JULES LEQUIER |
Quatrième partie |
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Écoutons-la, consentons à l’entendre, cette voix qui me dit en moi-même, (est-ce que j’en aurais peur ?) :Tout ce qui est possible est, tout ce qui est doit être. Une rigoureuse égalité subsiste entre les effets et les causes, sinon ou quelque cause serait sans effet, ou quelque effet serait sans cause. L’obscurité seule du présent fait l’incertitude de l’avenir. Celui qui verrait parfaitement ce qui est, verrait parfaitement aussi ce qui est futur, et par contrecoup ce qui ne l’est pas avec ce qui lui manque pour l’être. Il verrait au fond du présent ces futurs impliqués les uns dans les autres que déduira les uns des autres la logique infaillible du temps ; et à mesure qu’aurait lieu l’avènement successif des choses à l’existence actuelle, ce même tableau primitivement enveloppé, dont les plis ténébreux s’étaient éclairés pour lui d’un jour intérieur, ne pourrait en se déroulant que mettre encore devant ses yeux, mais cette fois successivement, le même spectacle. Il s’en faut bien qu’il en soit ainsi pour l’homme, dont la vue est si faible et si bornée. De même qu’à l’égard de certaines réalités éternelles et nécessaires il lui arrive d’hésiter entre deux conceptions contradictoires, dont l’une pourtant, mais laquelle ? est à coup sûr une imagination dénuée de sens : peut-être celle-ci est la véritable, se dit-il, peut-être est-ce l’autre ; de même, à l’égard des faits à venir, il érige une possibilité qui ne repose que sur ses doutes en une possibilité absolue. À la maladie de son ignorance, il se croit fondé à faire correspondre une infirmité essentielle dans la nature des choses, et le peut-être où se déclare son incertitude lui devient l’indication d’une ambiguïté intrinsèque dans la futurition des événements, ambiguïté résultant ce semble et d’un excès et d’un défaut du côté de la cause, qu’une sorte de fécondité irrationnelle, aidée d’un vice secret, rend capable à la fois de plusieurs effets opposés, sans qu’il y ait moyen de discerner celui dont la production s’accomplira par l’avortement de tous les autres. Mais le temps s’écoulant, on arrive enfin à reconnaître dans ce qui se réalise, et mieux encore dans ce qui s’est réalisé, dans ce qui appartient maintenant à l’ordre à jamais immuable des faits accomplis, ce futur qui seul était futur, pendant qu’on relègue justement parmi les fantaisies des songes ces autres possibles qui n’étaient pas possibles, puisqu’ils ne devaient pas être, et qui ne devaient pas être, puisqu’ils n’ont pas été. De l’objet que l’esprit embrasse entièrement, dans tous ses rapports et dans toutes ses suites, l’idée du possible est exclue. Où elle reste, elle est le signe d’une ignorance qui reste. Cette ignorance aperçue, c’est le doute. Qu’il porte sur le passé ou sur cet avenir qui sera le passé un jour, le doute ne change pas de nature, non plus que les sentiments qui l’accompagnent. Si, pour donner lieu aux émotions de l’incertitude, il était nécessaire que les événements fussent indéterminés, c’est-à-dire que le doute résidât (chose absurde) à l’intérieur des réalités, qu’il tiendrait en suspens comme l’affirmation de la pensée, il serait incompréhensible que ce cri d’angoisse : « Peut-être qu’il en est ainsi ! Bientôt je le saurai ! » sortit jamais d’une bouche humaine, car il faudrait admettre que la perplexité causée par l’indétermination des événements cesse au moment où l’on apprend qu’a dû cesser cette indétermination même. Contre une si folle pensée, la vie élève une protestation incessante et universelle. L’apparition du messager apportant la nouvelle heureuse ou la nouvelle fatale ne redouble-t-elle pas, aussi bien que l’approche du moment décisif dans une grande crise, les palpitations d’un cœur partagé entre l’espérance et la crainte ? Et pourtant, ce qu’on brûle de savoir, ce qu’on frémit d’apprendre, ce que dans un trouble mortel on se représente si vivement tour à tour être et n’être pas, ce n’est point ce qui va devenir, c’est ce qui est, c’est ce qui est depuis longtemps, ce à quoi nul ne peut plus rien, ni pour le produire ni pour l’empêcher ; mais la main qui ouvre la lettre n’en est pas moins tremblante. En disant : Il est possible que cela ait été, ou : Il est possible que cela soit maintenant, ou : Il est possible que cela soit un jour, l’idée exprimée par « il est possible » est manifestement la même dans les trois cas, puisque l’esprit auquel on l’adresse n’a nullement à les modifier d’après l’objet qu’on désigne ensuite, mais bien rapporte l’objet à cette idée telle qu’il l’a conçue d’abord. « Il est possible » veut dire que l’on ignore, ou que l’on présume, en un mot que l’on est incertain, quel que soit le degré de l’incertitude. C’est ainsi qu’aux yeux de celui qui ne connaît pas la propriété essentielle du triangle, il est possible que la somme des angles varie d’un triangle à l’autre, il est possible qu’elle soit constante, il est possible que si elle est constante on la trouve, en la comparant à la somme de deux angles droits, ou moindre, ou égale, ou plus grande. Mais quand on a vu avec évidence que par la nature même du triangle cette somme est égale à deux droits, on ne voit plus ici de possible que cette propriété qui est en effet, et qui est nécessairement. Tout ce qui est, en tant qu’il est, est nécessaire, il n’y a là matière à aucune difficulté, il ne se peut pas que ce qui est ne soit pas, alors qu’il est ; une même chose ne peut pas être et n’être pas tout ensemble, quoi de plus évident ? Mais est-il donc moins évident que ce qui va sortir du présent est à tous les points de vue dans des relations déterminées de dépendance avec ce présent, en sorte que par là même que ce qui va être peut-être, il ne peut pas ne pas être ? Essayons de concevoir que ces relations de dépendance fassent défaut seulement par un point à l’égard duquel il soit vrai de poser une indétermination actuelle : ce quelque chose, si peu qu’il soit, ce mode actuellement indéterminé se produit néanmoins et se produit sans que rien dans le présent le détermine : mais il se produit donc lui-même, non pas à la manière de quelque chose qui passe d’un état à un autre en vertu d’une force inhérente, laquelle préexistait à ce changement d’état et qui par une détermination nécessaire s’est employée à en être cause, mais en vertu d’une force particulière qui naît à l’instant même, tirant son origine de rien : considéré en soi ce mode commence absolument, il n’était pas et il est, il est sorti seul du néant, il est intervenu tout à coup dans l’être au nom du hasard, il s’est créé, dans l’effrayante rigueur du terme, il a troublé en s’y mêlant les rapports réguliers de ces existences nécessaires dérivées d’autres existences non moins nécessaires ; mais pourquoi pas aussi des modes différents et nouveaux et des assemblages de ces modes ? pourquoi pas des substances qui se créeraient de la sorte intégralement ? Entre ces bizarres créations spontanées, dont l’idée incohérente rassemble obscurément des notions contradictoires, et la génération des choses les unes par les autres se poursuivant d’un train uniforme, il n’est point de milieu. Chaque homme est un inconnu à lui-même et aux autres, qui n’apprend ce qu’il est en réalité que par ce qui se passe en lui durant ce peu d’instants qu’il paraît sur la scène du monde : sa vie dit le secret de sa nature. Quelle inégalité dans ces natures individuelles, spécifications variées de la nature humaine invariable dans son fond ! Quels innombrables degrés des meilleures aux pires, et quel contraste entre ces extrêmes ! Mais la différence des plus opposées, toute grande qu’elle est, n’est pas plus réelle que la différence des moins dissemblables. C’est sur cette nature propre de l’individu que l’on appuie des prévisions touchant la manière dont il agira dans des circonstances données. Car celui dont on s’applique à prévoir l’action, ce n’est pas quelqu’un d’indéterminé, c’est un homme entre tous, constitué ce qu’il est par un ensemble de qualités qu’il possède chacune en une certaine mesure ; un être dont on ne peut dire « son action » sans marquer par là qu’elle n’est que lui manifesté dans les limites de cette action même. Comment serait-elle sienne, l’action qui n’exprimerait pas, selon tout ce qu’elle est, ce qu’il était quand il l’a faite ? Penser qu’au même instant il est capable d’agir ainsi et capable d’agir autrement, c’est le transformer en quelque chose d’équivoque et d’instable qui, d’un instant à l’autre, serait peut-être bien ce qu’il n’est pas et ne serait peut-être pas ce qu’il est ; c’est imaginer qu’au lieu d’être précisément, il contient vaguement en soi une multitude d’hommes entre lesquels il peut choisir d’être celui-ci ou celui-là, et auxquels il appartiendrait d’agir chacun à sa sorte. Qu’ai-je dit qu’il peut choisir ? Il ne choisirait point ; c’est le nouveau venu qui choisirait en lui, pour lui, d’un droit que tout à l’heure il partageait avec les autres, et qu’il prend tout entier dès qu’il l’exerce. Qui ne voit que cette hypothèse, si seulement elle était sérieuse, supprimerait le problème ? Or, comme il arrive presque toujours que par indifférence ou par ignorance invincible on renonce à le résoudre après l’avoir posé, on se rejette sur l’hypothèse qui l’aurait supprimé d’abord. Mais qu’une circonstance imprévue vienne attacher un grand intérêt à la connaissance anticipée de l’action qui sera faite, on ne manque pas de se demander de quelle manière agira ce même homme que tout à l’heure on avait imaginé capable d’agir en plusieurs manières ; on s’informe avec soin de son caractère et de ses actions antérieures, où sa nature s’est manifestée comme par autant de révélations partielles et successives ; on cherche à l’aide de raisonnements, de conjectures et d’analogies à diminuer de plus en plus le nombre des personnages possibles qu’on a cru voir en lui au premier coup d’œil ; on cherche lequel d’entre eux n’est pas une fiction, c’est-à-dire enfin lequel il est parmi tous ceux-là. Lequel il est ? Ce qu’il va faire ? Le nom qu’on lui donnera désormais ? Question terrible parfois, quand on s’est protégé longtemps contre elle de toutes les illusions qu’on appréhende de perdre, et qu’à la fin un doute honteux pour celui qui le forma ou pour celui qui le cause s’est rendu maître du cœur ! Les souvenirs se pressent, les réflexions s’enchaînent, mille indices à peine observés et à demi effacés dans la mémoire reparaissent, prennent leur signification précise et s’éclairent les uns par les autres. À cette fixité, à cette anxiété du regard si profondément distrait du monde visible, à cette gravité saisissante empreinte sur le visage, ne semble-t-il pas qu’éveillé tout à coup du songe de la vie ordinaire on essaie d’apercevoir, comme à l’aube d’un jour sinistre, le point obscur de l’avenir ? C’est qu’en effet un jour nouveau se lève dans l’âme : il nous montre tout l’intervalle qui sépare le désir de la volonté, tout le chemin qu’il y a des discours aux sentiments, des sentiments même sincères aux sentiments profonds, enracinés, auxquels appartient toujours la victoire ; et puis de la volonté qui voudrait à la volonté qui voudra, et de cette résolution qui est comme le premier élan de la volonté à cette résolution redoublée, continue, à cette résolution consommée qui s’appelle un acte ; nous comprenons comment le goût, qui n’est qu’une jouissance, n’a pas toujours pour conséquence le sacrifice au prix duquel s’achète l’honneur de l’avoir fait ; nous voyons enfin le besoin d’estimer pour aimer, et aussi un certain intérêt de réciprocité nous porter à prendre confiance en ces engagements implicites que les hommes contractent en ne montrant guère d’eux-mêmes que ce qu’ils se persuadent qui est, ou ce qu’ils souhaiteraient que l’on crût être : erreur utile d’ailleurs, en ce que, leur présentant ceux qui les environnent comme meilleurs qu’ils ne sont en effet, elle tend à les obliger davantage et à nous rendre meilleurs nous-mêmes ; utile encore en ce que le doute qui la corrigerait ne saurait qu’affaiblir, au grand détriment d’une de nos forces principales, leur confiance en soi, trop souvent fondée bien plus sur leur confiance en autrui, sur des sentiments et des espérances que sur des actes et des souvenirs, sur la conviction de ce que l’on ferait que sur la mémoire de ce qu’on a fait. Et comme rien n’est plus instructif que les expressions familières qu’un sentiment vif et vrai met dans la bouche de tous, rien ne prouve mieux non plus combien la prétendue croyance au libre arbitre n’est qu’une opinion de parade, que ces mots amers si souvent prononcés : « Je ne le connaissais pas ; je ne le croyais pas capable d’agir ainsi. » L’aveu qu’il n’appartient à chacun d’agir qu’en raison de ce qu’il est n’est pas moins formel dans cette parole qui contient un blâme : « À sa place je n’aurais pas fait cela », car la prétention ne serait que risible si l’on s’identifiait en idée sous tous les rapports avec la personne qu’on accuse mais on veut dire qu’étant différent on aurait agi différemment ; et il est naturel de s’en féliciter quelquefois, comme il est juste aussi de plaindre celui qui n’a pu agir comme il a fait que parce qu’il était différent de nous-mêmes[1]....................................................................
NOTES [1] Le chapitre finit ici, Autre " lacune ", selon Renouvier, qu’il complète par un long développement, auquel nous préférons quelques notes de Lequier provenant d’autres manuscrits.
« Les vérités primitives ne peuvent s’établir par l’évidence, puisque l’évidence est déductive.
Et s’il y a liberté, l’opposition du libre et du nécessaire donne un moyen d’établir les vérités primitives. Mais s’il n’y a point de liberté, tout est nécessaire et cette opposition n’existant plus, ce moyen n’existe plus d’établir les vérités primitives.
Révolte de l’être entier. Horreur, etc...
Cet affreux dogme de la nécessité ne saurait se démontrer : c’est une chimère qui renferme le doute absolu dans ses entrailles. Il s’anéantit devant un examen sérieux et attentif, comme ces fantômes formés d’un mélange de lumière et d’ombre qui n’épouvantent que leur peur, et que la main dissipe en les touchant. Mais ce qu’on ne remarque pas assez, c’est que la liberté, si réelle qu’elle soit, ne saurait se démontrer davantage ; elle est la condition nécessaire qui rend possible l’œuvre â la fois imparfaite et admirable de la connaissance humaine et l’œuvre du Devoir qui en découle et c’est assez peut-être pour nous assurer qu’elle n’est pas une vaine conception de notre orgueil. On la sent en soi-même sans doute, mais non pas de la façon dont on sent sa pensée et sa volonté. On aurait beau la chercher dans la conscience des psychologues : si on la sent quelque part, c’est au fond de cette autre conscience plus clairvoyante qui ne confond jamais le bien avec le mal et nous crie sans hésiter de faire ou de ne pas faire.
Aussitôt que le principe de la liberté est posé, le principe de causalité apparaît ; et le principe de causalité est blessé, se retourne sur lui-même dans l’affirmation de la liberté. Et je roule dans un cercle dont je ne peux pas sortir.
La nécessité reconnue : Je ne pense plus, je n’ai plus que la perception des rapports… (L’)Horreur que j’éprouve... provoque en moi une suite d’idée. Postulatum. (Cri de désespoir et de triomphe.) Image d’un homme enchaîné. Image d’un lion endormi. En sorte que le nécessaire enveloppe le possible comme une voûte solide que nul effort ne saurait crever. Peu à peu cette voûte s’abaisse... etc. » |
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