l'éclat

Du principe de contradiction chez Aristote

Jan Lukasiewicz

traduit du polonais par Dorota Sikora

 

 PRÉFACE
LOGIQUE ET ÉTHIQUE : LA NATURE DU PRINCIPE DE CONTRADICTION CHEZ JAN LUKASIEWICZ

par
Roger Pouivet


L'école de Lvov-Varsovie

Le 15 novembre 1895, âgé de vingt-neuf ans, Kazimierz Twardowski donnait son premier cours à l'Université de Lvov1. Commençait alors l'une des plus belles aventures intellectuelles du XXe siècle, celle de l'École de Lvov-Varsovie.
Jan Lukasiewicz, l'auteur du Principe de contradiction chez Aristote en fut un des principaux animateurs, avec son maître Twardowski, mais aussi Stanislaw Lesniewski, Tadeusz Kotarbinski, Alfred Tarski, et plus tard Kazimierz Ajdukiewicz. Lesniewski a beaucoup apporté à la logique et à l'ontologie ; Kotarbinski a développé une oeuvre considérable en épistémologie et en praxéologie ; Tarski est le logicien que l'on sait et l'auteur de la plus importante théorie de la vérité au XXe siècle; Ajdukiewicz a complètement transformé la sémantique. Dans ces années-là, l'Esprit a soufflé sur Lvov et sur Varsovie. Ses bénéfiques effets sont mieux connus ou plus apparents dans les hauts lieux philosophiques qu'étaient alors, et sont toujours, Cambridge, Vienne, Freiburg ou Paris. Mais il se peut que l'histoire de la philosophie du XXe siècle soit encore à faire; une autre perspective historique pourrait conduire à des réévaluations philosophiques ou, au moins, à des reconsidérations géographiques.
Durant le XIXe siècle, la France avait accueilli une partie de la diaspora polonaise, jusqu'à faire d'Adam Mickiewicz, le poète exilé de l'indépendance polonaise, un professeur au Collège de France. Avant et après la Seconde Guerre mondiale, l'attention portée à la philosophie polonaise ne fut pas à la hauteur de son intérêt2. L'actuel mouvement autour de la philosophie autrichienne3 – Bolzano, Brentano, Meinong principalement – devrait conduire, en bonne logique, à plus d'attention à l'égard de l'École de Lvov-Varsovie.
À l'origine, l'École de Lvov-Varsovie est certainement liée à la philosophie autrichienne de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Mais elle va rapidement acquérir son autonomie. Si elle reçoit une influence anglaise russellienne, c'est que Russell appartient lui-même au grand courant pré- et post-frégéen de renouvellement de la logique. Ce qui se passe entre les deux guerres en Pologne est finalement irréductible à la philosophie viennoise ou à la philosophie britannique. De plus, si l'École de Lvov-Varsovie fut un des principaux courants philosophiques en Pologne, du début du siècle jusqu'à l'après Seconde Guerre mondiale, il ne fut pas le seul. La phénoménologie y fut représentée par Roman Ingarden, qui en développa une version non idéaliste. L'École de Lvov-Varsovie appartient au courant général de la philosophie analytique et anticipe par maints aspects ce en quoi elle consiste aujourd'hui, particulièrement la façon dont s'y mêlent logique et métaphysique et dont la discussion des philosophes du passé a acquis une place bien plus importante que dans les années soixante ou soixante-dix4. Quoi qu'il en soit, la philosophie qui se développe en Pologne dans l'entre deux guerres n'est certainement pas une simple excroissance polonaise du Cercle de Vienne ou une annexe orientale de Cambridge.
De quoi était faite la philosophie polonaise avant Twardowski? La Pologne n'avait pas d'État, les grandes puissances d'alors, Prusse, Russie tsariste et Empire austro-hongrois se l'étaient partagée à la fin du XVIIIe siècle. Elle n'avait pas d'université de langue polonaise. L'occupation russe était féroce ; entre deux soulèvements, on déporta vers la Sibérie les intellectuels qui n'avaient pas fui. La Prusse pratiquait l'intégration forcée. Dans l'Empire austro-hongrois, les spécificités des peuples étaient mieux respectées – du moins étaient-elles prises en compte5. On pratiquait dans les universités un mélange d'idéalisme allemand et d'une forme de messianisme, spécifiquement polonais et directement lié aux soulèvements de 1830-1831, 1846, 1848-1849 et 1863-1864. À Cracovie sous autorité autrichienne comme à Lvov, dans la vieille Université Jagellone, l'accent était mis sur l'histoire de la philosophie.
Dans une telle configuration historique, comment Twardowski et ses élèves sont-ils parvenus à inventer une philosophie originale et si différente de l'idéalisme allemand ou d'un messianisme national ? Plus encore, comment y sont-ils parvenus en quelques années, juste avant et juste après la reconstitution de l'État polonais et la refondation à Varsovie, dès 1918, d'une université polonaise où Lukasiewicz commence à enseigner6?
Twardowski a étudié à Vienne, principalement sous l'influence de Brentano. Puis il a étudié la psychologie à Leipzig et à Munich avant de soutenir sa thèse de doctorat et d'obtenir son habilitation avec une étude intitulée Zur Lehre vom Inhalt und Gegenstand der Vorstellungen, qui fut publié en 18947. Twardowski, en faisant la différence entre contenu et objet de présentation, et en jetant les bases d'une théorie des objets, allait être une influence majeure pour Husserl et pour Meinong, dont Lukasiewicz suivra brièvement l'enseignement8. Comme Brentano, Twardowski devient Privatdozent à Vienne, puis il rejoint Lvov où il enseignera trente-cinq ans en polonais. Surtout, Twardowski a des idées arrêtées sur ce qu'est la philosophie et ce qu'est le travail du philosophe9.
Comme le dit Jan Wolenski :


  1. La philosophie pour Twardowski est une science qui consiste en thèses justifiées de façon rationnnelle ; elle doit être formulée clairement et sans ambiguïté. (...) Les philosophes doivent être attentifs à leurs instruments linguistiques, à la clarté du langage et de la pensée. Ils doivent aussi être modestes dans leur ambition et hostiles à toute spéculation10.


Ce n'est donc pas une doctrine qui va unir les philosophes issus du moule twardowskien, ce sont plutôt des convictions métaphilosophiques. De Lvov, sortiront des spiritualistes et des matérialistes, des nominalistes et des réalistes, etc. Même si Twardowski encourageait les recherches dans le domaine de la sémantique, même si ces principaux disciples seront logiciens et philosophes des sciences, d'autres s'intéresseront à l'éthique, à l'esthétique, à la philosophie du droit. L'intérêt pour l'histoire de la philosophie est également une caractéristique marquante de l'École de Lvov-Varsovie, même chez les plus logiciens11.
À la suite de Twardowski se développa une philosophie scolastique au meilleur sens du terme: détermination des enjeux, précision des analyses, contrôle des arguments et des résultats par une communauté de chercheurs. L'ambition n'est pas que chacun bâtisse un grand château de cartes métaphysiques sur des bases incertaines, mais que tous participent à une entreprise de clarification conceptuelle et de précision des arguments sur des points déterminés et clairement répertoriés. Cela anticipe très nettement le type d'exigence qui s'est développé par la suite sous l'appellation de philosophie analytique.
Connaître l'appartenance de Lukasiewicz à l'École de Lvov-Varsovie est donc bien primordial pour une lecture informée du Principe de contradiction chez Aristote. Ce texte est en effet caractéristique de ce qu'était alors la philosophie en Pologne, ce qu'elle continuera à être jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, certains se sont efforcés de la maintenir dans les principes de sérieux édictés par Twardowski, tout particulièrement Kotarbin´ski, malgré des circonstances politiques plutôt défavorables. Trois aspects fondamentaux de la philosophie de l'École de Lvov-Varsovie sont manifestement exemplifiés dans le livre de Lukasiewicz : l'idée que la logique est l'instrument de la philosophie ; l'intérêt pour Aristote et même, vraisemblablement, l'idée (scolastique) qu'une partie importante de la philosophie consiste à étudier et à discuter son oeuvre ; la conviction qu'il convient en philosophie de poser des problèmes limités et précis et de les traiter de façon argumentative.


Trois attitudes à l'égard d'Aristote

La philosophie moderne est anti-aristotélicienne en ce qu'elle est post-cartésienne. Avec Descartes est apparue la thèse selon laquelle l'idée, comme représentation, s'interpose entre moi et le monde. Le problème métaphysique devient en grande partie celui de savoir comment l'idée peut représenter correctement le monde et ce qui peut justifier la confiance que nous avons dans nos représentations. En revanche, pour Aristote, le problème métaphysique consiste à s'interroger sur la nature de ce qui est, comme l'indiquent les premières lignes du livre G de la Métaphysique. La métaphysique post-cartésienne est une machine de guerre contre un scepticisme qui reste secondaire dans la tradition aristotélicienne. Pour elle, la connaissance est un fait, et sa condition de possibilité n'a pas à être établie.La première attitude possible à l'égard d'Aristote dans la philosophie moderne est ainsi le rejet d'une métaphysique qui ne prend pas suffisamment au sérieux le défi sceptique de la correspondance entre nos représentations et la réalité. Il est clair que l'aristotélisme qui s'est développé dans la philosophie autrichienne et chez Lukasiewicz échappe en partie à cette attitude. Non pas que l'argumentaire cartésien à propos de la représentativité des idées soit ignoré, mais certains ont témoigné la plus grande méfiance à l'égard de conséquences idéalistes qu'on pourrait prétendre en tirer.
Une autre attitude à l'égard de l'aristotélisme, c'est l'anti-modernisme. La scolastique cartésienne qui s'est développée aux XVIIe et XVIIIe siècles ne peut pas vraiment contrecarrer les effets anti-religieux du scepticisme que la métaphysique idéaliste était supposée combattre. La métaphysique moderne, en tant qu'idéalisme et comme machine de guerre contre le scepticisme, si elle échoue, promeut cela même qu'elle combat. Inquiète d'un scepticisme qui conduit à l'agnosticisme ou à un christianisme personnel refusant l'autorité ecclésiastique (un rejeton spiritualiste du kantisme), la hiérarchie de l'Église catholique réagit en affirmant un thomisme strict. L'encyclique Aeterni Patris de Léon XIII, le 4 août 1879, encourage le renouveau de l'aristotélisme à travers le thomisme. Sans entrer dans le détail de la querelle moderniste, il apparaît hélas que le caractère réactif de l'aristotélisme néo-thomiste aura plutôt nui à l'aristotélisme que le contraire.
Une autre attitude est encore possible à l'égard d'Aristote et en particulier de l'aristotélisme chrétien. C'est celle de Brentano, dans ses travaux sur la métaphysique et la psychologie d'Aristote12. Aristote n'y est pas un simple repoussoir permettant de se démarquer d'une métaphysique réaliste et d'une philosophie de l'esprit non dualiste, toutes deux jugées parfaitement naïves, c'est l'interlocuteur philosophique de base. Aristote n'est pas une étape dépassée de l'Histoire de l'Esprit. C'est en quelque sorte un contemporain, finalement plus digne d'intérêt qu'une grande partie de la philosophie idéaliste allemande du XIXe siècle.
Au tout début de sa carrière, Lukasiewicz écrivait dans un article consacré au concept de cause :
Ni Kant ni Hume ne savaient ce qu'est la métaphysique? Les combats de Hume et de Kant contre la métaphysique n'étaient pas de véritables combats; leurs traités n'indiquent pas qu'ils aient jamais examiné ce que disait Aristote13.
Ce passage peut être compris de deux façons. (a) L'attaque contre la métaphysique aristotélicienne par des philosophes représentatifs de la pensée moderne, comme Hume et Kant, n'est pas victorieuse parce qu'elle ne porte pas contre ce qu'est vraiment cette métaphysique. (b) L'attaque contre la métaphysique aristotélicienne doit se faire sur d'autres bases que celles des philosophies de Hume et de Kant. Il est vraisemblable que ce passage ait les deux significations. Lukasiewicz ne conçoit pas le respect philosophique pour les auteurs philosophiques autrement que sur le mode de la critique constructive, à l'instar de Brentano. Dès lors, prendre au sérieux Aristote, c'est juger de la réussite de ses projets philosophiques à l'aune des exigences d'Aristote lui-même. C'est aussi tenter d'améliorer le modèle légué, d'en résoudre les difficultés ou d'en montrer les impasses.
Cette attitude d'un aristotélisme constructif (plutôt que réactif) aura été celle de Brentano, de Lukasiewicz, mais aussi, entre les deux guerres, du Cercle de Cracovie14. Des philosophes comme Salamucha ou Bochen´ski, prêtres catholiques, développent un aristotélisme qui utilise les instruments nouveaux de la logique moderne15. Ils ne voient pas en celle-ci l'ennemi de la logique aristotélicienne, mais son renouveau, après les errements idéalistes, et tout particulièrement les prétentions de la dialectique hégélienne.
Selon B. Smith, « Brentano a développé une conception de la science et de la connaissance qui incorpore à la fois des aspects de la philosophie cartésienne et de la philosophie empiriste britannique. Le contexte général de tous les écrits de Brentano est cependant la psychologie d'Aristote, avec l'ontologie de la substance matérielle et immatérielle qui l'accompagne16».
L'aristotélisme polonais est plus radical encore. L'anti-psychologisme de Lukasiewicz est si fort que les aspects du mentalisme cartésien qu'on trouvait encore chez Brentano, même sous une forme non idéaliste, disparaissent. Lukasiewicz ne fait aucun cas de l'idée selon laquelle la métaphysique consiste fondamentalement à examiner des contenus mentaux et à évaluer leur valeur fondationnelle pour la connaissance. C'est à l'évidence une idée assez étrangère à l'aristotélisme. Cette même idée se retrouve dans les différents courants phénoménologiques, avec une teneur variable en mentalisme et en idéalisme (faible chez Ingarden, extrêmement forte chez d'autres phénoménologues). Lukasiewicz renoue quant à lui avec un aristotélisme radical dans lequel l'analyse philosophique porte sur les objets de la connaissance et non pas d'abord sur les modes de la connaissance. Il y a ainsi chez les Polonais, avec Lukasiewicz ou surtout Kotarbin´ski, une descendance non phénoménologique de Brentano17.


Ontologie, logique et psychologie


Ce qui est le mieux connu dans Du principe de contradiction chez Aristote, c'est la distinction entre trois principes de contradiction à partir du texte de la Métaphysique :
– Principe ontologique : Aucun objet ne peut à la fois posséder et ne pas posséder une même propriété.
– Principe logique : Deux jugements dont l'un attribue à l'objet justement cette propriété que l'autre lui refuse, ne peuvent être vrais à la fois.
– Principe psychologique : Deux convictions auxquelles correspondent des jugements contradictoires ne peuvent pas exister à la fois dans le même esprit.
S'il s'agit bien de trois principes différents, c'est qu'ils portent sur des objets différents : les objets du monde, les jugements, les convictions. Ils ne sont pas synonymes, mais équivalents. Les deux premiers le sont du fait d'une correspondance entre l'être et les jugements vrais (Métaph. G 7, 1011b 26-27). Selon Lukasiewicz, Aristote ne tente pas de prouver les principes ontologique et logique; il essaie simplement de prouver le principe psychologique en partant des deux autres sur le mode suivant:
Si deux convictions auxquelles correspondent des jugements contradictoires existaient à la fois dans le même esprit, cet esprit posséderait à la fois des propriétés contraires. Il découle cependant du principe logique de contradiction qu'aucun objet ne peut posséder à la fois des propriétés contraires. Dès lors, deux convictions auxquelles correspondent des jugements contradictoires, ne peuvent pas exister à la fois dans le même esprit. (chap. III)
Cela suppose que les convictions soient des propriétés de l'esprit dans lequel elles existent. Cela suppose aussi une relation de contrariété entre la conviction la plus vraie et la conviction la plus fausse. Pour Lukasiewicz, on aura alors des différences graduelles entre la vérité et la fausseté. Mais pour qu'il y ait des degrés de vérité, il faudrait qu'il y ait des degrés d'inhérence des propriétés aux objets qui les possèdent. À défaut, comment y aurait-il des convictions contraires situées de chaque côté d'une relation de contrariété ?
Cette difficulté est due à la confusion entre logique et psychologie, c'est-à-dire à la thèse selon laquelle jugements et convictions entretiennent les mêmes relations. En général, on pense en ce cas au psychologisme, la tendance à fonder les lois logiques sur des constats psychologiques. Mais ici Lukasiewicz en a plutôt contre le logicisme en psychologie, c'est-à-dire la thèse selon laquelle ce qui vaut pour les jugements objectifs vaut pour les convictions subjectives. (D'après Lukasiewicz, Meinong lui-même n'est pas sans faire ce genre d'erreur.) Finalement, le principe psychologique de contradiction n'est nullement prouvé, parce qu'il dépend de l'expérience. En sa faveur, il n'est pas possible d'aller plus loin qu'une supposition inductive.
Lukasiewicz montre ensuite (chap. VII) qu'on aurait tort de considérer le principe d'identité comme une formulation positive du principe de contradiction. Ainsi qu'on l'a dit, les trois principes d'identité, de contradiction et de double négation ne sont pas synonymes, même s'ils peuvent être considérés comme logiquement équivalents. Par exemple, si le principe de contradiction peut prendre systématiquement la forme d'un énoncé conditionnel concernant un objet O («Si O est un objet, alors O ne peut pas posséder P et ne pas posséder P»), l'introduction de la notion d'objet dans la formulation du principe d'identité ne permet d'obtenir qu'un cas particulier du principe («Si O est un objet, alors O est un objet/O ne peut pas ne pas être un objet»). P est n'importe quelle propriété d'un objet quelconque, alors que dans le cas de l'identité on a restreint le principe à la notion d'objet.
La Métaphysique n'est pas pour Lukasiewicz l'objet d'un commentaire, mais d'une discussion critique et d'une évaluation de l'argumentation qui ne s'embarrasse pas d'une interprétation historique. Certains se font l'écho de ce que leurs auteurs disent faire et semblent convaincus d'avance. Pour Lukasiewicz, il convient de savoir si Aristote fait bien ce qu'il prétend : justifier l'absolue nécessité du principe de contradiction. La réponse de Lukasiewicz est négative. Autrement dit, il traite Aristote comme Aristote traitait ses prédécesseurs et ses contemporains.
Prenons ainsi l'exemple du chapitre X. Lukasiewicz discute le texte de Métaphysique, G 4, 1006b 28-34. Quand on prononce le mot «homme», on entend par ce terme ceci ou cela. Aristote précise:
Si le mot homme et le mot non-homme ne signifient pas des choses différentes, il est clair que n'être pas un homme a la même signification qu'être un homme, et que réciproquement être homme se confond avec n'être pas homme.
Le raisonnement d'Aristote serait le suivant :
(1) J'entends par O quelque chose qui est P.
(2) O doit donc être P.
(3) O ne peut pas ne pas être P.
(4) O ne peut pas à la fois être P et ne pas être P.
La prémisse (3) est en fait le principe de double négation. Si selon (2) O doit être P, alors O ne peut pas ne pas être P.
La question des objets contradictoires constitue alors pour Lukasiewicz un exemple privilégié pour montrer l'erreur d'Aristote – s'il s'agit bien d'une erreur et non d'une incapacité de prouver ce à quoi on tient par dessus tout et pour d'excellentes raisons, mais qui ne sont pas celles qu'on donne. Les objets contradictoires, comme cercle carré, ne peuvent être considérés comme de simples associations de sons sans signification, comme abracadabra. Jusqu'à Hermite et Lindemann, au XIXe siècle, on a essayé de construire le carré dont la surface égale celle d'un cercle de rayon 1. On le sait maintenant, ce carré est un objet contradictoire, puisqu'il doit avoir des côtés qu'il est impossible d'exprimer par un nombre algébrique. Il n'en est pas moins un objet, dit Lukasiewicz. Le principe de double négation s'applique à ce carré. Si c'est un carré, il doit avoir des côtés exprimables par un nombre algébrique, et donc il ne peut pas ne pas avoir des côtés exprimables par un nombre algébrique. Le principe de double négation s'applique, mais le carré en question, en tant qu'objet, a et n'a pas la propriété que ses côtés sont exprimables par un nombre algébrique. Autrement dit, au moins dans ce cas, le principe de double négation n'implique pas le principe de contradiction. Dès lors (1)-(3) n'impliquent pas (4).
Lukasiewicz précise qu'on pourrait contester la notion même d'objet contradictoire, c'est-à-dire l'idée qu'il s'agit d'objet à proprement parler. Mais alors il faudrait une affirmation plus forte que celle qu'entend faire Aristote dans le passage incriminé. Il faudrait une affirmation ontologique, et non seulement une inférence qui prétend acculer le contradicteur à accepter cela même qu'il prétend rejeter, selon le principe d'une preuve élenctique.
On a là un exemple caractéristique de la démarche de Lukasiewicz. Ce qui fait tout l'intérêt du livre, c'est la façon dont Lukasiewicz ne fait pas de l'argumentation d'Aristote un monument historique. Il la prend au sérieux pour la philosophie en train de se faire. Au lieu de la commémorer, il la discute.



Ontologie de la substance, objets constructionnels et reconstructionnels

Du principe de contradiction chez Aristote reprend le rapport aux textes philosophiques canoniques qu'on trouve dans le livre de Russell sur Leibniz ; il anticipe la façon dont Peter Strawson ou Jonathan Bennett ont lu Kant ou Spinoza, celle dont Anthony Kenny a lu Descartes et saint Thomas, ou encore la lecture actuelle d'Aristote par David Wiggins. Bref, il pratique la lecture reconstructive, dont les philosophes analytiques sont aujourd'hui coutumiers, et qui fut aussi, peut-être, avec ses avantages et ses inconvénients, celle d'Aristote, de saint Thomas ou de Kant18 quand ils discutent les philosophes qui les ont précédés.
Dans le chapitre XI, Lukasiewicz insiste sur le lien étroit entre le principe de contradiction et l'ontologie aristotélicienne de la substance. Pour Aristote, les mots n'ont de sens que s'ils désignent quelque chose qui, dans son essence, est singulier (Métaph. G 1006a 31-34; 1006b 7-9). Le principe de contradiction reposerait ainsi sur l'impossibilité pour une chose d'être ce qu'elle est et à la fois de ne pas l'être. La conséquence serait que ce principe ne vaudrait finalement pas pour les propriétés accidentelles. En cela, le principe de contradiction est un élément dans sa polémique contre les Mégariques, qui ne reconnaissent pas la différence entre substance et accident, mais également contre Protagoras. Pour réfuter la thèse selon laquelle tout est à la fois vrai et faux, Aristote propose la distinction entre actualité et potentialité.
Si une même chose peut tout à la fois être et n'être pas, ce n'est pas du moins dans le même sens. En puissance, une même chose peut être les deux contraires, mais en absolue réalité, elle ne le peut pas. (Métaph. G 5, 1008b)
Selon Lukasiewicz, le principe de contradiction ne concernerait alors que les êtres actuels et non les êtres en tant que potentiels (chap. XIV). Aristote semble même dire que les objets de la perception sont des êtres potentiels (Métaph. G 5, 1010a 1-5). Dans la mesure où ils disent qu'il n'y a que des objets de perception, les sensualistes auraient raison de ne pas admettre le principe de contradiction. Simplement, ils ont tort de croire qu'il n'existe que des objets de perception, et pas des substances. L'univocité des termes suppose des concepts des choses ; les concepts des choses supposent une nature propre des choses qui sont dans l'extension des concepts que les termes expriment. Lukasiewicz en conclut que « force est de constater que le principe de contradiction chez Aristote est non seulement un principe ontologique, mais qu'il revêt également un sens métaphysique » (chap. XIV). Tout le problème est que le lien exact entre la théorie aristotélicienne de la prédication singulière vraie, qui est au coeur de sa métaphysique, et le principe de contradiction reste obscur.
Lukasiewicz montre également que «le principe du syllogisme et le raisonnement syllogistique seraient valables, même si le principe de contradiction était erroné» (chap. XV). Par exemple, le syllogisme suivant est parfaitement valide :
B est A (et n'est pas à la fois non A)
C est et n'est pas B
--------------------------------------------------------------
C est A (et n'est pas à la fois non A)
Lukasiewicz signale qu'Aristote savait cela (Seconds Analytiques, I, 11, 77a 10-22). Il aurait donc pu en conclure qu'une communauté dans laquelle les négations seraient systématiquement vraies pourrait ainsi noter des faits d'expérience, raisonner inductivement et déductivement, et agir efficacement à partir de tels raisonnements. Il existe un monde possible, celui d'une logique non aristotélicienne – le Monde des Non-A si l'on préfère – dans lequel le principe de contradiction ne vaut pas19. Pour autant que les êtres qui y vivent ne font pas d'erreur et ne mentent pas, ils y vivent fort bien. Mais, certes, c'est un monde d'anges plus que d'êtres humains.
Pour pouvoir tirer le principe de contradiction d'une ontologie de la substance, encore faut-il limiter la notion d'objet aux objets non contradictoires. Lukasiewicz est ainsi conduit, au chapitre XVIII de son livre, à développer une ontologie des objets contradictoires. Il part de la distinction meinongienne entre objets complets, qui sont les objets concrets, et objets incomplets, qui sont les objets abstraits20. Parmi les objets incomplets, il y a des objets reconstructionnels, c'est-à-dire des objets incomplets, mais qui deviennent concrets par un complément adéquat. Ce sont les objets des notions empiriques, comme homme, plante, cristal, rayon, etc. Il y a aussi des objets constructionnels. Ils ne peuvent être complétés et transformés en objets concrets. Ils ne dépendent pas de l'expérience. On les trouve dans les domaines de la logique et des mathématiques. Dans la mesure où nous tenons au principe de contradiction, nous les construisons de telle manière qu'ils ne soient pas contradictoires. Cela n'empêche pas que de telles contradictions apparaissent, malgré nous. C'est le cas pour «le plus grand nombre premier». Nous n'avons finalement aucune garantie qu'il existe des objets constructionnels non contradictoires. La construction des objets constructionnels est libre, mais les relations qu'ils entretiennent une fois construits sont indépendantes de nous, et peuvent provoquer des contradictions. L'exemple le plus fameux est celui du rapport entre la suite infinie des nombres entiers et la suite infinie des nombres pairs. La relation tout/partie ne vaut pas pour les ensemble infinis, ou au moins, comme l'avait montré Bolzano21, elle engendre des paradoxes. La partie, la suite des nombres pairs, est égale au tout, la suite des nombres entiers. Lukasiewicz cite aussi le transfini et le paradoxe russellien de la classe de toutes les classes qui ne sont pas membres d'elles-mêmes.
Peut-il se trouver des objets reconstructionnels contradictoires? Lukasiewicz reconnaît aisément que nous sommes tentés de penser que non. Pourtant, il propose encore cette expérience de pensée :
Imaginons une coupe transversale de l'ensemble des phénomènes à un moment du temps. Il n'y aurait plus aucun changement, à la surface figée de cette coupe le temps n'existerait plus, et la flèche se trouverait figée en un endroit. Mais pouvons-nous savoir si, effectivement, elle ne serait qu'à un seul endroit ? Or, tant qu'elle se déplaçait, elle changeait constamment de position dans l'espace et à chacun des moindres moments continus du temps, elle se trouvait en plusieurs endroits. Pourquoi donc ne pourrait-elle pas être en au moins deux endroits différents à un moment discontinu, c'est-à-dire pourquoi ne pourrait-elle pas à la fois se trouver en un endroit et ne pas s'y trouver ? Comment savoir si une contradiction semblable ne serait pas contenue dans chaque objet subissant un changement quelconque. Et puisque tout change constamment et tout s'écoule, il se pourrait que le monde sensoriel soit plein de contradictions révélées par une telle coupe. (chap. XIX)
La contradiction, si elle concerne un moment discontinu auquel nous n'avons pas accès, est à la fois réelle et indécelable par des êtres humains. Il pourrait donc y avoir des objets concrets contradictoires, même s'il est impossible de prouver que de tels objets existent bien, et même si rien dans notre expérience ne conduit indubitablement à le penser.


Lukasiewicz idéaliste ?

En 1910, Lukasiewicz publie son premier livre, Du principe de contradiction chez Aristote. Il en propose une sorte de résumé dans un article publié en allemand par le Bulletin international de l'Académie des sciences de Cracovie. Il sera traduit en anglais en 1971 dans la Review of Metaphysics (95)22. Avant que ne paraisse une traduction allemande du livre lui-même23, ceux qui ne pouvaient lire le polonais ne connaissaient son contenu que par son résumé, à vrai dire assez brutal. Dès lors, on trouve deux types de considérations à l'égard de l'ouvrage. Il est parfois cité comme marquant une étape décisive dans le développement de la philosophie polonaise et comme anticipant les préoccupations futures de Lukasiewicz, aussi bien concernant la logique tri-valente que la question des rapports entre déterminisme et liberté autour de la question des futurs contingents. L'ouvrage est davantage mentionné et salué qu'examiné dans le détail. En revanche, dans le deuxième type de considérations, l'ouvrage est critiqué. C'est ainsi que Lukasiewicz est présenté par les traducteurs français du résumé comme faisant sienne les thèses des sophistes24, et comme représentant le mode de pensée logico-scientiste auquel s'est opposé Heidegger25.
Pour cette interprétation, Lukasiewicz aurait mal compris ce que cherchait à faire Aristote dans le livre G de la Métaphysique. Particulièrement, il n'aurait pas saisi que «le principe de contradiction [est] inscrit d'avance dans la constitution du sens, [qu']il est comme le transcendantal de tout acte de parole, inscrit au coeur même de la langue26». Lukasiewicz est aussi présenté comme défendant une doctrine selon laquelle le principe de la logique symbolique moderne consisterait en un performatif par lequel le moi désignerait comme vraies certaines propositions.
Cette dernière thèse peut pourtant difficilement être attribuée à un philosophe réaliste, et dont l'anti-psychologisme a presque été obsessionnel. Ce que dit Lukasiewicz dans le passage incriminé du résumé (§10) ne vaut que pour des jugements a priori et ne peut être interprété en termes d'une théorie générale de la vérité. Il ne s'agit pas en fait d'une théorie de la vérité, mais d'une conception de la définition. Si quelqu'un dit: «J'entends par cercle une courbe», par le seul fait de le dire, il détermine cela même dont il parle (chap. VIII). Même si Lukasiewicz ne le précise pas, c'est ce qui permet aussi de définir ce qui n'existe pas. Par exemple, c'est ce qui se passerait si je disais que j'entends par licorne une bête ressemblant à un cheval, mais qui possède une corne. Une telle définition peut s'avérer parfaitement utile dans le cadre d'une fiction.
Les traducteurs français du résumé disent que la conception défendue par Lukasiewicz «place curieusement tout l'édifice de la logique symbolique dans la dépendance du sujet – non du sujet transcendantal, mais du sujet actuel27». Pourtant, la conception de la vérité défendue par Lukasiewicz se situe dans la lignée de celle de Twardowski, c'est-à-dire d'une théorie à la fois absolutiste et correspondantiste. Le chapitre XVII du Principe de contradiction chez Aristote ne laisse aucun doute sur le fait que Lukasiewicz adhère complètement à cette conception. Dans un article intitulé «Über sogenannte relative Warhreiten28», Twardowski rejetait la thèse brentanienne selon laquelle la vérité d'un jugement peut changer si les circonstances changent. Il distinguait le jugement et son expression (son énoncé)29. Si je dis «Il pleut», l'énoncé est vrai maintenant et sera faux dès que la pluie aura cessé. Mais si l'énoncé correspond au jugement:«À 20 heures, le 25 août 1675, selon le calendrier grégorien en usage en Europe centrale à cette époque, il pleut sur le Vieux Château à Lvov», ce jugement est vrai ou faux absolument. C'est une théorie correspondantiste de la vérité dans laquelle le jugement est conçu comme indépendant de son expression ou de son énoncé verbal. Par la suite, Lukasiewicz rejettera cette conception absolutiste de la vérité si les jugements concernent le futur30; mais pour le passé et le présent, elle restera valable. Il paraît donc fort discutable d'attribuer une quelconque forme d'idéalisme aléthique à Lukasiewicz.
On court un risque en jugeant de ce que dit un philosophe dans un livre très dense de 150 pages par le résumé d'une vingtaine de pages qu'il a pu, imprudemment peut-être, en proposer. Quoi qu'il en soit d'un tel risque, il convient aussi de prendre en considération les points suivants :
(a) L'influence de la théorie meinongienne des objets sur Lukasiewicz; l'appartenance historiquement indiscutable de Lukasiewicz à l'École de Lvov et donc son acceptation de la théorie absolutiste de la vérité.
(b) Quand Lukasiewicz rédige le livre en 1910, il conçoit encore l'apport de la logique à l'analyse philosophique comme une garantie de rigueur et de clarté, tout comme Bolzano ou Brentano. Il n'a pas encore accordé au calcul propositionnel l'importance qu'il lui donnera à partir de 1913, et qui le conduira alors, et alors seulement, à faire de la logique un instrument de critique des «faux problèmes» philosophiques, une attitude philosophique qu'on retrouvera aussi chez le Wittgenstein du Tractatus. En 1910, Lukasiewicz fait de la philosophie «scientifique» comme disent les Polonais, ou «analytique» comme disent les Anglo-américains. C'est même seulement à partir de 1926, alors qu'il n'enseigne plus que la logique mathématique, que s'accentuera ce mode de pensée pour lequel la logique est effectivement la pierre de touche ultime. Bref, en 1910, Lukasiewicz ne dit rien de plus que ce que disent Aristote ou le philosophe analytique typique d'aujourd'hui : la logique constitue l'organon de la philosophie, ce grâce à quoi on peut espérer parvenir à des résultats fiables. Faire de Lukasiewicz le défenseur d'une conception logiciste de la philosophie serait vraisemblablement erroné pour son oeuvre ultérieure, mais encore moins facile à défendre pour son livre de 191031.
(c) Ce qui paraît surtout problématique, c'est de reprocher à Lukasiewicz de défendre la cause logiciste en lui opposant un principe transcendantal, inscrit dans la langue, et qu'Aristote aurait mis en évidence. Cela signifie-t-il qu'Aristote lui-même ne serait pas un réaliste, qu'il soutiendrait une sorte d'idéalisme linguistique (puisqu'on ne saisit pas bien comment un principe transcendantal pourrait conduire à quoi que ce soit d'autre qu'une forme d'idéalisme)?
La philosophie polonaise est méconnue en France. On peut regretter que certaines de ses rares apparitions ne se soient pas toujours faites sous les meilleures auspices.


Le principe de contradiction : un principe éthique?

Pour Lukasiewicz, l'histoire du principe de contradiction connaît trois moments. D'abord, le combat d'Aristote contre les Sophistes, puis la contestation hégélienne, et enfin l'examen actuel, en 1910, de la possibilité d'une «logique non aristotélicienne» (chap. XVI), c'est-à-dire omettant le principe de contradiction. Si le troisième moment est nécessaire, c'est que le deuxième était un faux-semblant. Hegel réagissait à la thèse kantienne selon laquelle la métaphysique verse inévitablement dans des antinomies et s'enferre ainsi dans des contradictions (Introduction). Hegel a reconnu «l'existence réelle des contradictions en y voyant un élément de vie et de mouvement » (ibid.). Mais chez Hegel, la contestation du principe de contradiction est « purement verbale » (ibid.); elle ne s'appuie sur aucun travail sérieux d'examen du principe lui-même. Ainsi, il faut reprendre le travail entrepris par Aristote dans la Métaphysique. Le résultat sera l'établissement du principe de contradiction, alors même qu'Aristote pensait cela impossible (Métaph. G 6, 1011a 12). Dès lors, l'établissement du principe indiquera sa vraie nature.
Pour Lukasiewicz, le principe de contradiction est comme un roc au-delà duquel nous ne pouvons plus creuser, mais ce n'est pas un roc logique. Certes, on peut toujours construire des systèmes formels qui l'omettent. Lukasiewicz ajoute même que Dieu pourrait se passer de ce principe (chap. XX). Mais nous, humains, ne pouvons pas nous en passer. Nous sommes ainsi faits. L'homme est non seulement faillible, mais menteur. Dès lors, pour déceler l'erreur et le mensonge, nous devons accepter le principe de contradiction. Seule la contradiction permet en effet de les révéler. Mais s'il n'existait ni erreur ni mensonge à déceler, la contradiction serait parfaitement acceptable. Autrement dit, il n'y a pas de raison logique et ontologique pour accepter le principe de contradiction, mais une raison qui concerne la nature humaine elle-même. On aurait donc tort de penser que, dans le texte de 1910, Lukasiewicz conteste la validité du principe de contradiction. Aussi bien, on aurait également tort de penser que la validité du principe de contradiction, parce qu'elle est «pratique et éthique» (chap. XX) n'aurait dès lors aucune objectivité. Bref, il ne s'agit nullement pour Lukasiewicz de détruire «la nécessité éternelle et objective» dont Aristote aurait paré le principe32 – c'est même plutôt le contraire qu'il recherche.
Lukasiewicz propose une expérience de pensée qui fait penser à celles auxquelles le second Wittgenstein nous a accoutumés33; celle d'une vie sociale sans le principe de contradiction.
Quelqu'un est injustement accusé du meurtre d'un ami. De faux témoins, déposant sous serment, déclarent avoir vu l'accusé le jour du crime au domicile de sa victime, avoir suivi de loin le déroulement de la dispute pour, enfin, se voir obligés d'assister à la triste scène finale sans pouvoir intervenir à temps. L'accusé proteste solennellement de son innocence, s'en rapporte à sa vie irréprochable, à son caractère calme et conciliant, à l'amitié de longue date qui le liait avec le défunt, enfin il cite toute une liste de témoins dignes de confiance qui, d'une façon unanime et irréfutable, établissent son alibi. Mais à quoi cela lui servira-t-il ? Il ne peut que justifier sa propre affirmation selon laquelle il n'a pas tué son ami. Cependant, si le principe de contradiction n'existe pas, la vérité de ce jugement n'exclut pas la vérité du jugement contradictoire selon lequel il l'a tué. Aussi, ne disposant d'aucun moyen de réfuter un témoignage faux de gens indignes, le juge doit-il admettre que sans tuer son ami, l'accusé l'a quand même tué, à la suite de quoi une condamnation est prononcée. (Chap. XX)
Tant qu'on reste dans les sciences formelles, la logique ou les mathématiques, la contradiction n'est en rien un mal. Un paradoxe logique, comme celui de Russell par exemple, doit être reconnu et accepté. Reconnaître l'existence d'une contradiction est alors un progrès scientifique. Ce sont les sciences empiriques et la vie quotidienne qui ne peuvent tolérer l'omission du principe de contradiction. Pour Lukasiewicz, c'est la raison pour laquelle, en l'absence même de toute preuve au sens strict, c'est-à-dire logique, Aristote élève le principe de contradiction au rang de dogme.
Les Sophistes ridiculisaient la science dans l'opinion publique et jetaient la confusion dans les esprits. Rien de tel dans l'attitude de Lukasiewicz. Identifier sa pensée à celles des Sophistes est donc un contresens. Car le principe de contradiction n'est en rien un principe dont la valeur serait logique ou ontologique, voire transcendantale. C'est un principe éthique34.


Lukasiewicz, Quine et Wittgenstein

Lukasiewicz a soumis le livre G de la Métaphysique d'Aristote à une critique radicale. Il en conclut à l'impossibilité de prouver le principe de contradiction. Mais cela ne signifie pas qu'il ne nous soit pas nécessaire de le respecter. Quelle est alors la nature d'une telle nécessité, si manifestement elle n'est pas logique?
En un sens, Lukasiewicz anticipe la thèse quinéenne selon laquelle certains principes fondamentaux de la logique pourraient être contestés, même si nous ferons toujours tout pour éviter leur rejet. Il anticipe une «maxime de mutilation minimum35», pour reprendre l'expression de Quine lui-même. Le coût cognitif du rejet du principe de contradiction serait beaucoup plus important que tout effort de conservation du principe contesté36. Même si nous nous retrouvions un jour face à une contradiction réelle, il y aurait toujours des moyens pour l'éliminer (chap. XIX). On interpréterait l'expérience de façon telle qu'une révision minimale, excluant surtout le principe de contradiction, résoudrait le problème. Si nous trouvons un objet concret contradictoire, nous pouvons toujours dire qu'il s'agit en fait de deux objets.
Mais, on voit ainsi que pour Lukasiewicz, à la différence de Quine, la maxime de mutilation minimum concerne moins la logique que la vie quotidienne. De même qu'il est impossible de prouver que chaque phénomène a une cause, même si nous faisons comme si c'était le cas, nous partons du principe que p et non-p ne peuvent pas être vrais à la fois. Partir d'un principe, c'est valider sa nécessité pratique, non pas sa nécessité logique. Lukasiewicz, après et indépendamment de Peirce, développera une logique des fonctions de vérité reconnaissant trois (ou même plus) valeurs de vérité, au lieu simplement des deux valeurs: vrai et faux. Cela supposera une révision radicale de la négation et de la disjonction classiques. Ce n'est pas le principe de contradiction qui est alors mis en cause, mais la loi du tiers exclu37. Le mettre en cause, pour Lukasiewicz, pourrait fort bien avoir son intérêt.
Je peux affirmer sans contradiction que ma présence à Varsovie à un certain moment de l'année prochaine, par exemple à midi le 21 décembre, n'est déterminée au moment présent ni positivement ni négativement. Donc, il est possible, mais non pas nécessaire, que je serai à Varsovie à ce moment là. Selon cette affirmation, la proposition: «Je serai à Varsovie à midi le 21 décembre de l'année prochaine» peut, au moment présent, n'être ni vraie ni fausse. Car si elle était vraie maintenant, ma présence future à Varsovie devrait être nécessaire, ce qui contredit l'affirmation. D'un autre côté, si elle était fausse maintenant, ma présence future à Varsovie devrait être impossible, ce qui est aussi contradictoire avec l'affirmation. Dès lors, la proposition considérée est, au moment présent, ni vraie ni fausse et doit posséder une troisième valeur, différente de «0» ou de la fausseté, et de «1» ou de la vérité. Cette valeur peut-être désignée par «1/2». Elle représente «le possible» et joint «le vrai» et «le faux» comme tierce valeur38.
C'est la reprise du vieux problème des futurs contingents. Qu'elle soit admise ou non, la solution par la mise en cause du principe de bivalence repose non seulement sur une simple spéculation logique, mais sur une préoccupation philosophique ou métaphysique : sauver le libre arbitre ! Manifestement, pour Lukasiewicz, les interrogations logiques ne sont pas coupées de préoccupations plus générales, humaines et pratiques. Le relativisme logique n'est pas un simple conventionnalisme, autorisant la préférence arbitraire, le goût subjectif, voire le «style» personnel. Il est pragmatique – même si Lukasiewicz se méfie beaucoup d'une forme d'utilitarisme pragmatique. Pour une réflexion logique sur le futur, il part de considérations sur ce à quoi nous tenons. En l'occurrence, il s'agit de «sauver» le libre arbitre en montrant que le déterminisme (logique) ne s'impose pas39.
Un autre rapprochement, avec Wittgenstein, paraît possible. On peut se concentrer sur un texte du «Cahier jaune40». Wittgenstein dit que les lois de la logique sont «arbitraires41». Il reconnaît que cet énoncé a quelque chose de choquant. Ce qu'il veut dire c'est qu'éviter la contradiction est simplement «hautement recommandable42». Cela revient à adopter une règle de mesure. Mais une règle vaut toujours pour certains cas. Dans d'autres, toutes choses bien pesées, mieux vaudrait accepter la contradiction. On trouve d'autres passages de Wittgenstein allant dans le même sens :
Il ne faut pas regarder la contradiction comme une catastrophe, mais comme un mur qui nous indique que là, nous ne pouvons aller plus loin43.
Mais la contradiction n'est-elle pas interdite par le principe de contradiction ? – «non (p et non-p)» n'interdit en tous les cas absolument rien. C'est une tautologie. Mais si nous interdisons une contradiction, alors nous excluons de notre langage des formes de contradiction. Nous mettons ces formes hors-jeu44.
Wittgenstein dit aussi que les contradictions ne sont pas des impuretés, mais elles sont exclues parce qu'elles ne sont bonnes à rien45.
Wittgenstein considère que la loi de contradiction n'est pas seulement une formule, mais une formule et son application46. On ne peut les disjoindre. Nous ne pouvons pas comprendre la loi indépendamment d'une certaine pratique. Cela ne fait nullement disparaître toute nécessité du principe de contradiction47. Si un principe comme celui de contradiction commençait à paraître arbitraire, c'est que justement nous ne ferions alors plus quelque chose pour lequel il importe de le respecter48. Wittgenstein rejette le platonisme qui cherche à présenter la loi comme ayant une réalité indépendante de son application. La nécessité logique n'apparaît finalement qu'à l'usage. La rigidité d'une loi vient d'une sorte d'inexorabilité dans un usage et non de quelque chose d'extérieur à cet usage. Les lois de la logique, et celle de contradiction parmi elles, sont bien hyper-rigides. Comme le dit Bouveresse, « la contingence, l'historicité et l'imprévisibilité de la nécessité ne transforment pas la nécessité en contingence49». Il remarque aussi la différence avec la critique quinéenne de l'opposition entre l'essence et l'accident, entre le conceptuel et le factuel, conduisant à l'idée d'une gradation de l'empirique au logique. Ce que dit Wittgenstein renforcerait plutôt la distinction entre les deux, mais sans la fonder dans celle entre l'empirique et l'idéal, comme le voudrait un platonicien. Ce que montre Wittgenstein est alors qu'une telle distinction, dans laquelle s'affirme la quasi nécessité des principes logiques, dont celui de contradiction, fonctionne dans notre pratique. Sans elle, notre pratique serait inopérante.
Vraisemblablement, Lukasiewicz n'accepterait pas cette conclusion si elle doit conduire à légitimer le principe de contradiction comme logiquement valide. Mais il accepterait l'idée que le principe de contradiction est une affaire pratique, et même éthique. Wittgenstein ne dit pas exactement cela. Mais il a bien insisté sur l'idée selon laquelle la rigidité d'un principe tient à l'inexorabilité d'une règle que nous suivons, sans que cela la fonde absolument ni ne lui retire sa nécessité.
Lukasiewicz constate ainsi que ce qui nous est épistémiquement nécessaire pourrait bien cependant n'être pas une loi de l'être. Nous ne pouvons connaître a priori les lois divines, précise-t-il (chap. XX). Le principe de contradiction, plus qu'une loi absolue et indiscutable, s'imposant à toutes choses, ne constitue qu'une contrepartie épistémique d'une nature humaine faillible. On ne trouvera évidemment rien de ce genre chez Wittgenstein. Pour ce dernier, l'inexorabilité du principe de contradiction tient à une (ou des) pratique(s). Pour Lukasiewicz, nous ne pourrions pas vivre ensemble sans respecter le principe de contradiction. Nous ne le pourrions pas parce qu'«il constitue l'unique arme contre l'erreur et le mensonge», ainsi qu'il le dit dans le dernier alinéa du Principe de contradiction chez Aristote. Il paraît alors clair que la critique à laquelle Aristote est soumis relève, typiquement, de la pensée chrétienne, et n'en semble pas totalement indépendante. Pour Lukasiewicz, la nature humaine est aussi celle d'un être limité, d'une créature. Or, ce n'est pas parce que nous ne pouvons pas, nous créatures, nous passer du principe de contradiction, qu'il faut lui accorder le statut d'un principe absolu, le statut d'une vérité éternelle s'imposant à Dieu lui-même.
On pourrait s'étonner qu'un philosophe manifestant aussi constamment une confiance sans faille dans la puissance rationnelle de la logique formelle soit finalement dépendant de considérations religieuses. Certains penseront que cela confirme combien le logicien, en général, est incapable d'une vraie critique philosophique et se trouve pris au piège de ses croyances non fondées. À quoi bon un tel déploiement d'analyse logicienne si c'est finalement pour broder sur les suites du péché originel?
À défaut de répondre complètement à cette question, il convient d'insister sur le fait que, pour Lukasiewicz, dire que la valeur du principe de contradiction est finalement moins logique qu'éthique, ce n'est certainement pas dire qu'il s'agit d'une moindre valeur. Lukasiewicz est un chrétien convaincu et traditionnel. Un principe éthique exigeant de nous la recherche de la vérité, la conviction qu'elle se distingue absolument du faux et nous interdisant de mentir, n'a rien d'arbitraire et de facultatif. Que la nécessité du principe de contradiction ne soit ni logique (il n'y en a pas de preuve logique), ni ontologique (la notion d'objets contradictoires n'est pas absurde), ne change rien à sa nécessité. Et que ce principe soit lié à la finitude humaine, à la faillibilité de l'homme, ne le rend pas moins impérieux. C'est même peut-être tout le contraire. Il faut bien mal comprendre Lukasiewicz pour penser qu'il attribuerait à un principe éthique moins de sérieux qu'à un principe logique ou métaphysique50. Même si Lukasiewicz ne s'exprime pas ainsi, il faudrait peut-être dire que c'est une nécessité anthropologique, caractéristique de notre nature, qui fonde le principe de contradiction. Et si elle ne le fonde pas logiquement, elle le fonde vraiment.

NOTES

1. Lvov était alors une ville sous autorité autrichienne. Elle sera une ville polonaise entre 1918 et 1939, date à laquelle la Pologne orientale fut envahie par les troupes de l'Union soviétique. C'est aujourd'hui la principale ville d'Ukraine occidentale.
2. Notons cependant deux traductions de textes de Lukasiewicz : La syllogistique d'Aristote, tr. fr. F. Caujolle-Zaslawsky, Armand Colin, Paris, 1972 ; «Contribution à l'histoire de la logique des propositions», tr. fr. J. Largeault dans J. Largeault (éd.), Logique mathématique, Armand Colin, Paris, 1972.
3. Voir, par exemple, le colloque de Cerisy (dirigé par J.-P. Cometti et K. Mulligan), en 1997, consacré à «Cent ans de philosophie autrichienne» ; le numéro de la Revue de Métaphysique et de Morale consacré aux «Philosophies autrichiennes» (juin 1997, n°2). Voir aussi un prochain numéro de Philosophiques, dirigé par J.-P. Cometti et K. Mulligan, et consacré à «La critique de la raison en Europe centrale au tournant du siècle dernier». (Certains passages du présent texte se trouvent aussi dans mon article dans cette revue.)
4. Sur cette problématique en général, voir : J.-M. Vienne (éd.), Philosophie analytique et histoire de la philosophie, Vrin, Paris, 1997.
5. Un passage éloquent : « Si l'on demandait à un Autrichien ce qu'il était, il ne pouvait évidemment pas répondre : Je suis un membre des "royaumes et pays représentés à l'Assemblée", et qui n'existent pas ; il préférait dire, ne fût-ce que pour cette raison : Je suis Polonais, Tchèque, Italien, Frioulan, Ladin, Slovène, Croate, Slovaque, Ruthène ou Valaque : le prétendu nationalisme, c'était ça.» (R. Musil, L'homme sans qualités, tr. fr. P. Jacottet, Éditions du Seuil, Paris, 1956, tome I, pp. 539-540).
6. Sans doute conviendrait-il aussi de s'interroger sur le lien entre cette manière originale de philosopher qui apparaît dans l'École de Lvov-Varsovie et la renaissance de l'État polonais, mais cela nous ferait dévier vers les problèmes de l'histoire européenne au tournant du siècle et dépasserait largement la tâche informative que s'assigne cette présentation. On notera cependant que Lukasiewicz aura des responsabilités importantes au Ministère de l'éducation après la reconstitution de l'État polonais en 1918.
7. Voir la traduction française par J. English dans un volume intitulé Husserl-Twardowski. Sur les objets intentionnels, Vrin, Paris, 1993. Le texte de Twardowski y est présenté dans une perspective phénoménologique husserlienne. Il est clair que la critique husserlienne a conduit Twardowski à modifier ses positions psychologistes. En témoigne son texte de 1913: «I psychologii, jej przedmiocie, zadaniach, metodzie, stosunku do innych nauk i jej rozwoju», dans ses Wybrane pisma filozoficzne, PWN, Varsovie, 1965. Mais ses positions se modifièrent dans un sens différent de celui de Husserl, dans le cadre d'une théorie réaliste (ni idéaliste ni transcendantale) de la signification. L'héritage du texte de 1894 de Twardowski se trouve dans les théories sémiologiques d'Ajdukiewicz plus que chez Husserl. Voir aussi L. Albertazzi, «Brentano, Twardowski, and Polish Scientific Philosophy» ; K. Schumann, «Husserl and Twardowski» ; J. Jadacki, «K. Twardowski's Descriptive Semiotics», ces trois textes sont dans le volume de F. Coniglione, R. Poli, et J. Wolenski, Polish Scientific Philosophy, Rodopi, Amsterdam, 1993. Voir aussi F. Nef, L'objet quelconque, Vrin, Paris, 1998, pp. 141-143.
8. Son influence est particulièrement sensible dans le Principe de contradiction chez Aristote, comme en témoigne le chapitre XVIII.
9. Sur ce point, voir J. Wolenski, Logic and Philosophy in the Lvov-Warsaw School, Kluwer, Dordrecht, 1989, chap. II.
10. J. Wolenski, «Lvov», dans R. Poli (éd.), In Itinere. European Cities and the Birth of Modern Scientific Philosophy, Rodopi, Amsterdam, 1997, p. 171.
11. Dans le cas de Lukasiewicz, cela prend plus nettement la forme d'un intérêt pour l'histoire de la logique et de la philosophie de la logique.
12. Voir B. Smith, Austrian Philosophy, Open Court, Chicago, 1994.
13. Cité par H. Skolimowski, Polish Analytical Philosophy : A Survey and a Comparison with British Analytical Philosophy, Routledge, Londres, 1967, p. 58.
14. Sur le Cercle de Cracovie, voir R. Pouivet, «Le thomisme analytique, à Cracovie et ailleurs», Revue Internationale de Philosophie, à paraître.
15. « De nombreux philosophes de l'École de Lvov-Varsovie n'étaient pas seulement des catholiques romains, mais aussi bien des philosophes catholiques», indique J. Wolenski (Logic and Philosophy in the Lvov-Varsaw School, cit., p. 16-17). Le Cercle de Cracovie comptait aussi deux laïcs, Drewnowski, un ancien élève de Kotarbinski, et Sobicinski, qui était l'assistant de Lesniewski. Lors de leur première réunion (en 1936, lors du Troisième Congrès de Philosophie à Cracovie), Lukasiewicz fit la première conférence (voir une version étendue de ce texte dans J. Lukasiewicz, «In defense of logistic», Selected Works, ed. by L. Borkowski, North-Holland, Amsterdam, 1970).
16. B. Smith, Austrian Philosophy, cit., p. 35.
17. Après la Seconde guerre mondiale, Lukasiewicz s'était installé à Dublin où il fut Professeur de logique mathématique à la Royal Irish Academy. Il avait quitté Varsovie avec sa femme juste avant le soulèvement. Il se rend en Belgique, où il enseignera aux enfants dans un camp de réfugiés polonais. En allant à Dublin, il passera par Londres et y rencontrera Czeslaw Lejewski, un de ses anciens étudiants en Pologne, qui lui donnera un exemplaire du Principe de contradiction chez Aristote. Lukasiewicz a en effet laissé tous ses livres à Varsovie, quasiment détruite après le soulèvement. Un an avant sa mort, le 13 février 1956, Lukasiewicz entreprit une traduction anglaise du livre, à partir de cet exemplaire donné par Lejewski. Selon Owen LeBlanc («Lukasiewicz, Aristotle, and Contradiction», qu'on peut trouver sur le site de l'Université de Catane: www.fmag.unict.it/polphil/Lukas/LeBlanc.html), à la mort de son mari la femme de Lukasiewicz plaça cet exemplaire dans le cercueil.
18. Sur cette méthode, voir C. Panaccio, «De la reconstruction en histoire de la philosophie», G. Boss (éd.), La philosophie et son histoire, Éd. du Grand Midi, Zurich, 1994.
19. C'est bien sûr une allusion aux romans de science-fiction d'Alfred Van Vogt, dont Le monde des non-A. Mais c'est surtout une allusion aux travaux d'Alfred Korzybski (1879-1950), mal connus en France. Ce dernier développa dans son oeuvre Science and Sanity : An Introduction to Non-Aristotelian System and General Semantics (International Non-Aristotelian Library Publishing Co, Lakeville, Conn., 1ère éd. 1933), une sémantique générale conçue comme « un nouveau système d'évaluation et de prédictibilité pour la résolution des problèmes humains ». Le projet fait penser, par son ampleur et sa richesse, à celui de Whitehead dans Procès et Réalité ([première édition 1929], tr. fr. D. Charles et alii, Gallimard, Paris, 1995), dont il s'inspire. Pour Korzybski, la mise en oeuvre de son projet supposait une 'logique' non-aristotélicienne (avec un tiret entre «non» et «aristotélicienne», qui montre que le rejet de certains principes aristotéliciens est alors fondateur d'un nouveau système englobant le précédent). Tout particulièrement, il rejetait le «est» d'identité. On trouvera une présentation de l'oeuvre de Korzybski et un recueil de certains textes fondamentaux dans A. Korzybski, Une carte n'est pas un territoire. Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la sémantique générale, tr. fr. D. Kohn, M. de Mourra et J.-C. Dernis, Éd. de l'éclat, Paris, 1998. Comme son nom l'indique, Korzybski est polonais, il a même étudié à l'Université de Varsovie avant la Première Guerre mondiale, avant d'aller aux États-Unis, et il fait référence à Lukasiewicz : l'influence de ce dernier sur lui, et particulièrement du chapitre XVI du Principe de contradiction chez Aristote, avec sa fiction d'une société non aristotélicienne, est très vraisemblable. Cependant, l'ambition refondatrice de Lukasiewicz est moindre. Chez lui, la notion de logique non aristotélicienne ira surtout dans le sens d'une mise en question du principe de bivalence lorsqu'il s'agit d'énoncés portant sur le futur.
20. Comme Meinong, Lukasiewicz semble penser que la logique a partie liée avec la théorie de objets, même si elle en diffère. Voir «Über Gegenstandstheorie», dans les Gesamtausgabe, éd. par R. Haller et R. Kindinger, Akademische Druck- und Verlagsanstalt, Graz, 1968-1978. (Une traduction anglaise de ce texte se trouve dans R.M. Chisholm (éd.), Realism and the Background of Phenomenology, The Free Press of Glencoe, Ill., 1960.)
21. Voir B. Bolzano, Paradoxes de l'infini, tr. fr. H. Sinaceur, Le Seuil, Paris, 1993.
22. Il en existe une traduction française avec une présentation par B. Cassin et M. Narcy : J. Lukasiewicz, «Sur le principe de contradiction chez Aristote», Rue Descartes, n°1 (Des Grecs), Albin Michel, Paris, 1991.
23. Über der Satz des Widerspruchs bei Aristoteles, tr. all. J. Barski, Olms, Hildesheim, 1993.
24. Ce que disent B. Cassin et M. Narcy dans la présentation de leur traduction du texte de Lukasiewicz, p. 9.
25. B. Cassin, «Parle, si tu es un homme», introduction de sa traduction, avec M. Narcy, du livre G de la Métaphysique, sous le titre La décision du sens, Vrin, Paris, 1989, p. 12. Cette interprétation est particulièrement discutable puisque Lukasiewicz a toujours défendu le principe d'une indépendance de la logique et de la philosophie. Un système de logique est un instrument intellectuel sans rapport direct avec la réalité ; il peut être utile ou non pour la réflexion métaphysique, mais en aucun cas il ne constitue un critère de correction philosophique. Voir sur ce point et pour une présentation générale de Lukasiewicz : F. Caujolle, «Logique et philosophie chez J. Lukasiewicz», L'Âge de la science, 1970, vol. III, n°1, pp. 50-51.
26. B. Cassin et M. Narcy, dans leur présentation, cit., p. 11.
27. Ibid.
28. Archiv für systematische Philosophie, 8, 1902, rééd. dans Pearce D. & Wolenski J. (éds), Logischer Rationalismus : Philosophische Schriften der Lemberg-Warschauer Schule, Athenäum, Frankfurt am Main, 1988.
29. C'est vraisemblablement une influence de la Wissenschaftslehre de Bolzano, et une thèse reprise par Frege et Russell. On la trouve dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein sous la forme suivante : « La langue déguise la pensée? Et de telle manière que l'on ne peut, d'après la forme extérieure du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu'il habille ; car la forme extérieure du vêtement est modelée à de tout autres fins qu'à celle de faire reconnaître la forme du corps » (4.0002).
30. Cela dans le cadre de sa défense du libre arbitre et de son interprétation du chap. 9 du De Interpretatione d'Aristote. Voir J. Lukasiewicz, Selected Works, cit., p. 126.
31. Les affinités de Lukasiewicz avec les membres du Cercle de Cracovie, des théistes convaincus et militants, invalide complètement l'idée d'un Lukasiewicz positiviste, au moins dans une acception courante du terme. Dans le Cercle de Cracovie, la logique est mise au service de la métaphysique et même de la théologie, et ne joue nullement contre elles.
32. C'est ce que suggèrent B. Cassin et M. Narcy dans leur présentation du résumé, cit., p. 9.
33. Il dit aussi : « La fiction est le moyen scientifique le plus approprié pour illustrer l'importance des lois, des causes ou des propriétés des objets analysés, puisqu'elle permet, par exemple, d'abolir certaines lois gouvernant tel ou tel ensemble de phénomènes. » (chap. XVI).
34. On pourrait être alors tenté de rapprocher cette affirmation d'une thèse pragmatiste qui ferait du principe de contradiction un principe pratique, utile pour l'action. Mais Lukasiewicz a par avance rejeté ce rapprochement, comme on s'en apercevra aux pages 109 sq.
35. W.V. Quine, Philosophie de la logique, tr. fr. J. Largeault, Aubier, Paris, 1975, p. 127.
36. Par exemple, W.V Quine & J. Ullian, The Web of Belief, Random House, New York, 1970, chap. VI, pour une présentation simple de cette thèse majeure de Quine.
37. Quine exprime ses doutes à l'égard des logiques déviationnistes dans Philosophie de la logique, cit., chap. 6.
38. J. Lukasiewicz, « Philosophical Remarks on Many-Valued Systems of Propositional Logic », in Selected Works, cit., pp. 165-166. Voir sur ce point : S. Haack, Deviant Logic, Fuzzy Logic, cit., pp. 73-90. On consultera aussi avec profit : W. and M. Kneale, The Development of Logic, Clarendon Press, Oxford, 1962, pp. 569-575 ; N. Resher, Many-valued Logic, McGraw Hill, New York, 1969.
39. C'est manifeste dans l'article sur le déterminisme traduit dans les Selected Works, cit., pp. 110-128, tout particulièrement le § 12.
40. Le « Cahier jaune » contient des notes prises par Alice Ambrose aux cours de Wittgenstein en 1933-1934. Il est publié dans L. Wittgenstein, Les cours de Cambridge 1932-1935, tr. fr. E. Rigal, TER, Mauvezin, 1992.
41. Le «Cahier jaune», cit., p. 93.
42. Ibid.
43. L. Wittgenstein, Fiches, tr. fr. J. Fauve, Gallimard, Paris, 1971, § 687.
44. L. Wittgenstein Remarques sur la philosophie de la psychologie I, tr. fr. G. Granel, TER, Mauvezin, 1989, § 44. On retrouve la même idée dans les conversations avec Waissman du 30 décembre 1930 (Wittgenstein et le cercle de Vienne, tr. fr. G. Granel, TER, Mauvezin, 1991).
45. Remarques sur la philosophie de la psychologie I, cit., § 1132.
46. «Cahier jaune», cit., p. 95.
47. Voir J. Bouveresse, La force de la règle, Éd. de Minuit, Paris, 1987, chap. IV ; F. Schmitz, Wittgenstein, la philosophie et les mathématiques, Presses Universitaires de France, Paris, particulièrement le chap. IV.
48. On pourrait en conclure, même si Wittgenstein ne le dit pas, que c'est pour la «pure» logique que le principe de contradiction importe le moins.
49. La force de la règle, cit., p. 55.
50. Il convient de ne pas projeter sur un philosophe explicitement catholique un relativisme moral qui lui est parfaitement étranger.