendances) est très difficile à assurer dans une société égalitaire-pour-les-personnes. En fait, dans une société de ce type, la moindre panne technique peut être fatale.
   J'ai fait, à la fin du paragraphe 5 du deuxième chapitre, une observation qui peut nous fournir un exemple des conditions de seuil: dans une organisation sociale, un grand nombre d'objets facilite l'égalitarisme pour les personnes, mais crée, en même temps, une dépendance par rapport aux objets, qui met en danger la stabilité de l'organisation.
   Les conditions de seuils réglant la proportion des objets et des personnes dans un ensemble (environnement ou société) seront donc différentes (et pratiquement inversées) selon qu'on considérera l'organisation de cet ensemble du point de vue de l'égalitarisme ou de celui de la stabilité.


3. «Individus» et «objets»

Après avoir remplacé la notion de société par celle d'environnement, nous avons constaté que le rôle des objets dans cet ensemble n'était pas moindre que celui des personnes. Nous avons cependant fait une réserve, de nature morale, en disant que nous voulions assurer une priorité aux intérêts des personnes et non à ceux des objets (un non-paternalisme envers les personnes et un paternalisme envers les objets).
   Mais il nous manque encore la définition des objets, par rapport aux personnes. Cette définition ne peut être considérée comme évidente sous prétexte que tout le monde reconnaît un objet d'une personne humaine: dans une société esclavagiste un esclave était considéré comme un objet et certaines personnes (pas moi!) sont capables de considérer un ordinateur (ou même, un livre) comme une personne.
   La définition que je proposerai, utilisera la notion de buts: j'appellerai objet tout élément d'un environnement qui n'a pas de buts propres, communicables, et personne (ou individu) tout élément d'un environnement pour lequel, au contraire, ses propres buts sont importants.
   Cette définition justifie le traitement différent appliqué aux objets (paternalisme admissible) et aux hommes (paternalisme inadmissible).
   On peut également retourner cette définition et dire que les paternalistes traitent les personnes humaines comme des objets et que les non-paternalistes ne traitent que les objets comme les objets.


4. L'infrastructure, c'est le nombre

Nous pouvons enfin conclure que le nombre des éléments (personnes et objets) et leur proportion dans une société (ou environnement) sont essentiels, car le nombre des éléments et cette proportion déterminent le répertoire des organisations sociales (ou environnementales) possibles et, entre autres, toutes les utopies réalisables. Le répertoire dont nous avons parlé à propos des organisations non paternalistes est donc défini en fonction du nombre des éléments d'une société ou d'un environnement. Par exemple, entre 3 personnes, il n'y a pas plus de 10 schémas de liaisons possibles, si l'on ne tient pas compte des directions des flèches, et 16 schémas, si l'on en tient compte, et cela sans pour autant identifier les 3 personnes.

 Figure 20

L'infrastructure de ce petit répertoire d'organisations possibles entre trois éléments, est tout simplement le nombre de ces éléments (3) et toutes les contraintes qu'on peut choisir; par exemple si nous posons la contrainte que ces organisations sont égalitaires, le répertoire ne contiendra pas plus de deux organisations possibles. Tous les répertoires restreints découleront donc, eux aussi, de l'infrastructure.
   Partant de là, le groupe critique ne sera donc rien d'autre que l'infrastructure la plus grande, satisfaisant à des conditions correspondant à la structure sociale: autrement dit, le plus grand nombre d'éléments ayant certaines propriétés désirées pour une société (ou un environnement).
   Nous voyons donc, sans même entrer très profondément dans le détail, que les deux faits les plus importants, c'est-à-dire ceux qui déterminent toutes les possibilités réalisables (pour une société ou pour un environnement), sont les suivants:
   a. L'intention individuelle de chaque personne appartenant à cette société (ou environnement), intention qu'aucune autre personne ne peut connaître;
   b. Le nombre des éléments (personnes ou objets) appartenant à cette société.


5. Le problème de «l'accès»

Tout en conservant le même langage tout au long de cette étude, nous avons peu à peu modifié notre angle de vision (sans pour autant changer de centre d'intérêt). Partant de la définition de l'utopie tout court, passant par l'utopie réalisable, nous avons découvert le non-paternalisme et son organisation caractéristique, puis, à l'aide de notre langage objectif, nous avons trouvé comment on pouvait arriver à l'utopie sociale non paternaliste réalisable, et finalement, en passant par l'équivalence des termes société et environnement, nous avons défini l'infrastructure (nombre de personnes et nombre d'objets dans un système) et la propagation de l'influence dans cette infrastructure.
   Il est évident que la propagation de l'influence (comme tout autre flux) est liée au problème de l'accès. Nous allons maintenant examiner ce problème.
   Imaginons une personne qui cherche une autre personne bien déterminée, dont elle ne connaît pas l'emploi du temps. Si elle la cherche dans un groupe de dix personnes, elle la retrouvera facilement. Parmi cent personnes cela lui prendra beaucoup plus de temps. La retrouver entre dix millions d'autres personnes est à peu près impossible.
   Prenons un autre exemple: tout le monde est capable de lire deux livres par jour, c'est-à-dire 700 livres par an, à condition de consacrer tout son temps à la lecture. Durant tout le temps de sa vie active, un lecteur quel qu'il soit, ne pourra donc pas lire plus de 35 000 livres environ. Imaginons maintenant que ce lecteur cherche quelque information dans une bibliothèque de dix millions de volumes non classés (ou bien ordonnés suivant un système qui lui est inconnu). Il y a de grandes chances pour qu'il ne trouve jamais l'information qu'il recherche.
   Ces deux exemples du problème de l'accès montrent deux caractéristiques, liées à deux données numériques: l'infrastructure (nombre des éléments dans un système) et la vitesse de l'opération de sélection (dans nos exemples, reconnaître un visage ou lire un livre). Il existe une troisième donnée qui est constante: la durée totale du temps dont dispose l'opérateur. (Par exemple, sa vie active, 10 minutes ou 8 jours.)
   Cette durée totale de temps – disponible pour l'opération – impose, bien entendu, une limite: toute infrastructure (nombre des éléments dans un système) qui demande un nombre de manipulations trop grand par rapport à la durée totale du temps disponible, rend l'opération inaccessible, donc impraticable.
   Ici, nous allons revenir au concept de la valence (le nombre des informations ou influences qu'une personne humaine peut recevoir durant une période déterminée): je peux, par exemple, regarder simultanément deux écrans de télévision, peut-être même trois; si j'en regarde quatre, je ne peux plus regarder attentivement; la valence, caractéristique biologique d'une espèce, représente le plus grand nombre de centres d'intérêt simultanés possibles. Il est évident que la valence, ainsi définie, n'est autre que la vitesse de l'opération de sélection dont nous venons de parler à propos de notre problème de l'accès.
   Le problème de l'accès est donc fonction de:
   1. la durée globale (temps disponible),
   2. la valence,
   3. le nombre des éléments d'un système.
   Les deux facteurs principaux de ce problème, qui sont des constantes biologiques (durée globale et valence), ne peuvent changer sans une mutation de l'espèce. Les utopies réalisables actuellement ne peuvent donc pas laisser de côté les conséquences du problème de l'accès.
   Nous pouvons maintenant comprendre que les seuils critiques dont nous avons parlé ne sont que des conséquences déguisées du problème de l'accès. Si les sociétés égalitaires ou stables sont irréalisables quand le nombre des individus qui les composent dépasse un certain seuil (groupe critique), ce n'est pas uniquement le résultat de l'impossibilité de certains schémas de liaisons (nos cartes d'organisations), mais c'est aussi une conséquence du problème de l'accès quant à la propagation de l'influence.


6. L'impossibilité de la communication généralisée

Le problème de l'accès et le concept du groupe critique (qui sont les différentes facettes d'un même ensemble de problèmes) représentent le point essentiel de cette étude sur les utopies réalisables. En effet, depuis le premier chapitre, j'essaie d'insister sur l'importance de la persuasion comme critère principal de la réalisabilité des utopies, et ce critère dépend surtout du problème de l'accès, dont le phénomène du groupe critique est la première résultante.
   J'ai essayé de caractériser cette situation en la rapprochant de celle que j'ai appelée le syndrome de la Tour de Babel. La Tour de Babel peut être considérée comme une organisation technique aux buts démesurés. Au début tout se passe bien, et la construction de la Tour commence. La Tour grandissant, l'organisation des bâtisseurs grandit à son tour, jusqu'à ce qu'un beau jour, les messages envoyés par les maçons n'arrivent plus qu'avec beaucoup de retard et de graves erreurs de transmission, etc. jusqu'à ceux qui supervisent la préparation des matériaux de construction: l'organisation a dépassé le groupe critique approprié.
   Cette image est intéressante à un autre point de vue: la Tour devait être bâtie pour renverser un certain ordre du monde (ou de la nature) préexistant. Dieu, en tant que représentant de cet ordre, ne contre-attaque pas les bâtisseurs de la Tour: il attend patiemment que la loi-limite du groupe critique fasse son effet. Ce qui arrive inévitablement.
   Il existe actuellement beaucoup d'exemples de ce syndrome de la Tour de Babel: toutes les organisations internationales, tous les espoirs d'une communication mondiale. Tous ces exemples sont, en même temps, des tentatives qui ont échoué. Pourquoi?
   L'idée de base de la communication généralisée, c'est que tout le monde peut se mettre en contact avec tout le monde, et que le fait de s'exclure de l'ensemble des autres (de se retirer) est un acte asocial. Autrement dit, suivant la terminologie que nous avons employée dans les chapitres précédents, l'humanité tout entière est une seule et unique société gigantesque.
   Les conditions purement techniques dont relève cette idée sont réalisables: il est possible d'imaginer une infrastructure de la communication (un réseau, un langage, une écriture: donc tous les supports de la communication) qui puisse être réalisable. Le naufrage de l'idée de la communication généralisée n'est pas d'ordre technique, il tient aux limites du mécanisme cérébral humain (comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent). Regardons maintenant les aspects techniques qui découlent de ce fait.
   Imaginons, par exemple, un réseau d'émetteurs de télévision. Ces émetteurs coordonnés pourraient atteindre sans difficulté, en principe, l'humanité tout entière, et chaque humain pourrait recevoir le même message. C'est parfaitement possible.

Mais un message distribué par télévision n'est pas une influence. La réaction de Monsieur X au message reçu est complètement imprévisible; dans la majorité des cas, le message devra être répété et, à chaque répétition, il devra être de plus en plus adapté aux réactions de Monsieur X. Afin d'effectuer cette adaptation, l'émetteur devra évidemment être réinformé de l'attitude de Monsieur X à la première réception, puis à la deuxième, etc.
   Si je traduis cette condition dans la terminologie de notre langage objectif, le centre TV du système émetteur devra alors recevoir plus de six milliards de réactions après la première émission. Même si j'accepte qu'un réseau de feedbacks et un système d'ordinateurs puissent recevoir correctement cette masse d'informations, il reste inimaginable que la ou les personnes dirigeant le Centre puissent avoir accès à tous ces feedbacks, et qu'ils puissent réagir et y répondre. Je ne peux pas imaginer un être humain ayant une valence de l'ordre de grandeur de six milliards!
   Nous sommes actuellement face à ce phénomène, si nous examinons comment est géré un pays: un gouvernement est l'organe central d'un groupe hiérarchique formé d'un certain nombre de millions d'individus. Comme il est impossible à tout gouvernement de connaître les désirs ou les attitudes de chaque gouverné, les dirigeants se font alors faire des rapports sur les divers comportements des gouvernés et décident sans connaître la situation autrement que par ces rapports. Un pays de la dimension des États-Unis, par exemple, ou de la Russie, est gouverné en fonction d'un rapport quotidien de 50 à 150 pages, préparé par les assistants des dirigeants. La manière suivant laquelle ces pays sont gouvernés dépend beaucoup plus des omissions de faits, volontaires ou non, des assistants, que de la volonté ou du programme des dirigeants.
   La situation dans un village est très différente: le maire du village peut connaître toutes les opinions de tous ses administrés, et il peut gouverner son village suivant la situation réelle.
   Nous pouvons conclure, après l'observation de ces deux situations, que leurs différences viennent du fait que dans un système aléatoire, comme celui du comportement social, le comportement (souvent marginal) de quelques individus peut être plus caractéristique pour le système que le comportement purement statistique du système entier. Les dirigeants des superpuissances qui ne connaissent que le comportement statistique de leurs compatriotes, sont donc moins bien informés que le maire, qui connaît le comportement individuel (et marginal) de chacun des habitants de son village.
   La réaction naturelle des dirigeants des grandes organisations est alors de préférer consacrer leur temps à la politique étrangère: c'est-à-dire de négliger le pays réel (les citoyens existants) en faveur d'une entité fictive (la France, l'Angleterre, etc.) qui n'est qu'un symbole, un nom remplaçant les citoyens réels. Pour pouvoir conserver l'existence de cette illusion, ils forment un club (dont le nombre des membres est inférieur au groupe critique approprié): le club des porte-parole de ces entités symboliques. Dans ces clubs tout va, évidemment, bien; le club fonctionne, mis à part le fait qu'il est sans rapport avec la réalité: il n'a été créé que pour cacher la fragilité réelle des gouvernements qui l'ont fondé.
   L'humanité continue d'agir comme elle l'a toujours fait – en réalité – en fonction d'innombrables petits groupes très faiblement reliés entre eux.


7. Le phénomène Gandhi

Ce modèle peut être illustré facilement par deux exemples historiques: celui de l'Inde et celui du Japon des Tokugawas.
   L'autoségrégation en Inde est connue dans le monde entier. L'Inde est le pays des 500 000 villages indépendants, celui des 50 000 sous-castes compartimentées (car elles sont juxtaposées, mais non superposées). Cette autoségrégation exclut l'illusion d'un gouvernement central, sauf en ce qui concerne certains sujets abstraits pour la masse des Indiens. La survie et les décisions qu'elle nécessite sont débattues et réglées par le petit groupe (village et sous-castes), et toute décision prise, bonne ou mauvaise, ne met pas en danger l'ensemble des petits groupes: elle peut être dangereuse pour le seul groupe qui en aura pris la responsabilité.
   La survie en Inde est assurée par les abandonnés du pouvoir central.
   Dans le Japon des Tokugawas, l'autoségrégation paraît, elle aussi, étrange aux Occidentaux. Il s'agissait d'un système de rideaux de fer; le premier autour du pays, et d'autres entre les provinces. La migration n'était autorisée qu'exceptionnellement.
   La différence entre l'autoségrégation japonaise et celle de l'Inde est cependant très grande: au Japon la non-communication entre les groupes résultait d'une pression policière établie par la force, alors qu'en Inde, la séparation de chaque groupe s'est toujours faite de l'intérieur du groupe. En Inde, personne ne veut quitter son groupe pour entrer dans un autre (ce qui n'exclut pas de quitter sa sous-caste pour essayer d'en fonder une autre).
   De toute façon, dans ces deux pays, l'autoségrégation des groupes est devenue une habitude qui existe encore aujourd'hui, sans qu'aucune force extérieure ne l'impose.
   J'ai voulu mentionner ces deux exemples, car c'est dans un de ces pays, l'Inde, que s'est manifesté un événement qui semble représenter l'exception à l'hypothèse de l'impossibilité de la communication généralisée. J'ai baptisé cet événement le phénomène Gandhi.
   Le phénomène Gandhi est simple à décrire sommairement: dans un pays de 300 millions d'hommes, il se trouve un individu qui essaye de propager une idée. Il a accès à toutes les radios et à tous les journaux de son pays, mais dans ce pays, seule une incroyable petite fraction des habitants a un récepteur ou lit les journaux. Les messages de Gandhi n'arrivent pas facilement à la masse du peuple.
   C'est le moment crucial. Gandhi, au lieu de parler, donne l'exemple: il marche vers la mer pour en extraire le sel, il tisse à la main, chez lui, de simples tissus, il se comporte comme un paysan. L'exemple est alors suivi, et son message parvient – au moins partiellement – à la masse des 300 millions d'Indiens.
   Ce phénomène (que je considère comme unique dans les derniers deux mille ans) n'est pourtant pas en contradiction avec notre hypothèse. Nous avons parlé, à propos des facteurs du groupe critique, de la vitesse caractéristique d'un langage. Gandhi a utilisé le langage le plus rapide imaginable pour l'Inde de son époque: celui du comportement traditionnel et habituel du paysan.
   La communication généralisée n'est donc possible que s'il s'agit de communiquer des faits que tout le monde connaît déjà au préalable. Elle n'est pas possible pour la propagation des idées nouvelles.


8. La communication de masse étouffe les idées nouvelles.

Dire que la communication généralisée est un obstacle aux idées nouvelles semble d'abord être plutôt une stupidité. Malheureusement, cette constatation est un fait.
   Imaginons un journal (ou une bibliothèque) qui voudrait recueillir toutes les idées nouvelles formulées à un certain moment de référence donné. Nous avons déjà vu, en parlant du problème de l'accès au début de ce chapitre, qu'il serait pratiquement impossible de retrouver un sujet quelconque dans un pareil recueil.
   Afin de rendre accessible au lecteur le matériel des idées contenues dans un journal ou une bibliothèque, il n'existe qu'un seul moyen: la masse de matériel doit être réduite. Une sélection doit donc être faite, mais cette sélection ne peut être que mal faite, par les éditeurs ou par les censeurs, car, eux aussi, seront incapables de lire un tel amas d'informations pour n'en sélectionner que quelques-unes. De plus, cette sélection sera d'autant plus difficile à opérer pour les idées nouvelles et inhabituelles, que leur terminologie ne peut pas encore avoir été établie, et qu'elles exigent un certain temps de réflexion. Les éditeurs ou les censeurs chargés de la sélection conserveront automatiquement le matériel le plus médiocre et déjà connu, et rejetteront toute idée nouvelle. Nous pouvons constater ce fait, quotidiennement, dans nos journaux, sur nos écrans de télévision, etc. Imaginons maintenant un autre exemple – inverse –: celui de journaux qui n'intéressent que de 2 000 à 5 000 personnes, journaux provinciaux, professionnels, etc. Ils ne pourront jamais faire connaître toutes les idées nouvelles, mais ils pourront sûrement publier toute nouveauté proposée par un de leurs lecteurs parmi ces quelques milliers, et ces idées seront alors accessibles aux autres lecteurs. Si nous supposons maintenant que chaque communauté de 5 000 à 10 000 membres puisse avoir son journal, nous pouvons être sûrs que n'importe quelle idée nouvelle sera publiée, même si elle n'est pas nécessairement lue par tous les habitants du globe. Aussi simple que soit ce procédé, le rejet des idées nouvelles n'est pourtant plus empêché, et une diversité de subcivilisations peut en découler.
   J'ai voulu montrer, grâce à cet exemple, imaginaire, que la communication généralisée, contrairement aux idées répandues, ne sert pas le développement culturel ou celui des connaissances de l'homme, mais bien au contraire, est un moyen d'appauvrissement.
   La communication la plus efficace semble rester celle du face à face1.


 

1. Il est peut-être utile de remarquer que les petits groupes possèdent, chacun, leur langage propre, langage qui utilise les mots du langage parlé, alors que la signification d'une grande partie de ces mots reste hermétique à ceux qui n'appartiennent pas à tel ou tel groupe. Étrangement, souvent, la mimique et les gestes aident à réduire les malentendus liés à l'usage du langage intra-groupes.

 

9. La surproduction de «déchets»

Les constatations concernant le groupe critique dans le monde des vivants (animaux et hommes) ont tout aussi bien leurs correspondances dans le monde des objets, mais mon intérêt sera réservé surtout au monde réel, qui contient vivants et objets formant un tout.
   Nous l'avons déjà dit: l'environnement c'est les autres. Mais nous ne sommes pas nécessairement en contact avec toutes les entités, vivants ou objets, c'est pourquoi l'expression «les autres» ne se réfère qu'aux entités avec lesquelles nous sommes reliés d'une manière observable.
   La crise environnementale tient au fait que notre mode d'observation s'est amélioré: il y a aujourd'hui beaucoup de relations qui ne sont connues que depuis peu et qui étaient auparavant inobservables. Beaucoup d'autres relations, encore, qui n'étaient pas inobservables, échappaient pourtant à notre attention.
   Une de ces relations, très importante, est la production de déchets. Chaque organisme vivant, chaque organisation contenant des vivants, fonctionne à l'aide d'une sélection de composants utiles à sa survie.
   La quantité de composants utiles est très réduite par rapport à tous les composants que l'environnement met à la disposition de nos organisations; nos organismes ou organisations rejettent donc une quantité de composants très supérieure à la quantité de composants retenue. Un être vivant est ainsi une usine à déchets.
   Si ces déchets sont recyclables, ils ne le sont pas en n'importe quelle quantité. Au-dessus d'une certaine quantité de déchets, la pollution (l'accumulation des déchets) commence. Il s'agit donc d'une quantité critique de déchets, cette quantité étant déterminée par rapport à la structure de l'organisme ou de l'organisation qui opère cette sélection menant à la production des déchets, et par rapport à ses liens avec les autres organismes ou organisations.
   Le problème de la surproduction des déchets vient donc de l'opération de sélection des composants utiles. Aujourd'hui, avec notre actuel mode de sélection, le produit principal que l'humanité finit par créer est le déchet: environ 70 % de l'énergie humaine y est consacré.


10. «Rubbish is beautiful» ou de l'utilisation des déchets

Il devient évident, en partant du paragraphe précédent, que le déchet n'est déchet qu'en conséquence d'une opération de sélection préconçue de composants utiles. Nous pourrions donc réduire, très simplement, la surproduction des déchets en transformant le mode d'utilisation de certains objets, donc en changeant l'opération-clé: la sélection.
   Pour expliquer cette idée, je voudrais recourir à un exemple historique ou plutôt préhistorique. Je pense à la période héroïque de l'agriculture.
   Le cultivateur défrichait d'abord la végétation aborigène des terrains proches pour les ensemencer puis, de saison en saison, enlevait les pierres qui se trouvaient dans ses champs. Le produit du défrichage et du dérocaillage était un déchet de l'agriculture: du bois et des pierres. Une des premières inventions de l'agriculteur primitif a été de recycler ces déchets sous forme de construction d'abris.
   Ce recyclage n'a pas impliqué une transformation des matériaux de déchets ou l'invention d'une nouvelle technologie: il a consisté en un changement d'attitude de l'homme face à un déchet qui s'accumulait au-dessus de la quantité critique.
   L'homme préhistorique a donc empêché une pollution avec rien de plus compliqué qu'un changement d'attitude.
   Imaginons, toujours à titre d'exemple, un tel changement d'attitude aujourd'hui: j'ai voulu, il y a quelques années, proposer un concours international sous le titre rubbish is beautiful. L'idée de base était que de nombreux mouvements artistiques modernes prônent l'organisation des déchets. Pourquoi alors ne pas chercher à transformer les accumulations de déchets en œuvres d'art monumentales, vrais témoignages de notre époque? Une grande partie des déchets, qui ne sont pas biodégradables, demande actuellement de grands efforts pour être éliminée du circuit quotidien. Pourquoi essayer de les enlever? Pourquoi ne pas les utiliser en mégasculptures, collectives si possible? Imaginons, par exemple, une pyramide de bouteilles de plastiques ou une énorme sculpture à partir d'épaves de voitures1?

 

   La conclusion serait donc de dire que si nous avons en face de nous une pollution (donc un dépassement de la quantité critique des déchets), il est souvent plus facile de changer notre attitude que d'éviter ce dépassement.

   Autrement dit, encore, la quantité critique est caractéristique à une espèce d'objets (comme l'était le groupe critique pour une espèce vivante) et à l'organisation que l'homme impose à ces objets. C'est l'organisation qui pourrait changer, une fois la quantité critique dépassée.


11. Le «groupe critique» de la production

Essayons donc de coordonner les deux manifestations du groupe critique:
   1. le groupe critique d'une espèce vivante dépend de la valence et de la capacité de canal spécifiques à cette espèce, et de la structure de l'organisation du groupe (le terme structure pris dans le sens topologique);
   2. la quantité critique des déchets dépend de l'organisation du groupe humain, de son attitude envers le déchet et des caractéristiques du processus de transformation (sélection) qui mènent à la production des objets.
   Mais alors que les facteurs du groupe critique ne sont pas facultatifs et que l'homme ne peut rien pour les changer, les facteurs de la quantité critique dépendent presque complètement de l'homme et à peine de l'objet.
   Il est donc intéressant de noter que la quantité critique des déchets est partiellement fonction du groupe critique et, partiellement, fonction d'une loi naturelle quelconque régissant le processus de transformation (sélection) spécifique dont le produit est un objet particulier.
   En conséquence, le retour des groupes sociaux à des groupes se situant au-dessous du groupe critique ne résoudrait-il pas aussi les problèmes de la pollution, au moins dans le plus grand nombre de cas? Le retour des groupes sociaux à un niveau inférieur à celui du groupe critique n'entraînerait-il pas la disparition du commerce et de l'échange (en tant que moyens de communication parmi les plus anciens et qui entraînent au dépassement du groupe critique)?
   Je ne pense pas pouvoir répondre à ces questions à l'heure actuelle, la seule remarque que je puisse faire est que je trouve justifié de les poser. Mais je suis sûr que le retour à des groupes qui ne dépassent pas les groupes critiques typiques pour une structure sociale donnée résoudrait la plupart de nos problèmes économiques: les relations entre la production, la propriété et les échanges.

1. C'est d'ailleurs ce qu'ont fait de nombreux artistes du XXe siècle, comme Marcel Duchamp, Picasso, Max Ernst ou (avec plus ou moins de bonheur) César et Arman plus récemment.

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