IBN ARABÎ |
Avant-propos |
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Quand Michel Valensi me proposa, voici maintenant quelques années, de préparer pour les éditions de l'éclat une édition bilingue d'un traité d'Ibn 'Arabî, le Kitâb al-isfâr 'an natâ'ij al-asfâr: «le Livre du dévoilement des effets des voyages», nous ne pouvions nous douter ni l'un ni l'autre que nous partions pour un long voyage. Je refusai tout d'abord, pris par d'autres travaux et d'autres projets. Mais mon futur éditeur insista et je finis par accepter en m'accordant quelque délai. Je craignais en effet que ce travail ne me détourne de l'objet principal de mes recherches, l'étude du Coran et de son interprétation chez Ibn 'Arabî. Je ne m'étais pas rendu compte de prime abord que ce texte se situait au coeur de mon sujet. Car ce livre qui nous invite à suivre les voyages décrits par la Révélation et la tradition prophétique et à bénéficier de leurs effets (natâ'ij) se double d'un traité d'herméneutique. L'interprétation constitue elle-même un voyage dont le Cheikh inculque progressivement les principes à son lecteur, tout en le mettant en garde contre ses dangers. Je ne puis donc que remercier M. Valensi d'avoir eu l'idée de ce livre, de l'avoir attendu avec tant de persévérance et d'avoir eu le courage de le concevoir sous la forme d'une édition bilingue. Elle rendra, je l'espère, service à ceux qui tout en sachant ou apprenant l'arabe, ne sont pas suffisamment familiarisés avec le style concis et allusif du Shaykh al-Akbar. [n.d.e.] Nous tenons à remercier tout particulièrement Monsieur Osman Yahya qui, il y a près de dix années, nous confia une copie du manuscrit de la British Library de ce traité d'Ibn 'Arabî. Nos remerciements vont aussi à Joseph Gril qui, sans compter son temps, a rendu possible cette édition bilingue.
Savamment construit comme tous les ouvrages du Shaykh al-Akbar, ce traité se présente selon une ordonnance assez apparente. Cependant son architecture intérieure ne se laisse appréhender que si l'on tient compte des jalons posés ici et là, de voyage en voyage. Aussi, cette introduction se propose-t-elle d'indiquer quelques repères, sans pour autant prétendre relever tout ce que ce livre contient d'allusions et de développements possibles.
Selon Ibn 'Arabî, le propre du voyage (safar, pl. asfâr) est d'aboutir à un résultat ou un effet (natîja, pl. natâ'ij). On aurait pu aussi traduire natâ'ij par «fruits», d'une part pour souligner le caractère positif du résultat, d'autre part parce que ce terme évoque, par sa racine, l'idée de parturition. Le voyage doit donc porter ses fruits spirituels, indiqués à la fin de chaque chapitre. Cette nécessité se trouve inscrite dans la racine du mot safar qui comporte également le sens de dévoilement (isfâr), ce qui permet au titre de jouer à la fois sur le sens et l'assonance. Un adage cité aussi bien dans le K. al-isfâr (§ 17) que dans les Futuhât l'explicite: «Le voyage est appelé ainsi parce qu'il dévoile (yusfiru) les caractères des hommes» 2. Quand il s'agit d'une femme, le dévoilement (sufûr) se double, par ce qu'il comporte d'inhabituel, de l'idée d'un danger dont il faut se garder et annonce la relation ambivalente de l'occultation et de la mise à jour (§ 17) 3. Pour toutes ces raisons le voyage se distingue du simple cheminement initiatique (sulûk): «Tout voyageur est cheminant (sâlik), mais tout cheminant n'est pas voyageur» 4. Un passage du Coran, annoncé dans l'envoi de ce livre mais non commenté par la suite, assimile très clairement le voyage à la quête et à la recherche de son «fruit» qui est la science. Il associe par ailleurs le voyage à la fatigue et donc à l'épreuve, ce que l'on retrouve dans d'autres passages5. Par contre, dans le chapitre des Futûhât sur «la station du voyage», il se trouve assimilé à la pérégrination (siyâha). Celle-ci en constitue l'un des fondements coraniques puisque pérégrins et pérégrines sont mentionnés dans le Coran 6. La définition de la siyâha : «Parcourir la terre pour pratiquer la méditation (i'tibâr) et se rapprocher de Dieu» souligne l'un des principaux objectifs du voyage. La méditation sur les signes manifestes de la puissance divine et les merveilles de la création conduit les voyageurs, par transposition, vers la signification intérieure de ces signes 7. Leur vision n'est-elle pas le but du modèle suprême pour l'humanité, le Voyage nocturne du Prophète: «Gloire à Celui qui a fait voyager de nuit Son serviteur depuis la Mosquée sacrée jusqu'à la Mosquée la plus éloignée pour lui faire voir certains de nos signes» (Coran 17: 1)?
L'envoi résume le plan et le dessein du livre dans une prose rimée caractéristique du style de la khutba. Le voyage divin et principiel se prolonge dans celui de la Révélation et se poursuit par le truchement des réceptacles et des transmetteurs de la Parole, les prophètes et les envoyés. Chaque séquence s'achève par une séquence en âti-hi qui souligne par le féminin pluriel externe (âti) la multiplicité des formes et par le pronom de troisième personne (hi), ici en état d'annexion et au cas indirect, dit de l'«abaissement», le retour de ces formes vers le Soi divin dans les tribulations et l'humiliation de la servitude.
À première vue ce traité suit une progression descendante depuis la Nuée jusqu'au sommet du voyage nocturne; la chute se prolonge ensuite dans les allées et venues des Patriarches, jusqu'à la manifestation d'états de plus en plus humains. Pourtant cette progression est loin d'être linéaire. Pour toute descente, le caractère circulaire de l'existence suppose une remontée et réciproquement. Cette dynamique se retrouve de façon plus ou moins évidente et explicite dans tous les voyages. Elle sous-tend aussi une autre représentation, plus intérieure, de la relation entre l'homme et Dieu. D'un monde à l'autre Une autre dimension binaire intervient encore dans le voyage de l'homme, de par sa double nature. Ibn 'Arabî raconte comment il vit un jour tous les êtres créés dans les «connaissances» (ma' ârif), à l'exception de l'animal créé à la fois dans les connaissances et le désir sensuel (shahwa) (§ 29). La chute d'Adam met en évidence cette ambivalence dans l'homme, à laquelle s'ajoute la présence en lui-même de ce monde et de l'autre. L'interdiction survint dans le Paradis, lieu de repos, de largesse et de liberté, pour annoncer le séjour sur une terre de peine, d'étroitesse et d'imposition légale (taklîf) par l'ordre et l'interdiction. Mais pourquoi ce voyage qui conduit Iblîs de la royauté vers le malheur et Adam, de la servitude vers la félicité? Selon les termes du Coran (7: 26), l'homme revêt au Paradis un habit de plume, symbole de sa nature angélique, et dans ce monde, un habit de crainte protectrice (libâs al-taqwâ) qui le prémunit contre son âme, les désirs de ses sens et toute autre épreuve. Durant son séjour terrestre, il est aussi astreint à l'acquisition des oeuvres (kasb) et à l'exercice de la raison ('aql) contre la passion. Or toutes ces exigences n'ont d'autre raison que de permettre à l'homme d'acquérir des connaissances que les délices de l'au-delà ne sauraient lui dispenser. Pour celui qui accomplit un tel voyage, la vie de ce monde est tout entière tournée vers un accroissement de science, tandis que l'au-delà est réservé à la jouissance 11. L'homme voyage vers ce monde pour y trouver un accomplissement (tamâm) et vers l'autre pour atteindre la perfection (kamâl). Ibn 'Arabî se devait donc de rappeler l'importance de la raison et de la réflexion dans la voie vers l'au-delà car si, sur le plan de la connaissance, le don divin (wahb) dépasse sans commune mesure l'acquisition (kasb) par les oeuvres et la réflexion, la perfection réside dans leur réunion. Celle-ci est personnifiée par le premier fils d'Abraham. Ismaël, l'ancêtre du Prophète, à la fois «acquis» parce que demandé par son père et «donné», parce que racheté par le bélier, pur don divin. Il est donc plus parfait que son frère Isaac, objet du seul don divin.
La dynamique de ces voyages reflète autant la mobilité des réalités divines qui gouvernent l'existence que l'économie voyageuse de l'univers en perpétuel changement. Les voyageurs d'entre les hommes en recueillent les effets et les fruits à travers le regard qu'ils portent sur le monde puis sur eux-mêmes, conformément au verset si souvent commenté par Ibn 'Arabî : «Nous leur ferons voir nos signes sur les horizons et en eux-mêmes» (41: 53) (ici § 24). Ce passage de l'extérieur vers l'intérieur se traduit dans la progression du livre par l'antériorité des sciences cosmologiques acquises par Enoch et Noé. L'évolution du premier à travers les sphères jusqu'à celle qui enveloppe et supporte la rotation de toutes les autres (al-falak al-hâmil li-aflâk al-tadâwîr) lui confère toutes les connaissances déposées dans les cieux et plus particulièrement la science du Temps et des cycles 12. On a vu déjà le rapport entre l'histoire de Noé et l'oeuvre alchimique 13. L'eau jaillissant du Four prouve que la substance du monde physique est une; seules les formes varient (§ 40). On remarquera combien toutes ces indications convergent vers une vision extrêmement mobile et plastique d'un monde dont l'existence tient à cette perpétuelle transformation. Les quatre principes physiques, éléments et humeurs, qui relèvent d'une représentation plus statique, ne sont considérés qu'en rapport avec les quarante nuits, signe pour Moïse de la dissolution de sa constitution physique 14. Les données cosmologiques de ce texte pourraient donner lieu à bien des développements à partir de l'oeuvre d'Ibn 'Arabî lui-même ou de la littérature hermétique et scientifique de l'Islam. On se limitera ici à en souligner l'intérêt, à la suite de l'auteur, pour qui il ne s'agit nullement de connaissance secondaire ou superflue. Il tient à préciser à propos du voyage d'Idrîs: «Ignorer ce que Dieu a déposé dans les astres, ce qu'Il leur a inspiré et ce qu'Il a placé en eux comme effets de Sa sagesse, c'est laisser échapper abondance de bien et grande science» (§ 34).
L'homme voit d'abord à l'extérieur ce qu'il porte en lui-même. Un nouveau voyage le conduit donc vers son être intérieur et, de là, vers la connaissance de Dieu, selon le hadîth célèbre: «Qui se connaît soi-même (ou son âme), connaît son Seigneur» (cité ici § 56). Deux questions se posent: de quelle connaissance s'agit-il et comment le fini pourrait-il connaître l'infini? Le commun des hommes ne connaît Dieu que par voie négative (bi-l-naqîd), tandis que l'élite spirituelle Le connaît par la Forme (bi-l-sûra) selon laquelle Dieu l'a créé. Mais, en fin de compte Ibn 'Arabî juge supérieur le premier mode de connaissance «car il unit le début à la fin et vers lui il faut nécessairement revenir». Ce retour s'apparente à la redescente après la montée vers Dieu, vers les hommes mais aussi vers soi-même. L'adoration mène à la contemplation des réalités divines et supérieures. Cependant plus le serviteur les voit se refléter en lui-même, plus il reconnaît que ce ne sont pas ses qualités mais celles de Dieu. Il ne lui reste plus que les qualités propres au serviteur, le contraire des attributs divins: la pauvreté et l'humiliation avant tout. Mais au-delà de toute qualité, plus l'homme se rapproche de Dieu comme Moïse, plus il perd sa propre trace (§ 52). Ce voyage est donc bien celui de la perplexité (hayra), puisque l'homme y progresse en découvrant son incapacité foncière à connaître Dieu et à se connaître soi-même. Pourtant c'est de ce voyage que l'auteur dit: «Celui qui voyage en Lui ne gagne que lui-même» tout en affirmant qu'il n'a pas de fin ou même de but (lâ ghâyata lahu) (§ 2).
Ce traité, comme on l'a vu, est fondé pour l'essentiel sur l'interprétation du Coran, parfois sur la simple évocation de récits coraniques. La Parole divine, descendue dans un langage humain, est claire, mais le dévoilement de son sens dépend de la réceptivité du récitant et de l'auditeur. L'un et l'autre participe, à un degré ou à un autre, du voyage du Coran qui descend et remonte en eux et par eux. L'interprète, quant à lui, l'accompagne dans son voyage; plus qu'un voyageur, il est le passeur d'un monde à l'autre. Le passeur des mondes L'interprète perçoit un discours, se pénètre de son sens et l'explicite ensuite. Il participe en cela à la Révélation qui est explicitation (bayân) et à l'une des fonctions du Prophète: «Nous avons fait descendre vers toi le Rappel pour que tu explicites aux hommes ce qui a été descendu vers eux» (16: 44). L'exégèse ouvre donc la voie de la compréhension. Mais ce qui est vrai de l'audition et de la lecture du Livre sacré peut s'appliquer à toute perception et tout particulièrement à la vision. Le Cheikh parle du «voyage des regards à travers les choses vues en éveil et en songe et [de] leur passage ('ubûr) d'un monde à l'autre par la transposition de leur signification (i'tibâr)». Ceci concerne d'autant plus le message divin que les réalités divines qu'il véhicule traversent les mondes pour parvenir jusqu'à celui de l'homme. Selon le hadîth, la première forme prise par ce message fut la vision 17. Celle-ci est perçue par l'imagination (khayâl), lieu intermédiaire où les réalités supérieures et intelligibles se manifestent dans des formes visibles dont l'interprète explicite le sens. De la bonne réception du message dépend la guidance. C'est pourquoi le voyage d'Abraham, parti en quête de guidance, aboutit à une vision (37: 99-113). Or il s'agit d'«une demeure difficile» 18, d'un «lieu de passage» (ma'bar) qui conduit vers le sens. L'interprétation du songe, action de faire passer (ta'bîr), doit se traduire par une expression claire ('ibâra) (§ 42). Pour transposer la vision du monde de l'imagination dans son monde propre, le coeur de l'interprète doit être pur et transparent. L'amour du fils obscurcit Abraham et l'empêche de transposer le fils en bélier. L'épreuve des prophètes les conduit à une perfection toujours plus grande, mais le danger de l'interprétation guette ceux qui croient suivre les prophètes sans maîtriser le monde de leur imagination. La confusion entre les réalités spirituelles et leur passage à une forme imaginative peut aboutir aux pires erreurs. L'histoire du Sâmirî, rappelée avec insistance, illustre l'application erronée d'une doctrine ésotérique: la théophanie dans les formes (al-tajallî fî l-suwar) (§ 60). Encore n'avait-il vu que l'un des anges porteurs du Trône, celui à forme de taureau; mais sa confusion avec une manifestation divine lui suggère de façonner le Veau d'or. Le Sâmirî a suivi le chemin inverse de l'interprétation juste qui, à partir des formes, remonte vers le monde intelligible et divin. Cette interprétation illégitime (ta'wîl, pris dans son sens dépréciatif), par la vérité partielle qu'elle comporte, risque d'entraîner le disciple vers un mauvais usage des pouvoirs initiatiques. Le Sâmirî s'empare indûment de la trace du cheval de Gabriel pour donner vie au veau façonné par lui, car il sait que l'Esprit vivifie toute chose (§ 57). Dans ce cas l'imagination, au lieu d'élever l'homme, l'attache aux passions de son âme, représentées par les parures fondues et adorées sous la forme du Veau d'or. D'un voyageur à l'autre «Ponts et passerelles édifiés pour que nous passions vers nos essences et nos propres états», ces voyages comportent, comme on l'a vu, un certain danger. Le passage doit emprunter la voie de la correspondance, non celle de l'assimilation. Aucune confusion entre le divin et l'humain, car si les êtres voyagent, ils ne dépassent pas leurs limites spécifiques ou leurs «définitions essentielles» (§ 10). Même frontière entre la prophétie et la sainteté: l'impeccabilité des prophètes n'est rappelée, à propos d'Adam et de Joseph (§ 27 et 48), que parce que les saints bénéficient d'une protection correspondante dans leur monde propre. L'Isfâr formule donc un principe herméneutique: tout prophète dans le Coran reflète un aspect de l'homme et donc de l'interprète. Muhammad allie la dimension la plus universelle et totale de l'Homme avec sa réalité la plus intérieure, le soi du Soi de l'absolue servitude. Issu de cette réalité muhammadienne, Adam représente l'humanité terrestre appelée, à travers les épreuves de la Loi et des oeuvres, à la félicité édénique. Le Cheikh laisse le plus souvent son lecteur suivre le cheminement de cette interprétation. Il lui arrive aussi, ici ou là, d'indiquer quelques directions. C'est ainsi qu'il commente l'élévation d'Idrîs-Enoch comme une remontée «vers le monde de son coeur» (§ 36) ou la construction de l'Arche par Noé sous les railleries de son peuple, comme la protection du «secret subtil» contre tout ce qui cherche à détourner l'homme de son oeuvre: l'âme ordonnant le mal, Satan, ce monde et la passion (§ 39). De même Loth doit laisser derrière lui sa femme, car l'âme ordonnant le mal ne saurait participer au voyage vers la certitude (§ 44). L'attachement de Jacob à Joseph illustre l'interdépendance de l'intellect et de l'âme, tandis que la femme de Putiphar, ou l'Âme universelle, s'offre en vain à une âme détachée des désirs physiques, mais trop impatiente de s'emparer des secrets de l'Âme universelle (§ 48). Au cours de ses nombreux voyages, Moïse franchit les épreuves, les stations et les états spirituels que rencontre l'itinérant vers Dieu et que revivent le lecteur et l'interprète du Livre. Comme on l'a vu, c'est l'imagination abrahamique qui assure le passage essentiel et délicat de l'histoire sacrée vers sa signification intérieure. Les instruments du passage Voyage spirituel, l'herméneutique n'exclut pas cependant le recours à des moyens plus techniques, qu'il s'agisse d'exégèse traditionnelle ou symbolique. LE BUT DU VOYAGE Chacun de ces voyages et leurs effets convergent vers un but. Or, quel est le but des voyages divins si ce n'est l'Homme, dépositaire du «secret divin», seul capable de recevoir le Souffle divin au centre des cieux, grâce à l'achèvement de sa création (§ 15)? Les voyages prophétiques concourent à leur tour à réaliser la perfection humaine dans l'absolue servitude. Sur le Prophète, le serviteur parfait, est descendu le Coran vers le ciel le plus proche: son coeur, dans la Nuit du destin: son âme purifiée. Mais l'Homme n'est pas seulement le fruit que le Coran doit cueillir au terme de son voyage. Il s'identifie à lui, si bien que les saints, les hommes parfaits, reçoivent le Coran et le retiennent par coeur sans même l'avoir appris (§ 18). Entre l'un et l'autre, les analogies abondent: le Coran contient tous les signes de l'univers de même que l'Homme est l'exemplaire de la création. Tous deux sont «descendus» dans leur réalité totale pour se diviser ensuite, au fur et à mesure qu'ils doivent réfléchir les réalités supérieures contenues en eux. Pourtant leurs voyages suivent en apparence des trajectoires inverses: la nuit du Coran est une descente, celle de l'Homme, une ascension. Le premier, en descendant, fonde le Droit et le statut des êtres (haqq) et voile sa réalité essentielle (haqîqa), tandis que le second, en s'élevant, déchire le voile de la séparation, se fonde dans le mystère de l'absence, de l'absence de l'absence. Mais celle-ci n'est-elle pas la plénitude de la présence? Identifié à «la Mosquée la plus éloignée autour de laquelle Nous avons mis nos bénédictions», l'Homme total ou universel (al-insân al-kullî) se situe au centre de l'univers et l'embrasse. «Je suis le sage de mon temps; autour de moi l'existence tourne et me sert» (§ 35), s'écrit le Cheikh, parlant sans aucun doute de lui-même. CONCLUSION Ces quelques lignes ne veulent être qu'un essai pour pénétrer dans ce traité et en saisir la cohérence. Comme on l'a récemment montré, le Coran structure toute l'oeuvre d'Ibn 'Arabî 19. Il imprègne ici son écriture: style allusif appelant le commentaire et une certaine façon d'annoncer une idée pour la reprendre plus loin. |
1. Cet auteur surnommé al-Shaykh al-Akbar, «le plus grand des maîtres», né à Murcie en 560/1165 et mort à Damas en 838/1240, est maintenant bien connu. Claude Addas a écrit récemment sa biographie : Ibn 'Arabî ou la quête du Soufre Rouge, Paris, Gallimard, 1989. 2. Futûhât II 382, chaP. 190, «De la connaissance du voyageur» et I 628. Nous utilisons l'édition du Caire 1329 H., reprod. Beyrouth. 3. Cf. également Futûhât II 293, chaP. 174, « De la connaissance de la station du voyage et de ses secrets » (vers introductifs). La racine KHFY comporte une ambivalence encore plus remarquable, khaffâ signifiant à la fois cacher et manifester. Elle est curieusement signalée dans l'avant-dernier voyage de Moïse, celui de la peur, sans lien évident avec le contexte (§ 67). 4. Futûhât II 382, chaP. 189, «Du cheminant et du cheminement initiatique». Voir aussi les définitions de safar, musâfir et sâlik , ibid. II 134. 5. Cf. Coran 18 : 62 : « Lorsqu'ils l'eurent dépassé [le Confluent des deux mers], il [Moïse] dit à son serviteur : "Donne-nous notre déjeuner, nous avons éprouvé, du fait de notre voyage, une fatigue"», voir infra § 1 note 4. 6. Sâ'ihûn Coran 9 : 112 et sâ'ihât 66 : 5, termes généralement interprétés comme signifiant « jeûneurs », surtout pour le premier (cf. Tabarî, Jâmi' al-bayân, éd. M. Shâkir, XIV 502 sqq). Cependant Tabarî commente également sâ'ihât par « accomplissant l'hégire » (muhâjirât); cf. oP. cit. éd. Bûlâq 1329, reprod. Beyrouth, 1972, XXVIIII 106. L'une et l'autre interprétation soulignent le sens intérieur et spirituel de la pérégrination. On peut remarquer la relation entre le jeûne et le voyage, associés dans le Coran (2 : 184-5). Voir à ce sujet le commentaire d'Ibn 'Arabî, Futûhât I 628 : de même que le jeûne n'appartient pas à l'homme mais à Dieu, le voyageur s'aperçoit que ses oeuvres ne lui appartiennent pas et que Dieu agit par lui. Voir aussi Futûhât I 655. 7. Cf. les versets cités en conclusion du chapitre 190 des Futûhât II 383: «De la connaissance du voyageur» sur le voyage terrestre et la vision céleste, donc intérieure : «Que ne vont-ils de par la terre afin de regarder...» (30 : 9, 35 : 44, 40 : 21) et «Que ne portent-ils leurs regards sur le royaume intérieur (malakût) des cieux et de la terre ! ». Quant à l'expression « le jour où ils seront renvoyés vers Lui » (24 : 64), elle marque l'accomplissement du voyage vers le Soi. 8. II 383. 9. II 383, fin du chap. 190. 10. Notamment la classification des différents types de voyages et de voyageurs, par laquelle débute le K. al-isfâr. Le chapitre 190 insiste plus particulièrement sur le voyage par la réflexion et l'intelligence, abordé ici incidemment. Le chaP. 521 (IV 163-4) qui éclaire le § 28 concernant le voyage d'Adam, parle des «brigands de grand chemin» (quttâ 'al-tarîq) prêts à fondre sur le voyageur au cours du plus bref des voyages, «entre deux souffles». Il exploite le symbolisme du commerce et précise la signification du voyage par mer et par terre évoqué § 2. 11. Conforment au verset : « Et vous y aurez ce que désirent vos âmes» (41 : 31). A propos de ce verset, cf. Futûhât III 104, chaP. 328 et III 489, chaP. 378. 12. Sur Idrîs et le rapprochement avec la figure d'Hermès, cf. la bibliographie indiquée par G. Vajda, Encyclopédie de l'Islam, 2e éd. (EI 2), III 1056-7 ; en particulier L. Massignon, «Inventaire de la littérature hermétique arabe» in Opera Minora, I 650 sqq. Sur les sphères, cf. l'article Falak, EI 2 780; sur les cycles, Dawr, ibid., II 206. Pour la signification de la référence à l'astrologie chez le Shaykh al-Akbar, cf. T. Burckhardt, Clé spirituelle de l'astrologie musulmane d'après Mohyiddîn Ibn 'Arabî, reprod. ArchÈ, Milano 1974. Un passage de la 'Uqlat al-mustawfiz (éd. H. Nyberg, Leiden 1919, pP. 60-67) résume l'ensemble des données astrologiques éparses dans son oeuvre. 13. Le chaP. 167 des Futûhât qui commence par des considérations sur l'alchimie et se prolonge dans le récit d'une ascension céleste fait le lien entre les voyages d'Idrîs et de Noé. Il a été traduit par S. Ruspoli, L'Alchimie du bonheur parfait, Paris, 1981. 14. Ibn 'Arabî, pas plus que le Coran, ne mentionne les quarante jours de la navigation de l'Arche. 15. Par cette négation de la relation et donc de la dualité, le serviteur devient pleinement le serviteur de Dieu, comme le précise cette définition de la 'ubûda : « ... le rattachement (nisba) du serviteur à Dieu, non à lui-même. S'il se rattache à lui-même, il s'agit de la 'ubûdiyya, non de la 'ubûda, laquelle est plus parfaite...» (Futûhât II 128). 16. Cf. Ibn 'Arabî, «Le Livre du Nom de Majesté » (kitâb al-Jalâla), trad. Michel Vâlsan in Etudes Traditionnelles, Paris, 1948, P. 147. 17. «Ce que le Prophète que Dieu lui accorde la grâce et la paix reçut en premier de la Révélation fut la vision sainte (al-ru'yâ al-sâliha) » Bukhârî, Sahîh ; bad' al-wahy 2, I 5. |
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