l'éclat |
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Le 31 mai 1992, Derek Jarman note dans son Journal :
«Cette nuit, j'ai rêvé que j'écrivais un livre sur la couleur, qui n'était ni scientifique ni académique, flottant librement à travers le spectre. Il se peut que le Tractatus le libère1.» Et déjà dans son film Le Jardin (1990), le ciel était jaune comme la mer, la lande en noir et blanc, comme la chevelure rousse de Tilda Swinton, l'herbe rose fluorescente autour de la centrale nucléaire bleu turquoise de Dungeness. Les couleurs flottent librement depuis l'il vers le paysage, comme si le regard pouvait colorer à sa guise toutes les choses qu'il perçoit. Pour Jarman, désormais, la couleur est dans «l'il de l'esprit». |
1. Derek Jarman, Smiling in slow motion (Journal 1991-1994), édité par K. Collins, Century, Londres, 2000, p. 134. |
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Peintre, décorateur, cinéaste, écrivain, «contro-versaliste», il consacre depuis quelques années une partie de son temps à son jardin sur la lande de Dungeness, en face de la centrale électrique, dont les lumières qui scintillent dans la nuit donnent au paysage un «air de petite Manhattan2». Menhirs de bois, morceaux de ferraille ramassés sur la lande, cercles de pierres veillent sur toutes sortes de plantes qui livrent à la terre un combat «à la vie à la mort». Acanthes et anémones, buglosses et santolines, mauves et bourraches. C'est ce même combat que mène chaque jour Jarman avec son propre corps, depuis qu'il sait et qu'il a annoncé publiquement qu'il est séropositif. C'était le 22 décembre 1986. |
2. Derek Jarman, Un Dernier Jardin, Thames & Hudson, Paris, 1995, p. 67.
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Chroma est comme le jardin. Il est né de ce rêve. Faire pousser des couleurs, alors même que l'il ne peut presque plus les voir. Couleur aveugle avait servi de titre au départ, et Jarman doit subir fréquemment des tests oculaires. La rétine est endommagée; il a des éblouissements. Pour écrire le chapitre sur le jaune, il met son pyjama jaune. Le rouge est écrit presque entièrement à l'hôpital, entre quatre heures et cinq heures du matin, avec un tee-shirt rouge de chez Mark & Spencer. La couleur doit être tactile. Bleu est repris du film Blue, qui sera présenté à Venise en 1993. L'écran est bleu. Le texte défile. La musique est de Simon Fisher Turner. L'image est dans le regard. Elle garde la chambre. «Le bleu donne aux autres couleurs leur vibration», dit Cézanne d'une voix blanche. Les lectures de Jarman ponctuent le livre. Les couleurs sont entre les lignes. Aristote, l'Histoire naturelle de Pline, le De Vita de Ficin, le Traité de la peinture de Léonard et celui de Leon Battista Alberti, l'Optique de Newton, le Livre des couleurs de Goethe, mais également les manuels de jardinage de Gertrude Jekyll et les traités de teinture de Michel Eugène Chevreul. Il y a aussi Pound, Ginsberg, Owen, Eliot, mais la présence la plus marquante reste celle de Ludwig Wittgenstein, sur lequel Jarman prépare un film. Ses «Remarques sur les couleurs ont été pour moi une voie d'accès au Tractatus», écrit-il dans «Ceci n'est pas un film de Ludwig Wittgenstein3». Les différents chapitres rendent compte de ce nouveau corps à corps. Ludwig «note qu'il a pu voir les couleurs à partir d'une photo en noir et blanc
4», et Derek perd chaque jour un peu plus la vue. Au fur et à mesure que dans l'obscurité, les phrases viennent s'ajouter aux phrases «je peux presque écrire de manière lisible dans le noir ...5» les souvenirs des couleurs se mêlent aux souvenirs d'enfance et de jeunesse, depuis les blanches falaises du Kent jusqu'aux nuits rouges de Soho, depuis les allées de magnolias de la villa Zuassa jusqu'aux virées nocturnes dans Hampstead Heath. |
3. Dans Wittgenstein. The Terry Eagleton script ; The Derek Jarman film, BFI publishing, Londres, 1993, p. 64; voir Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, I, 63-65. |
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«Wittgenstein : Tu sais, j'aurais voulu écrire une uvre philosophique qui fut exclusivement composée de blagues. |
6. Wittgenstein, cit., p. 140. |
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A la fin du printemps 1993, le livre est terminé, en même temps que celui sur le jardin. David Gingerbitts' le tape à l'ordinateur. Howard (Sooley) a choisi des photos pour la couverture. HB (Keith Collins) trouve le titre: Chroma. Jarman s'apprête à prendre congé. Fin décembre, lorsqu'un exemplaire lui parvient, il n'est plus capable de le voir. Couleur aveugle. «Le contexte qui sous-tend l'écriture de ce livre le fait inévitablement passer d'un bricolage ludique à un geste d'une extraordinaire générosité. Un hommage au besoin continuel de créer et de communiquer à la lisière même des ténèbres», dira le très sérieux Financial Times à la parution du livre. Derek ne lit plus les journaux. Le 30 janvier, il a 52 ans. Pour son anniversaire, HB fait un feu d'artifices à Prospect Cottage. Le 19 février au soir, Derek Jarman s'éteint au St Bartholomew's à Londres. Le 2 mars, il est enterré au pied d'un vieil if, dans le cimetière de Old Romney7. Wittgenstein: Vous savez, il aurait pu écrire un livre sur les couleurs qui aurait été purement technique et fondé exclusivement sur des sources scientifiques. |
7. Tous les éléments biographiques évoqués dans cette préface et dans les notes sont tirés du livre de Tony Peake, Derek Jarman, Abacus Books, Londres, 1999. Qu'il soit très sincèrement remercié ici pour sa disponibilité. Nous remercions également James Mackay, Howard Sooley, et.... Claire et Roy Smith. |
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