éditions de l'éclat, philosophie

DIEGO MARCONI
LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE

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29. Embrigader
le langage naturel.

 

 

Il résulte des analyses de Quine que toute attribution de signification est relative à une théorie d'arrière-plan. De fait, la théorie qui sert d'arrière-plan aux langages spécialisés des sciences, et à n'importe quel autre système sémantique qui puisse nous venir à l'esprit, n'est autre que le langage naturel. La reconnaissance du primat du langage naturel (qui n'est pas de principe, mais de fait) n'implique pas toutefois, dans le cas de Quine, qu'il soit traité comme «sacro-saint» (1960: 28), comme pourrait le faire un herméneute ou un disciple d'Austin. Au contraire, le langage naturel doit, et en même temps demande à être «embrigadé» (regimented), pour être libéré des «anomalies et conflits qui tendent à empêcher la communication, estropier la déduction, rendre obscurs les engagements ontiques et perturber la construction des théories» (Gibson, 1982: 145). «Les raisons qui déterminent les hommes de science à chercher des théories toujours plus simples et claires [...] sont aussi les raisons qui nous poussent à simplifier et à clarifier la structure plus ample qui est commune à toutes les sciences» (Quine, 1960: 232). En embrigadant le langage naturel, l'étoile du berger de Quine c'est le langage de la logique élémentaire (substantiellement, le langage prédicatif de premier ordre avec identité). Pour Quine, il possède des qualités exemplaires de clarté, d'économie, de transparence ontologique; le langage naturel doit être autant que possible reconduit au langage de la logique. Il ne doit pas être remplacé par un langage symbolique, mais il s'agit plutôt de retrouver dans le langage naturel lui-même, du mieux que l'on peut, cette structure logique que le langage symbolique exhibe avec une pleine évidence, et dont les éléments constitutifs sont la prédication, la quantification, les fonctions de vérité, les variables et les termes généraux. Il s'agit donc de faire voir, avant toute chose, que des expressions ou des constructions naturelles apparemment non reconductibles à des formes de premier ordre peuvent être paraphrasées par des expressions toujours naturelles, même si elles sont moins élégantes, qui sont – plus ou moins – équivalentes à celles de départ et exhibent pourtant de manière plus transparente une structure philosophiquement et logiquement acceptable. Quine appelle ces paraphrases: formes canoniques. C'est la procédure que Russell (§ 9) avait appliquée aux descriptions (selon laquelle par exemple, ‘Un homme pense' est paraphrasé par ‘Il y a un x tel que x est un homme et x pense') et déjà Frege avait développé la théorie de la quantification en montrant par exemple que ‘Tous les P sont Q' peut être paraphrasé par ‘Pour chaque x, si x est P alors x est Q'. Par cet aspect de sa proposition, Quine appartient pleinement à la tradition de Russell et du Tractatus logico-philosophicus, dans laquelle on fait la distinction entre «forme apparente» (superficielle, grammaticale) et «forme réelle» (profonde, logique) des expressions du langage naturel, et l'on assigne à l'analyse philosophique la tâche de révéler la forme logique «sous» la forme grammaticale superficielle. Certes, la paraphrase en forme canonique peut impliquer quelque violence faite au lagage tel qu'il est; mais Quine ne conçoit pas sa tâche comme celle d'un linguiste qui veut décrire la structure sémantique du langage naturel, mais au contraire comme celle d'un philosophe qui veut améliorer un instrument – le langage naturel – indispensable pour le travail scientifique.

Dans certains cas, le langage naturel ne peut être débarrassé de l'obscurité grâce à la paraphrase en forme canonique: il y a des choses que le langage nous laisse dire, et que nous devrions simplement éviter de dire. Comme jadis Frege, Quine n'est pas hostile à des attitudes éliminatives à l'égard du langage naturel. L'exemple principal est donné par certaines utilisations du langage modal, comme celles où l'adverbe ‘nécessairement' est utilisé de re («Un mathématicien est nécessairement rationnel»). Ces utilisations portent en elles d'inextricables embrouillaminis métaphysiques et induisent à supposer des entités peu plausibles (comme les essences); ils devraient être simplement évités. On voit ainsi comment Quine n'hésite pas à invoquer des considérations strictement philosophiques – comme la plausibilité intrinsèque d'une ontologie – comme critère pour embrigader le langage naturel. Par cet aspect, il est un héritier de la philosophie linguistique (§ 2), et son travail appartient à la métaphysique (analytique) plus qu'à la philosophie du langage.



30. Davidson.

À partir d'un article paru en 1967, Vérité et signification, Donald Davidson (né en 1917) a proposé une idée de la théorie sémantique fondée sur la théorie de la vérité de Tarski (§ 13), et il l'a défendue en utilisant de manière originale des concepts élaborés par Quine dans Le mot et la chose (§ 28). Pour Davidson, comme pour le paradigme dominant, donner les conditions nécessaires et suffisantes pour la vérité d'un énoncé c'est une manière d'en donner la signification (1967: 51): «Savoir ce qu'est pour un énoncé [d'un langage] être vrai [...] équivaut à [...] comprendre le langage» (Ibidem), c'est-à-dire à connaître la signification de ses énoncés. Expliciter les conditions de vérité des énoncés d'un langage L, c'est formuler une théorie de la vérité pour L: où par ‘théorie de la vérité', on entend un ensemble d'axiomes qui implique, pour chaque énoncé du langage, une énonciation des conditions auxquelles celui-ci est vrai (1970: 94). Or, c'est précisément ce qui fait une définition de vérité au sens de Tarski: comme nous le savons, une telle définition, si elle est adéquate, rend déductibles tous les biconditionnels de la forme

(T) S est vrai (en L) si et seulement si p,

où ‘S' est le nom d'un énoncé de L et p est sa traduction dans le métalangage dans lequel la définition est formulée. Donc une définition de vérité tarskienne est automatiquement une théorie de la signification, mais à condition qu'elle soit interprétée différemment de la manière dont l'interprète Tarski. Disons que pour ce dernier, les axiomes de la théorie sont des hypothèses sur la signification du prédicat ‘vrai' en tant qu'il est appliqué à des énoncés de L: les hypothèses sont validées si l'on parvient à démontrer qu'à partir des axiomes sont déductibles tous les biconditionnels de la forme (T). En effet, Tarski présuppose que les T-biconditionnels saisissent le noyau de notre concept de vérité, c'est pourquoi une théorie à partir de laquelle ils sont dérivables est une définition adéquate de vérité (pour L). À son tour, cela présuppose que les biconditionnels soient des énoncés signifiants, et que leurs côtés droits soient effectivement la traduction métalinguistique des côtés gauches: sans quoi on ne pourrait affirmer qu'ils saisissent nos intuitions sur la vérité (voir Marconi, 1984: 89).

Du point de vue de Davidson, au contraire, les axiomes de la théorie doivent être entendus comme des hypothèses sur la signification des expressions de base du langage dont on veut donner la sémantique: elles sont validées si les biconditionnels qui en sont déduits expriment effectivement les conditions de vérité des énoncés de L. Ce qui présuppose que le métalangage dans lequel la théorie est formulée soit compris, et que l'on sache ce que veut dire ‘vrai': c'est à cette seule condition qu'il est possible de confirmer ou d'infirmer la théorie, en vérifiant si effectivement les côtés gauches des biconditionnels sont vrais exactement quand les côtés droits correspondants (que nous comprenons) sont également valables. Chez Tarski, on sait déjà que les biconditionnels sont vrais (la question est de savoir si on parvient à les déduire des axiomes de la théorie); chez Davidson, il s'agit d'établir s'ils le sont: une théorie de la vérité interprétée comme théorie de la signification pour une langue naturelle est une théorie empirique (1973: 199-200). Supposons qu'une théorie de la vérité pour l'anglais ait entre autres pour conséquences

‘It rains' est vrai (en anglais) si, et seulement si, il fait froid.

Dans la mesure où nous comprenons le métalangage (y compris l'énoncé ‘il fait froid') et que nous savons ce que veut dire ‘est vrai', nous sommes capables d'établir que la théorie est fausse: l'énoncé anglais ‘it rains' n'est nullement vrai si, et seulement si, il fait froid.

Comment y parvient-on? Ici intervient l'appareil conceptuel quinien. D'après Davidson, la construction d'une théorie de la vérité (entendue comme théorie sémantique) pour un langage doit être conçue comme une tentative d'interprétation radicale: à savoir mettre à disposition d'un interprète toutes les informations dont il a besoin pour comprendre une langue qu'initialement il ne comprend pas du tout. La construction de la théorie doit se fonder uniquement sur les manifestations de consentement et de non-consentement des locuteurs étrangers (on suppose que l'interprète est en mesure de reconnaître quand un locuteur étranger manifeste qu'il considère comme vrai un énoncé dans des circonstances déterminées), et sur des faits, que l'on suppose également accessibles au locuteur et à l'interprète (1973: 203 et n.). Ainsi, par exemple, nous pourrions parvenir à établir qu'un locuteur anglais montre qu'il considère vrai ‘it rains' non pas dans tous les cas où il fait froid et seulement dans ces cas, mais dans tous les cas où il pleut et seulement dans ces cas. Naturellement, le locuteur auquel nous avons affaire pourrait se tromper ou mentir; d'autre part, du moins au début, nous n'avons pas d'autre choix que de le considérer comme crédible (c'est-à-dire maximiser l'accord entre le locuteur et nous, quant au jugement sur les circonstances de fait en relation auxquelles nous interprétons le langage). C'est l'assomption du principe de charité de Quine.

Il y a une objection immédiate à la méthode de l'interprétation radicale, et en réalité à l'assomption d'une théorie de la vérité tarskienne comme théorie de la signification. Les T-biconditionnels ne sanctionnent qu'une identité extensionnelle entre les côtes droits et les côtés gauches, et non une identité de signification. Par exemple, le biconditionnel

‘Grass is green' est vrai (en anglais) si et seulement si la neige est blanche

est vrai, mais ‘grass is green' ne signifie pas «la neige est blanche»: simplement il advient que les deux énoncés sont vrais. Davidson considère que l'objection peut être dépassée si l'on adopte un point de vue holiste : en considérant ensemble tous les T-biconditionnels pour les énoncés du langage «nous connaîtrons le rôle que joue chaque partie significative de l'énoncé, et [...] les connexions logiques entre cet énoncé et d'autres» (1973: 206; voir Engel, 1994: 50-53). Par exemple, nous connaîtrons le rôle de ‘grass' dans plusieurs énoncés, et nous serons en mesure d'exclure qu'il puisse signifier «neige». Il faut noter que dans ce cas, ‘holiste' signifie uniquement «non atomique»: il n'est pas clair que pour palier à l'inconvénient dont nous avons parlé supra, nous devions prendre en considération tous les biconditionnels (et d'autre part, Davidson ne démontre pas qu'en les prenant tous en considération le problème soit résolu: il ne fait dans ce cas qu'une conjecture raisonnable).

Comme la traduction radicale pour Quine, l'interprétation radicale de Davidson est une expérience de pensée, qui devrait montrer sur quoi se fonde l'interprétation sémantique d'un langage (essentiellement, sur des jugements de vérité des locuteurs dans des circonstances de faits déterminées). Quine avait déduit de l'analyse de la traduction radicale l'indétermination de la signification. Davidson ne la nie pas, mais la dédramatise: chaque théorie de la vérité empiriquement confirmée constitue une interprétation du langage, même s'il sera possible d'en construire d'autres, également confirmées, qui articulent différemment les rapports entre les significations et les croyances (1973: 206).

En effet, chaque divergence entre nos jugements de vérité et ceux d'un autre locuteur peut toujours être reconduite soit à des croyances différentes, soit au fait qu'aux mêmes mots nous attribuons des significations différentes. Rien ne peut nous obliger à un choix plutôt qu'à un autre. Donc, la distinction entre schéma conceptuel et contenu, que Quine accepte également, est infondée pour Davidson, dans le sens où il n'existe pas de traits du comportement linguistique d'un locuteur qui doivent être reconduits à son schéma conceptuel (c'est-à-dire aux significations selon lesquelles il utilise les mots) plutôt qu'au contenu de ses croyances, ou réciproquement (Davidson, 1974).

Plus récemment (1986), Davidson a soutenu que l'interprétation est une opération que chaque locuteur accomplit à l'égard de chaque autre locuteur au cours de chaque interaction linguistique, et ce sont également les limites de sa validité: on ne devrait pas donner pour acquis (comme il l'avait fait, voir par ex. 1973: 201) qu'elle s'applique à une langue, partagée par une communauté linguistique. La langue dont ont parlé les philosophes – un système de conventions appris et partagé – n'existe pas: et ni la théorie interprétative avec laquelle un interprète se prépare à l'interaction avec un locuteur déterminé (théorie antécédente), ni celle qui résulte de l'adaptation de la théorie antécédente au comportement linguistique effectif du locuteur (théorie transitoire) ne sont partagées par une communauté. La capacité de communiquer ne consiste que dans la capacité de comprendre et de se faire comprendre (1986: 173): le processus de formation d'une «théorie transitoire» ne peut pas plus être soumis à des règles que ne peut l'être le processus de création d'une nouvelle théorie devant rendre compte de nouvelles données, dans quelque domaine que ce soit.



31. Le démantèlement du paradigme dominant.

À partir du début des années soixante-dix, le paradigme frégéen fut soumis à différentes critiques (et même, au moins à première vue, contradictoires), qui eurent pour effet de miner sa crédibilité globale, sans pour autant donner lieu à un paradigme alternatif. Les réflexions de Kripke et de Putnam sur la valeur sémantique des noms propres (comme ‘Napoléon' ou ‘France') et des noms de substance et espèce naturelles (comme ‘or' ou ‘citron') mettent en discussion la validité générale des analyses fondées sur les concepts de sens et de dénotation (Frege), ou extension et intension (Carnap, Montague). Émerge un point de vue qui tend à identifier sans résidus la signification avec la dénotation ou référence (théorie de la référence directe), en montrant – comme l'avait déjà fait Russell (§ 9) – que des notions comme celle de sens ne peuvent être tenues comme pertinentes pour la détermination des conditions de vérités des énoncés.

Parallèlement, la réflexion sur le langage qui se développe dans le cadre de la psychologie cognitive et de l'Intelligence Artificielle (I.A.) tend au contraire à revendiquer la pertinence, pour la théorie sémantique, des processus d'élaboration du langage imputables à un esprit fini, naturel ou artificiel (et donc la thèse 3 du paradigme dominant – voir § 4 – est contestée). La sémantique traditionnelle est souvent jugée incapable de servir de base à une théorie de la compréhension du langage; par conséquent, son droit à l'appellation de ‘sémantique' – théorie de la signification – est également mis en doute, étant donné le lien toujours plus étroit qui est reconnu entre signification et compréhension. La philosophie du langage accepte toujours plus de se faire suggérer des thèmes et des solutions par les sciences cognitives: dans le cours des années quatre-vingt, on assiste à une substitution graduelle du modèle reconnu de la logique – et sur l'efficacité duquel, de Frege à Montague, nous avons insisté – par un modèle que nous pourrions appeler computationnel. Alors que pour le paradigme dominant, il s'agissait de représenter les relations sémantiques sur le modèle des relations inférentielles dans un système de logique, la sémantique d'orientation cognitive se propose de représenter la compréhension du langage comme un calcul exécuté par un système (naturel ou artificiel), dont les caractéristiques sont conçues à partir de la science des ordinateurs (et la logique retrouve ici son rôle, voir Lolli, 1991; Frixione, 1994).

Certes, même au cours de ces années, de nombreux chercheurs continuent de partager pour l'essentiel le point de vue de Frege, ou d'analyser le langage dans le cadre de la grammaire de Montague ou d'autres théories formelles analogues; et des tentatives de «réforme» du paradigme, essayant de remédier à son inadéquation descriptive là où elle est la plus évidente, sont explorées (§ 35). Mais le paradigme dominant est jugé toujours plus souvent soit trop cognitif ou contaminé par le mentalisme (par les théoriciens de la référence directe), soit au contraire trop peu cognitif (par les sémanticiens cognitifs). Une tentative de synthèse entre ces instances opposées est proposée par les «théories duelles» (§ 34); mais ces propositions semblent – pour le moment – fragiles et incapables de résoudre la dichotomie entre référentialisme pur et cognitivisme. Au début des années quatre-vingt-dix, la théorie des conditions de vérité et la théorie de la compréhension semblent constituer, pour la sémantique, deux voies différentes et alternatives.



32. Théorie
de la référence directe.

Au cours des années soixante-dix, et de manière plus affirmée dans la décennie suivante, on fut de plus en plus convaincu que Frege avait chargé le concept de sens de deux fonctions différentes: d'un côté, le sens d'une expression est ce qui en détermine la dénotation ou référence; de l'autre, le sens est une entité cognitive, qui hérite de la fonction de la notion traditionnelle de concept ; par exemple, le sens d'une expression est ce qu'un locuteur compétent connaît, du fait qu'il comprend cette expression. Mais, au moins dans certains cas et peut-être dans tous, les deux fonctions sont incompatibles: ce qui détermine la référence n'est pas un contenu possible de la compétence sémantique, et d'autre part ce qu'un locuteur associe à une expression n'est pas ce qui en détermine la référence. La dissociation des deux fonctions est argumentée initialement par Kripke pour le cas des noms propres, avant d'être étendue à d'autres catégories d'expressions.

Dans une sémantique des mondes possibles, à la manière de Kripke (§ 17), si un énoncé d'identité de la forme a = b est vrai, il est aussi nécessairement vrai. C'est le cas parce que, dans ces sémantiques, chaque interprétation assigne à une constante individuelle le même individu dans tous les mondes possibles; ainsi, si l'on associe le même individu dans le monde réel à ‘a' et ‘b' (dès lors que ‘a = b' est vrai), il leur sera associé également un même individu dans tous les mondes possibles: donc l'identité ‘a = b' vaut dans tous les mondes possibles, ce qui revient à dire qu'elle est une identité nécessaire. En rappelant que les constantes individuelles tiennent, dans un langage formel, le rôle des noms propres, il est facile de comprendre comment cette conséquence pourrait sembler contre-intuitive: comment une identité comme «Hespéros = Phosphoros» peut-elle être nécessaire ? Il est facile d'imaginer un monde possible dans lequel l'étoile qui apparaît la première le soir (Hespéros) et celle qui disparaît la dernière le matin (Phosphoros) sont deux corps célestes différents. Dans une série de conférences tenues en 1970, parues sous le titre Nom et nécessité [La logique des noms propres] en 1972, Kripke répliqua en soutenant la pleine légitimité de la thèse contestée, également en relation au langage naturel: les identités qui impliquent des noms propres (comme ‘Hespéros = Phosphoros') sont effectivement nécessaires, parce qu'un nom propre dénote le même individu dans tous les mondes possibles (c'est un désignateur rigide). La position du paradigme dominant était, à cet égard, différente. Ce qu'un nom propre dénote est déterminé par son sens; si l'on considère – comme le pensait probablement Frege – que le sens du nom est exprimé par une description définie (par exemple ‘l'étoile du soir' dans le cas d'‘Hespéros') alors il est possible que, dans des mondes différents, des objets différents satisfassent la description, et que donc le nom dénote des objets différents. Cela vaut également si l'on pense, comme Russell, que les noms propres normaux sont des descriptions définies «masquées» (§ 9): ce sera en tout cas la description qui déterminera la dénotation du nom propre.

Contre le paradigme, Kripke soutient que les noms propres ne sont nullement des synonymes de descriptions, ni au sens de Frege ni au sens de Russell; en vérité, les noms propres n'ont pas de sens: leur valeur sémantique consiste (entièrement) dans leur référence. On a habituellement subdivisé les arguments de Kripke contre la théorie traditionnelle en trois groupes: épistémologiques, métaphysiques, sémantiques. Les arguments sémantiques sont peut-être les plus immédiats. Par exemple: «Si ‘Aristote' signifiait l'homme qui fut le maître d'Alexandre le Grand, alors dire ‘Aristote fut le maître d'Alexandre le Grand' serait une simple tautologie. Mais il est clair que ce n'est pas le cas: cela exprime le fait [je souligne] qu'Aristote fut le maître d'Alexandre le Grand» (1972: 45). Voici par contre, un exemple d'argument épistémologique. Disons que le nom propre ‘Kurt Gödel' soit considéré comme le synonyme de ‘celui qui a découvert le théorème d'incomplétude de l'arithmétique'. C'est très certainement la seule information qui soit associée par une majorité d'individus au nom de ‘Gödel'. Si nous découvrions qu'en fait ce théorème fut conçu par un certain Schmidt (auquel, dans sa grande malhonnêteté, Gödel subtilisa les notes), dirons-nous que le nom ‘Gödel' se réfère en réalité à Schmidt? Non pas; nous dirons justement que celui qui a découvert le théorème n'est pas Gödel mais Schmidt (1972: 78-79).

Les arguments métaphysiques sont fondés sur nos intuitions modales, relatives à ce qui est possible ou non. Disons que ‘Aristote' soit considéré comme synonyme du ‘philosophe né à Stagire, auteur de la Métaphysique'. Il s'ensuit que l'énoncé ‘Aristote naquit à Stagire et écrivit la Métaphysique', étant analytique, est également nécessaire. C'est-à-dire qu'il est nécessaire qu'Aristote soit né à Stagire, etc. Ce qui – bien évidemment – n'est pas le cas: Aristote aurait pu naître ailleurs, et c'est un fait contingent qu'il soit né précisément à Stagire; de même qu'il aurait pu mourir à trois mois et ne pas composer la Métaphysique. Nos intuitions nous disent qu'aucun énoncé du type ‘Aristote = ‘le ceci ou cela' n'est nécessaire. Il en va de même si un nom est considéré comme équivalent à une disjonction de descriptions, comme l'avait soutenu Searle (1958; 1969: 223) et Wittgenstein avant lui (1953: § 79): par exemple ‘le philosophe né à Stagire ou l'auteur de la Métaphysique ou le maître d'Alexandre le Grand, ou ...': parce qu'Aristote – cet individu-là – aurait pu ne rien faire de tout cela.

Une objection évidente à Kripke est qu'il semble qu'il y ait des cas où la synonymie entre un nom et une description est forcée: par exemple, lorsqu'un nom est introduit dans le langage à travers une description. Celui qui introduit le nom ‘Hespéros' pour la planète Vénus aurait pu dire: j'utiliserai ‘Hespéros' comme nom du corps céleste qui apparaît à tel endroit dans le ciel. Dans ce cas, ‘Hespéros' n'est-il pas synonyme de ‘le corps céleste etc.'? Non, dit Kripke; la description est certes utilisée pour fixer la référence du nom, mais elle n'en donne pas la signification. «Si Hespéros avait heurté précédemment une comète, il aurait pu être visible à une position différente [...] Dans une situation contrefactuelle de ce genre, nous dirions que Hespéros n'aurait pas occupé cette position, mais non pas que Hespéros n'aurait pas été Hespéros» (1972: 90).

À la place de la théorie traditionnelle, Kripke propose une image alternative de la manière dont un nom propre en vient à se trouver doté de la référence par laquelle il est utilisé dans le langage. Un nom acquiert initialement sa propre référence grâce à un baptême: un «rite» dans lequel le nom est directement associé à son référent, qui est physiquement présent. Cette association initiale se transmet de locuteur à locuteur sur la base d'une relation, accompagnée de l'intention (caractéristique d'une communauté linguistique) que chaque locuteur a d'utiliser le nom tel qu'il est utilisé par les locuteurs qui lui en enseignent l'utilisation. Cette «chaîne» d'utilisations du nom est nommée par Kripke chaîne causale, parce que la référence est transmise par des relations causales (comme la relation d'apprendre par un locuteur la manière dont un nom est utilisé). On a observé (Evans, 1973: 202) que malgré les intentions des locuteurs, la chaîne causale de Kripke ne transmet pas toujours la référence instituée par le baptême initial: par exemple le nom ‘Madagascar' désignait à l'origine une partie de la côte africaine, et par la suite, du fait d'une méprise de Marco Polo, il en vint à désigner la grande île qui lui faisait face. Si c'est le baptême qui compte, ‘Madagascar' devrait aujourd'hui encore désigner cette partie de la côte africaine (ce qui n'est pas le cas). Plus généralement, on a observé (Napoli, 1992: 388) que La Logique des noms propres répond à deux questions distinctes: (a) en quoi consiste la valeur sémantique des noms propres? et (b) de quelle manière les noms propres en viennent à avoir leur valeur sémantique? La réponse à la seconde question – l'image du baptême et de la chaîne causale – est moins convaincante (Kripke lui-même en est conscient, 1972: 81) que celle apportée à la première, qui est que la valeur sémantique des noms propres consiste exclusivement dans leur référence. Dans la mesure où l'idée centrale de Kripke est que la référence d'un nom lui est associée directement, sans la médiation d'un sens frégéen, on parle à cet égard de théorie de la référence directe des noms propres (sur cette théorie en général, voir, Récanati, 1993: chap. 8).

Des considérations analogues furent développées par Kripke lui-même (1972: 125 sq.) et par Hilary Putnam (né en 1926) à propos des noms d'espèce et de substance naturelle. La référence de mots comme ‘eau' ou ‘tigre' n'est pas déterminée par un ensemble de conditions associées au mot lui-même (par exemple pour ‘eau', qu'il s'agisse d'un liquide incolore, sans saveur particulière, qui bout à 100°, qui gèle à 4°, etc.) qui en constituent la définition; quelque chose pourrait ne pas satisfaire la définition et être également de l'eau (et donc faire partie de la référence du mot ‘eau'). Putnam ne fait pas seulement allusion au fait que les définitions usuelles du dictionnaire ne déterminent pas vraiment l'extension des mots définis (par exemple le fait que les tigres aient un pelage à rayures jaunes et noires fait partie d'une définition normale du mot ‘tigre', mais un tigre albinos n'en est pas moins tigre). Ceci vaut également pour la plus soignée des définitions que la science est en mesure de produire à un moment donné de son développement, et en général pour n'importe quelle détermination conceptuelle qu'un locuteur puisse avoir «en tête», en association à un nom d'espèce ou de substance naturelle. Pour faire voir que les sens – s'il s'agit de concepts ou d'entités mentales – ne déterminent pas la référence de ces mots, Putnam (1975: 223-227; 1984: 29-32) conçoit une ingénieuse expérience de pensée. Supposons qu'il existe une planète, Terre Jumelle, identique à la Terre si ce n'est que ses fleuves, ses lacs et ses mers sont pleins d'un liquide apparemment semblable à l'eau, mais dont la composition chimique est tout à fait différente et très complexe (dont l'abréviation serait XYZ). Dans le français parlé sur la planète Terre Jumelle ce liquide s'appelle ‘eau'. Sur Terre Jumelle, la chimie est aussi développée que sur Terre; c'est pourquoi un terrejumellien qui visiterait aujourd'hui notre planète n'aurait aucune difficulté à reconnaître que, malgré les apparences, les deux liquides sont différents et n'appellerait pas ‘eau' (en terrejumellien) le liquide terrestre. Mais avant la naissance de la chimie – disons avant 1750 – aucun terrien ni terrejumellien n'aurait été en mesure de distinguer les deux liquides: un locuteur terrien, appelons-le OscarT, et son double terrejumellien OscarTJ auraient eu «en tête» exactement le même concept en association avec le mot ‘eau'. Et pourtant ‘eau' utilisé par OscarT, se réfère au liquide terrestre (H2O)et non également à XYZ, tandis que ‘eau' utilisé par OscarTJ se réfère à XYZ et non également à H2O. Si nous partageons ces intuitions de Putnam, nous reconnaîtrons que la référence du mot ‘eau' n'est pas déterminée par le sens associé au mot, mais par le fait d'avoir la même nature que le liquide en relation auquel le mot est utilisé paradigmatiquement ; un «fait» que le Putnam «réaliste métaphysique» des années soixante-dix considère comme déterminé tout à fait indépendamment de nos théories. En ce sens, une communauté linguistique tout entière et pas seulement un simple individu peut être dans l'erreur quant à la référence de ‘eau', ‘or' ou ‘citron': parce que les théories sur la base desquelles ces mots sont de fait appliqués peuvent attribuer par erreur la même nature à des objets (des échantillons de liquide par exemple) qui n'ont pas en réalité la même nature, ou ne pas l'attribuer à des objets qui l'ont.

Putnam ne dit pas que les noms d'espèce et de substance naturelle n'ont pas de sens, mais il insiste sur le fait que si leurs sens sont des entités cognitives, ils ne déterminent pas la référence. Certainement les locuteurs ont «à l'esprit» quelque chose en association avec ces mots: s'il s'agit de locuteurs compétents, ils ont «à l'esprit» un ensemble d'informations (que Putnam appelle stéréotype) considérées socialement nécessaires pour une utilisation adéquate du mot. Le stéréotype associé à ‘tigre' inclut le fait d'être un carnivore, d'avoir certaines dimensions, le pelage rayé jaune et noir, etc. On peut se demander si, également pour les noms propres, il existe un équivalent du stéréotype: si l'on considère socialement nécessaire d'associer à ‘Napoléon Bonaparte' l'idée d'un général français, qui conquit quasiment toute l'Europe au début du dix-neuvième siècle, etc. De fait, le problème n'a pas été posé, probablement parce qu'il semble non naturel de considérer ce genre d'informations comme faisant partie de la compétence linguistique.

Une autre catégorie à propos de laquelle on a parlé de référence directe ce sont les indexicaux. Le phénomène de l'indexicalité est extrêmement répandu dans le langage. Il concerne en premier lieu des mots comme ‘je', ‘tu', ‘ici', ‘là', ‘maintenant', ‘hier', etc. dont la référence dépend du contexte dans lequel ils sont utilisés. Mais il concerne également, par exemple, la dimension du temps verbal: la vérité ou la fausseté d'un énoncé temporalisé dépend, en général, du moment de son émission. ‘Mitterand sera élu président' est vrai avant mai 1981 et faux en 1997.

Dans quel sens les lemmes indexicaux (‘je', ‘tu', etc.) ont une référence directe? Nous observons tout d'abord que, tout comme les noms propres selon Kripke, ce sont des désignateurs rigides : étant donné un contexte, leur référence est la même dans tous les mondes possibles. Par exemple ‘je', utilisé par un certain locuteur dans une circonstance déterminée, se réfère à lui dans tous les mondes possibles. Si j'écris maintenant ‘j'aurais pu être archéologue', je suis en train d'imaginer un monde dans lequel Diego Marconi, et personne d'autre, est archéologue.

Deuxièmement, un indexical n'est pas synonyme d'une expression non indexicale (et il est généralement difficile d'en trouver un synonyme, même indexical). Par exemple, ‘je' n'est pas (comme on pourrait le croire) synonyme du ‘locuteur du contexte' (Napoli, 1992: 420-421): cette expression est une expression non rigide, qui se réfère à des individus différents dans des mondes différents (dans ce contexte, quelqu'un d'autre aurait pu parler à ma place), tandis que, comme nous venons de le voir, le mot ‘je' est rigide (étant donné un contexte). En général, les indexicaux ne peuvent être remplacés par d'autres expressions dans les contextes de croyance: «Quelqu'un peut croire qu'ici et maintenant nous avons une journée magnifique sans croire que le 5 novembre dans la banlieue de Turin puisse être une journée magnifique, parce qu'il peut ne pas connaître la date ni même le lieu où nous nous trouvons» (Napoli, 1992: 418 n). Cet aspect – dit de l'«essentialité» des indexicaux – a été mis en évidence par J. Perry (1979) ; voir également Corazza-Dokic (1993).

Que l'on considère maintenant le phénomène suivant (Kaplan, 1977). L'énoncé ‘Je suis ici maintenant' est vrai dans chaque contexte dans lequel il est prononcé, et il est vrai «en vertu de la signification des mots», c'est-à-dire qu'il est analytique. Et pourtant, il n'exprime pas une vérité nécessaire: j'aurais pu tout aussi bien être ailleurs, et il n'est certainement pas nécessaire que je sois là maintenant. Nous pourrions dire que l'énoncé est vrai dans tous les contextes, mais, étant donné un contexte, il n'est pas vrai dans tous les mondes possibles. Par contraste, que l'on considère l'énoncé: ‘Je suis Diego Marconi': il n'est certainement pas vrai dans tous les contextes, mais dans le contexte présent, il est vrai dans tous les mondes possibles. Il faut donc tenir compte, dans le cas des indexicaux, de deux paramètres ou indices qui contribuent à en déterminer la valeur sémantique: le contexte et le monde possible. D'après D. Kaplan, à un indexical sont associés un caractère et un contenu. Le caractère est une fonction de contextes à contenus: dans le cas de ‘je', par exemple, le caractère est la règle qui associe à un contexte le locuteur de ce contexte. Le contenu, à son tour, est une fonction de mondes possibles à individus (lieux, moments, etc.): le contenu de ‘je', étant donné un contexte, associe à chaque monde possible un individu (et nous avons vu qu'il s'agit d'une fonction constante, qui associe toujours le même individu à tous les mondes possibles).

Le caractère d'un indexical s'identifie avec sa signification linguistique: celui qui connaît le français sait que ‘je' identifie le locuteur du contexte, ‘tu' identifie l'auditeur, etc. À la rigueur, le caractère n'est pas le sens de Frege, parce qu'il ne détermine pas de manière univoque la référence (Napoli, 1992: 386): il assigne à un indexical des référents divers dans des contextes divers. Toutefois, il ressemble au sens du fait qu'il est le contenu de la compétence linguistique, et la règle qui détermine la référence (non pas de manière univoque, mais selon les contextes). Donc, quand on soutient que les indexicaux ont une référence directe, on ne veut pas dire qu'ils n'ont pas de signification linguistique (comme les noms propres): on veut au contraire insister sur le fait que, comme les noms propres, ce sont des désignateurs rigides, et – encore une fois comme les noms propres – ils ne peuvent être remplacés par d'autres expressions sans altérer la valeur de vérité des énoncés dans lesquels ils apparaissent.

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