JULES LEQUIER |
La dernière page de Lequier |
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Je vois un pays aride. Au milieu du pays, entouré de pierres et de cailloux, je vois un pin solitaire. Il est fouetté par le vent, par le vent de la mer. Sa tête est penchée. Son feuillage est noirci. Il est froissé. J’entends le bruit sec et froid de ses branches agitées, agitées par le vent de la mer. Sa tête est penchée, son tronc est rugueux, mais sous le tronc coule une résine rare, précieuse, qui tombe à terre et qu’il laisse se perdre. Sa résine jette une lueur phosphorescente, mêlée à une fumée blanchâtre. Il faut qu’il prenne sa résine, qu’il la mette dans un moule, qu’il en fasse de la lumière. S’il la laisse ainsi couler et se perdre, d’autres la prendront, la jetteront dans un moule et s’en feront une lumière trompeuse, pleine de fumée, qui ne permettra pas de distinguer la forme et la couleur des objets. S’il la recueille lui-même pour la mettre dans un moule, elle éclairera comme peut éclairer la résine. Elle jettera des lueurs vives inégales, puis peu à peu la résine remontera dans le tronc, gagnera les branches, circulera partout et l’arbre entier deviendra lumineux. Autrement, s’il laisse perdre sa résine, il s’éteindra et finira par tomber dans une obscurité profonde. La lumière qu’il projette est couleur orange. Le pin est agité par le vent. Tous les arbres sont abattus autour de lui. Je vois une goutte de phosphore à l’extrémité d’une branche. La goutte de phosphore tombe et je vois à sa place une goutte de sang. Cette branche cache une plaie sanglante. Cette plaie, c’est la férocité. Cette branche est grosse de férocité. La goutte de sang va tomber, si l’arbre étend sa branche ; elle ne tombera pas, s’il la relève. Si la branche se relève et si la goutte de sang ne tombe pas, cette même branche produira une grande lumière ; si la goutte de sang tombe, elle éteindra en tombant une partie du phosphore et la branche, au lieu de produire du feu, ne produira que du sang. Il faut dire à l’arbre de relever sa...[1]
NOTES [1] Quelques heures plus tard Lequier disparaissait dans les flots, tentant, tel l’arbre, à sa manière, de relever sa... |
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