éditions de l'éclat, philosophie

DIEGO MARCONI
LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE

Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle


 

10. Le Tractatus
logico-philosophicus: théorie de l'image.

 

Les réflexions sur le langage du jeune philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1889-1951), élève de Russell à Cambridge, et bon connaisseur des œuvres de Frege, sont synthétisées dans un petit livre de quelques quatre-vingt pages, le Tractatus logico-philosophicus (1922). Le but principal du Tractatus est de répondre à la question: en quoi les propositions de la logique se distinguent-elles de toutes les autres propositions du langage? Pour répondre à cette question, Wittgenstein formule une théorie générale du langage, dans laquelle il s'agit de saisir «l'essence de la proposition» (1914-1916: 22.1.1915), c'est-à-dire des énoncés déclaratifs. Il est d'accord avec Russell sur la conception d'une proposition simple telle qu'une structure relationnelle (de type Rabc), qui asserte que certains objets (a, b, c) ont entre eux une relation R: par exemple que a se trouve entre b et c. Mais une proposition a aussi une forme (par exemple, la forme de Rabc pourrait être indiquée par ‘Xxyz'); et Russell, à cette époque, avait tendance à concevoir les formes propositionnelles comme des «objets logiques» simples, dont la connaissance directe (acquaintance) est présupposée par la compréhension du langage. Mais – objectait Wittgenstein – si les formes sont des objets logiques, de quelle manière une proposition peut-elle nous communiquer sa forme? Certainement pas en la désignant par un nom, parce que cela ne ferait qu'ajouter un constituant à la proposition, en en modifiant la forme; mais pas même en l'exprimant par une proposition, parce que cela impliquerait une régression à l'infini (1914-1916: 20.11.14). La forme doit être exhibée par la proposition: de même qu'une photographie exhibe la structure de la situation qu'elle représente (elle fait voir, à travers la disposition de ses éléments, que les choses se présentent de telle ou telle manière dans la réalité), une proposition montre la structure de ce qu'elle asserte. Comme dans le cas de la photographie, la structure qu'elle exhibe est la structure de ce dont on asserte la subsistance (c'est-à-dire de l'état des choses dont on asserte qu'il est un fait: la proposition «le chat est sur la table» asserte que c'est un fait que le chat est sur la table).

Wittgenstein en arrive donc à penser une proposition comme une image (Bild). Ce n'est qu'en concevant la proposition comme une image que nous parvenons à rendre compte du fait qu'elle peut nous communiquer une information nouvelle. Elle nous dit quelque chose de la réalité, que nous ne savions pas auparavant; et elle nous le dit en utilisant uniquement ses parties constituantes – les mots – et leur disposition. «Une proposition doit communiquer avec des expressions anciennes un sens nouveau. La proposition nous communique une situation; elle doit donc avoir une interindépendance essentielle avec cette situation. Et cette interdépendance consiste justement en ce qu'elle est l'image logique de la situation» (1922: 4.03). Wittgenstein nous invite à accomplir un processus d'abstraction, à partir des images au sens ordinaire du terme jusqu'à la proposition comme image logique; et il essaie de nous faire voir que, dans ce processus, «l'essentiel de la représentation par l'image» (4.016) n'est pas perdu. Une photographie en noir et blanc, par exemple, «ressemble» intuitivement à la situation qu'elle représente; mais, à y regarder de plus près, dans la photo il n'y a pas de tridimensionnalité, les relations chromatiques entre les objets réels sont représentées par des relations du type «plus clair» ou «plus foncé» et les dimensions des objets représentés sont différentes de celles des parties correspondantes de la photo (même si les proportions sont conservées). La photographie représente la réalité avec ses moyens, sur la base de certains conventions, du point de vue d'une certaine forme de la représentation. Dans un dessin stylisé,

 

la «ressemblance» (l'iconicité) est confiée uniquement au maintien de certaines relations géométriques et métriques: l'image de l'album est sur l'image de la table et en contact avec l'image du plan de table, l'image des pieds forme un angle droit avec l'image du plan (comme dans la réalité), etc. La forme de la représentation est changée: le dessin n'est plus en mesure de représenter des relations chromatiques (comme c'était le cas de la photographie), mais peut encore représenter des relations géométriques. Le plus haut niveau d'abstraction est atteint par une forme de représentation qui rend compte des relations en général (non pas des relations spatiales avec des relations spatiales, etc.): c'est la forme logique, et une image qui aurait comme forme de représentation la forme logique est dite image logique (1922: 2.181). Chaque image est aussi logique (2.182), parce que chaque image résulte d'éléments qui ont telle ou telle relation; la forme logique – le fait de pouvoir être représenté à travers des relations entre éléments, et donc d'avoir une structure – c'est «la forme de la réalité» (2.18), mais l'image seulement logique des faits, c'est la pensée (3.). La pensée est le système de représentation dans lequel les images n'ont en commun avec les faits représentés que la structure au sens le plus abstrait du terme (et non la structure spatiale ou chromatique, etc.).

Le langage est l'expression sensible de la pensée (3.1); dire «pensée» (dans le sens d'«une pensée») revient à dire «proposition dotée de sens» (4.). Mais la proposition coïncide avec la pensée – et est donc une image logique – à deux conditions: (a) si elle est entendue non pas comme simple signe, configuration d'encre sur du papier (ou de phonèmes, etc.), mais comme signe pensé (3.5), c'est-à-dire mis en relation avec la réalité; (b) si elle est considérée comme complètement analysée (3.2-3.201), c'est-à-dire une fois qu'ont été «démontées» les conventions linguistiques spécifiques à travers lesquelles «le langage travestit les pensées» (4.002). Mais de quelle manière une proposition, qui se présente comme une liste de mots, peut-elle être une image, c'est-à-dire un fait structuré (comme une photographie ou un dessin) qui représente un autre fait? qu'est-ce qui «maintient» une proposition, en en faisant un tout articulé? Comme on l'a vu, Frege avait reconduit la connexion de la proposition à la combinaison d'entités saturées (objets) et non saturées (concepts). Wittgenstein au contraire, conçoit la proposition comme un enchaînement de noms ou de signes simples (4.22) qui signifient (tiennent lieu) des objets du monde. Les objets, comme les noms, sont tous non saturés: ils sont essentiellement des entités combinables, non pas sans discrimination mais à certaines conditions. La nature non saturée des noms est le fondement de l'adhésion du Tractatus au principe de la contextualité de Frege: «Ce n'est que dans le contexte de la proposition qu'un nom a une signification» (3.3), parce que la signification d'un nom – l'objet qu'il dénote – se donne seulement en configurations, en combinaisons avec d'autres objets (Wittgenstein nomme ces configurations états de choses), représentées par des propositions. On voit ainsi que la philosophie du langage du Tractatus ne peut être caractérisée comme atomisme logique que dans une certaine mesure seulement. Il est certain que Wittgenstein admet des «atomes», termes ultimes de l'analyse: ce sont justement les objets. Afin que le sens d'une proposition soit déterminé, il faut que son analyse prenne fin, et de fait, il doit y avoir des objets simples qui en constituent le point d'arrivée. Sans quoi, «il en résulterait que pour une proposition, avoir un sens dépendrait de la vérité d'une autre proposition» (2.0211): pour être sûrs qu'une proposition parle de quelque chose (et non de rien) et donc ait un sens, nous devrions être garantis (par une autre proposition) que les objets dont la première parle subsistent effectivement. Mais les objets du Tractatus ne sont pas comme les particulars de l'atomisme logique de Russell (1918-1919: 360), complètement indépendants logiquement les uns des autres: chaque objet est logiquement lié – par sa forme – aux objets avec lesquels il peut se combiner, et négativement, à ceux avec lesquels il ne peut pas se combiner. Pour Wittgenstein (1922: 1.21, 2.061, etc.), ce sont les états de choses, et non les objets, qui jouissent de l'indépendance absolue réciproque dont parle Russell; et cette indépendance s'étend aux propositions qui les représentent (5.134, 6.3751).

Pour Wittgenstein, comme pour Frege, les propositions ont un sens (les noms, au contraire, n'ont pas de sens: leur valeur sémantique est simplement leur dénotation). Le sens d'une proposition est ce que l'on connaît quand on comprend la proposition, donc (la proposition étant une image) l'état de choses figuré, à savoir la manière dont les choses sont si la proposition est vraie. La proposition montre comment sont les choses (montre son sens) et dit que les choses sont ainsi (4.022). Elle peut être vraie (si les choses sont effectivement ainsi) ou fausse (si les choses ne sont pas ainsi); pour savoir si la proposition est vraie, il faut la confronter à la réalité. Mais pour la comprendre il n'est pas nécessaire de savoir qu'elle est vraie ou qu'elle est fausse; la comprendre, c'est «savoir ce qu'il advient si elle est vraie» (4.024). De cette manière Wittgenstein institue le rapport entre signification énonciative et vérité, qui sera centrale dans le paradigme dominant.

Que seuls les énoncés factuels sont sensés est un corollaire de cette définition du sens; restent en dehors du langage les énoncés évaluatifs (comme par exemple ceux de l'éthique et de l'esthétique), et ceux qui, au lieu de représenter des faits, tentent de représenter les traits généraux du langage et du monde: et donc les propositions de la métaphysique, et même celles dont se compose le Tractatus. Elles sont des «tentatives de dire ce qui peut seulement se montrer» (Kenny, 1973: 124). On peut soutenir, toujours avec Kenny (Ibidem), et finalement avec Wittgenstein lui-même (1922: 6.54) qu'«elles ne sont pas pour autant inutiles: précisément leur faillite et les modalités de leur insuccès sont instructives».

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