éditions de l'éclat, philosophie

RAMON LULL
LE LIVRE DU GENTIL ET DES TROIS SAGES

SOMMAIRE


Appendice

 

 

 

 

Nous donnons ici quelques extraits des textes postérieurs de Raymond Lulle qui s'apparentent au Livre du gentil et des trois sages.

 

I. La Doctrina pueril

Ecrite en 1276, la Doctrina Pueril (Doctrine pour un enfant) est une sorte d'encyclopédie pédagogique, l'une des premières en langue vulgaire. Dans le neuvième chapitre intitulé «Des trois lois», Raymond Lulle reprend rapidement les grandes définitions religieuses qu'il a données dans le Livre du Gentil et des Trois Sages et également dans le chapitre 186 du Livre de Contemplation, écrit en 1271-1273, après son «illumination»; il y ajoute en introduction une quatrième «loi» qu'il appelle «naturelle». Il se fait beaucoup plus critique à l'égard des juifs et des musulmans.

 

Texte: extraits

Chapitre neuvième: Des trois lois

De la loi de nature 

(1) La loi naturelle est un commandement intelligible, compris par une raisonnable décision, pour être obéissant à Dieu. En cette loi furent, fils, les patriarches et les prophètes du temps d'Adam jusqu'à Moïse.

(2) Une telle loi est signifiée à l'entendement humain par les œuvres qu'accomplissent les éléments, les planètes, les bêtes, les oiseaux, les hommes et toutes les autres créatures. Car ce qu'ils font, ils le font selon un cours naturel, et il est ainsi signifié comment l'homme doit user de raison, comment il doit être obéissant à Dieu et comment il peut parvenir à la fin pour laquelle il est créé.

(3) Aimable fils, la loi naturelle est d'honorer son seigneur, son maître et son bienfaiteur, et d'aimer son prochain; et la loi naturelle est que l'on veuille pour son prochain ce que l'on veut pour soi-même, et que l'on haïsse pour son prochain ce que l'on hait pour soi-même; et la loi naturelle est d'être aimant du bien et d'éviter le mal.

(4) Naturellement, en la génération et en la corruption qui font les éléments, les éléments obéissent les uns aux autres, et les plantes et les arbres dépendent du temps où ils portent des feuilles, des fleurs et des fruits, et les bêtes se craignent les unes les autres. Or, tout cela, fils, a pour signification que l'homme, selon le cours de la nature, doit être obéissant à Dieu et à son seigneur terrestre, et que tout homme doit suivre la nature de son entendement. En cette loi furent les philosophes qui ont étudié la science de la philosophie.

(5) La loi naturelle est pour ainsi dire comme une ordonnance naturelle. Comme Dieu a créé tout ce qui est, pour démontrer sa grande vertu et son grand pouvoir, et pour être aimé, connu, servi, obéi par l'homme, pour cela toutes les créatures signifient l'ordonnancement selon le cours naturel et démontrent à Dieu leur humaine intelligence; mais, parce que les hommes pécheurs sortent de l'ordre de la loi naturelle et sont amateurs des vanités de ce monde, pour cela ils ne reçoivent pas la signification que les créatures donnent de notre Seigneur Dieu et c'est pourquoi ils désobéissent à Dieu et à la nature.

(6) Il est naturel de voir avec les yeux du corps le ciel et les étoiles, la mer, les terres et les autres choses, et d'entendre avec les oreilles les voix et les sons, et de sentir avec le nez les odeurs, et ainsi des autres sens corporels; et il est naturel que l'âme avec l'imagination éprouve tout ce qu'éprouvent les sens du corps et qu'elle donne à l'entendement humain la fantaisie1, qui est entre le front et le corps, et que l'entendement se lie à la fantaisie, pour comprendre ce qui lui est offert de la noblesse et de la grandeur de Dieu, et pour que la volonté aime Dieu et lui obéisse.

 

 

De la Loi Ancienne 

(1) La Loi Ancienne a été écrite, commandée et donnée par Dieu à Moïse. Il est chose si convenable et raisonnable, fils, d'obéir aux commandements de Dieu que non seulement on n'a plus eu besoin d'une loi naturelle mais qu'il est arrivé que notre seigneur Dieu a parlé à Moïse et qu'il lui a donné une loi écrite, afin que le commandement fût plus fort et que l'homme fût plus obligé et soumis au commandement de Dieu.

(2) Moïse a été prophète, c'est-à-dire en tant qu'homme inspiré et illuminé de l'Esprit de Dieu; et par son inspiration et son illumination il a eu connaissance des choses présentes et passées au-dessus de la compréhension de l'entendement humain. A cet homme Dieu a donné la loi sur le mont Sinaï, en laquelle sont inscrits les dix commandements, selon que nous les avons décrits.

(3) Sache, fils, que Moïse a été juif et a été seigneur et chef du peuple d'Israël, qui était juif; et Moïse a été un homme de si sainte vie que notre Seigneur Dieu s'est montré à lui et a parlé avec lui et lui a révélé de quelle manière il avait créé le monde et comment il avait mis Adam et Eve dans le paradis terrestre et comment Adam avait désobéi à Dieu, et comment Noé a été dans l'arche et comment il y a eu le déluge; et toutes les autres choses Dieu les a révélées à Moïse, comme on le raconte dans le premier livre de la Loi Ancienne.

(4) En ce temps-là, Moïse arracha par la grâce de Dieu le peuple d'Israël au pouvoir de Pharaon et à la terre d'Egypte, et le conduisit au désert, où il vécut de la manne de Dieu. En ce peuple il y eut beaucoup de très saints hommes qui furent prophètes et amis de Dieu. Et cette loi dura jusqu'à l'avènement de notre seigneur Dieu, qui donna une loi nouvelle pour réformer la loi ancienne: cette Loi Nouvelle, ce sont les Evangiles que vous entendez chanter dans la sainte Eglise.

(5) Dans la Loi Ancienne il y avait, fils, beaucoup d'institutions et de coutumes qui signifiaient la Loi Nouvelle; et parce que les juifs actuels veulent garder et suivre ces institutions et ne comprennent pas ce qu'ils signifient, pour cela ils sont dans l'erreur et opposés à la Loi Nouvelle.

(6) La Loi Ancienne fut pour être ainsi le commencement et le fondement de la nouvelle, et la Loi Nouvelle fut pour être le fruit et l'accomplissement de l'ancienne; et il en est ainsi de toutes choses, fils, selon la loi naturelle, car il convient que ce qui est premier soit le fondement et que ce qui est après soit le fruit et l'accomplissement.

(7) les juifs, qui sont en deçà du temps de Jésus Christ, veulent garder la Loi Ancienne, car ils ne la considèrent pas comme le signe de la lettre et ils sont opposés d'opinion à la signification que la Loi Ancienne donne à la nouvelle et à la concordance qu'il y a entre les deux lois. Et parce qu'ils sont dans l'erreur et parce qu'ils ont effectué la passion du Fils de Dieu, pour cela Dieu les a condamnés à être serviteurs et captifs de tous les hommes; et ils sont les plus méprisés et les plus persécutés hommes qui soient.

(8) Aucun homme n'est plus méprisé que les juifs, ils n'ont ni rois ni princes, alors que tous les hommes en ont, et, par la servitude dans laquelle ils sont, ils ne peuvent pas garder la Loi Ancienne ni son établissement. Et ainsi, alors qu'au commencement Dieu les a honorés au-dessus de tous les autres peuples, ainsi, par leur faute et par la vilennie en laquelle ils sont, la justice de Dieu les tient davantage en déshonneur, plus que les autres peuples.

 

De la Loi Nouvelle 

(1) La Loi Nouvelle provient de la grâce de Dieu, elle est fondée au-dessus de la loi naturelle et de la Loi Ancienne écrite. Le fondement majeur de la Loi Nouvelle est l'ajointement et le lien du Fils de Dieu et de la nature humaine prise de notre dame sainte Marie, vierge glorieuse.

(2) Aimable fils, Jésus Christ est venu dans le monde pour donner une loi nouvelle, qu'il a donnée en souffrant la mort et la passion pour nous autres, pécheurs; car, ainsi que Dieu a donné la Loi Ancienne à Moïse par écriture, ainsi Jésus Christ a donné une loi par passion et par mort, en chargeant son peuple de lui obéir, de l'aimer, le craindre et le servir.

(3) Forts sont les commandements, fils, qui sont donnés dans la Loi Ancienne, parce que Dieu les a commandés; mais pour cela, parce que dans la Loi Nouvelle Jésus Christ, qui est Dieu et homme, a tant recommandé à son peuple de le servir qu'il a voulu en mourir, pour cela sont plus coupables ceux qui transgressent les établissements de la Loi Nouvelle que ceux qui les transgressent dans la Loi Ancienne, avant que soit advenue la Loi Nouvelle.

(4) Fils, la Loi Nouvelle se trouve dans les vii sacrements de sainte Eglise, que nous t'avons déjà décrits et qui sont ordonnés en sainte Eglise par le pouvoir que notre seigneur Jésus Christ a donné à saint Pierre apôtre.

(5) Saint Mathieu et saint Jean, apôtres, et saint Marc et saint Luc, qui ont été disciples de Dieu, sont les quatre évangélistes qui ont écrit la Loi Nouvelle; ce sont les quatre Evangiles que tu entends, fils, lire en sainte Eglise.

(6) Dans ces quatre Evangiles sont écrites les paroles que notre seigneur Jésus Christ a dites, lorsqu'il était en ce monde; et dans ce livre il y a les œuvres et les miracles que Jésus Christ faisait; et les bienfaits qu'il promettait et les commandements qu'il faisait à ses disciples y sont écrits; et la doctrine qu'il leur donnait, on peut la trouver dans ce livre.

(7) Sais-tu, fils, pourquoi la Loi Nouvelle est l'accomplissement de l'Ancienne? Pour cela, parce que tu peux avoir plus de foi à croire la Loi Nouvelle en raison de la Trinité et de l'Incarnation, car il s'y produit plus de grain, qu'à croire la Loi Ancienne. Et si tu comprends la Loi Nouvelle et la Loi Ancienne, tu auras un plus grand entendement en comprenant la Loi Nouvelle que l'Ancienne. Et, comme pour une plus grande foi on a un plus grand mérite et que pour une plus grande intelligence on a une plus grande charité, pour cela la Loi Nouvelle surpasse l'Ancienne.

(8) Garde-toi, fils, lorsque tu jureras sur les saints Evangiles, de ne pas te parjurer cent fois; car, si tu fais cela, tu renonceras à tous les bienfaits qui t'ont été promis par la Loi Nouvelle, tu désobéis à tous les établissements et les commandements de la Loi Nouvelle et par cette désobéissance tu seras désagréable à Dieu.

 

II. Félix ou Livre des Merveilles

 Dans le Félix ou Livre des Merveilles, écrit vers 1290 à Montpellier, Raymond Lulle évoque dans le septième chapitre du premier livre intitulé De Déu, le dialogue du gentil et des trois sages, par l'intermédiaire de Blanquerna, l'ermite, répondant au jeune Félix qui l'a interrogé sur le thème «de l'incarnation que le Fils de Dieu a prise en notre Dame sainte Marie». Dans le récit de Blanquerna, contrairement à celui du Livre du Gentil et des Trois Sages, le gentil «après avoir longuement réfléchi» déclare qu'il s'est converti à la foi chrétienne, à cause du dogme de l'incarnation.

 

Texte : extraits

Félix, dit Blanquerna, devant un païen disputaient un chrétien, un juif et un sarrasin, au sujet de l'incarnation du Fils de Dieu. Le juif et le sarrasin niaient l'incarnation au chrétien, et le chrétien l'affirmait selon ces paroles: Il est manifeste que Dieu a créé le monde, pour être connu et aimé. En Dieu il y a grandeur, bonté, éternité, pouvoir, sagesse, volonté. Par la bonté il a voulu que le monde soit bon, et que ce soit une bonne chose de connaître et aimer Dieu; par la grandeur, Dieu veut que sa bonté, grandeur, éternité, pouvoir, sagesse et volonté soient très connus et aimés; par l'éternité Dieu veut que les hommes qui l'auront aimé et connu durent dans la gloire sans fin; par le pouvoir Dieu veut que toutes ces choses soient vraies, afin que Dieu puisse être davantage connu et aimé; par la sagesse Dieu veut que les hommes qui sont plus sages aiment et connaissent davantage Dieu; par la volonté Dieu veut que les hommes qui ont la plus grande foi soient dans la voie de la vérité et aient un plus grand mérite et qu'ainsi soient plus fortement signifiées la bonté et toutes les dignités de Dieu, et qu'il y a en Dieu grande vertu et noblesse, miséricorde et justice; et la volonté de Dieu veut que ces hommes qui sont plus attentifs à aimer Dieu et les vertus et à haïr les vices soient dans la vraie voie.

Le chrétien dit que la plus grande bonté que Dieu puisse faire en l'homme consiste à faire être Dieu en l'essence du Fils de Dieu; et la plus grande grandeur qui puisse être en l'homme est qu'il soit une personne avec Dieu, qui est la grandeur infinie; et la plus grande durée que la créature puisse avoir est qu'elle dure sans fin en étant Dieu; et le plus grand pouvoir que l'homme peut avoir est qu'il puisse être une personne avec le Fils de Dieu; et la plus grande sagesse que la créature puisse avoir est qu'elle sache être elle-même une personne avec le Fils de Dieu et qu'elle sache que tout ce qui a été créé a été créé pour qu'elle soit homme et Dieu; et la plus grande assurance que la créature puisse avoir en Dieu et en elle même est d'être une personne avec Dieu; ainsi même s'ensuivent vertu, vérité, et perfection et noblesse. Aucun homme ne peut être plus provoqué à connaître et aimer Dieu que l'homme qui est Dieu et qui est mort pour être connu et aimé comme Dieu, et pour que le peuple soit racheté de Dieu; et nul peuple ne peut être plus obligé à connaître et aimer Dieu que le peuple qu'il a créé pour qu'il soit racheté et sauvé par l'incarnation et la passion de l'Homme Dieu.

Après cette explication faite par le chrétien au païen sur l'incarnation de Dieu, il dit au païen ces paroles: Un roi envoya à la cour un chevalier qu'il aimait beaucoup. Ce chevalier s'acquitta fort bien de son ambassade à la cour pontificale. Alors qu'il s'en revenait, des bandits le tuèrent et lui prirent tout ce qu'il portait. Ce chevalier avait femme et enfants; et quand elle apprit la mort de son mari, elle vint devant le roi avec tous ses enfants, et pleura et se lamenta de la mort de son mari, priant le roi que, pour les mérites de son mari, il l'aidât à assurer ses besoins. Longuement le roi pleura avec la femme du chevalier et avec ses enfants, et il se considéra très fortement tenu à la femme et aux enfants par amour pour le chevalier qui, pour ses affaires, était mort.

Après cet exemple, le chrétien demanda au païen s'il se sentait naturellement porté à plus aimer et connaître Dieu par les paroles qu'il lui avait dites de sa foi que par les paroles que le juif et le sarrasin avaient dites de leur foi contre la foi des chrétiens; car si le païen se sentait plus échauffé de l'amour de Dieu et plus illuminé des œuvres de Dieu par ses paroles que par celles du juif et du sarrasin, il convenait nécessairement que ses paroles fussent véridiques; car si elles étaient fausses, il devait s'ensuivre que la bonté et la grandeur et les autres vertus de Dieu fussent en elles-mêmes ainsi que ses œuvres contradictoires; or cette contradiction est impossible. Longuement le païen réfléchit aux paroles des trois sages; et par les paroles du chrétien il comprit que Dieu participait plus fortement à l'homme et à toutes les créatures en bonté, grandeur, éternité, pouvoir, sagesse et volonté, et ainsi pour toutes les mêmes vertus de Dieu, que dans les paroles du juif et du sarrasin; et il fut chrétien et il désira aimer, honorer et connaître Dieu.

 

III. l'arbre de science

Dans l'Arbre de Science, conçu en 1295 à Rome, soit plus de vingt ans après le Livre du Gentil et des Trois Sages, Raymond Lulle explique qu'il décide d'écrire «un livre sur l'ensemble des sciences», à la demande d'un moine qui le rejoint, alors qu'il se repose dans un vallon ombragé à l'ombre d'un citronnier. Ce thème de l'arbre figure dans le Livre du Gentil et des Trois Sages ; ici, le citronnier suggère à Lulle d'écrire un livre selon la forme d'un arbre avec ses racines, son tronc, ses branches, ses rameaux, ses feuilles, ses fleurs et ses fruits. L'Arbre des exemples représente la quinzième partie de ce livre et contient des fables et des proverbes; il sert d'illustration et de mise en pratique du système des connaissances exposé par Raymond Lulle en quatorze Arbres qui constituent la matière du livre; il renvoie donc aux quatorze Arbres qui le précèdent et, comme eux, se déploie des racines aux fruits. Il comprend sept chapitres, chacun d'eux théoriquement divisé en quatorze paragraphes correspondant aux quatorze Arbres précédents.

Dans le troisième chapitre Des Branches de l'Arbre Exemplifical, un paragraphe renvoie à l'Arbre humain et à l'une des fonctions psychiques supérieures, l'entendement, qui en constitue l'une des «branches spirituelles» (avec la mémoire et la volonté). En démontrant que la croyance est la lumière finale de l'entendement, Raymond Lulle dépasse les conclusions du Livre du Gentil et des Trois Sages dans une perspective mystique, celle du Livre de l'ami et de l'Aimé, sans doute écrit vers 1285, ou de l'Arbre de filosofia d'amor rédigé vers 1298, donc peu de temps après l'Arbre de Science.

 

 

Texte : extraits

 

Les limites de l'Entendement. Le Gentil et les trois Sages. Le Passé, le Futur et l'âne.

On raconte que la Mémoire, l'Entendement et la Volonté voulurent monter au ciel1, pour voir Dieu et obtenir son amitié et qu'il y eut alors entre elles un conflit, car chacune voulait partir la première afin de voir avant les autres la bonté de Dieu et sa grandeur. La Mémoire prétendait qu'elle devait partir la première, car elle se rappelait les objets avant que l'Entendement et la Volonté ne les prissent en considération et elle les conservait en elle, alors que les deux autres les avaient déjà oubliés. C'est pourquoi elle devait, disait-elle, partir la première. L'Entendement, de son côté, prétendait qu'il devait partir le premier, car il montrait les objets à la Volonté et éclairait la Mémoire, grâce à quoi la Volonté trouvait ces objets. Et la Volonté prétendait et disait qu'elle devait partir la première parce qu'elle avait une plus grande vertu que l'Entendement et la Mémoire, puisqu'elle pouvait aimer ce que l'Entendement ne peut comprendre ni la Mémoire se rappeler, quand les hommes veulent se rappeler et comprendre des choses passées qu'ils n'ont plus présentement à l'esprit mais que la Volonté veut aimer. Tandis que toutes trois discutaient ainsi, un rossignol vint sur l'arbre à l'ombre duquel elles se trouvaient. Après avoir entendu leur discussion, il leur dit qu'elles ne savaient pas ce que le gentil avait dit au chrétien, au juif et au sarrasin dans le Livre du Gentil et des Trois Sages que Raymond avait écrit.

– Comment cela? demandèrent les dames1.

– On raconte qu'un chrétien, un juif et un sarrasin discutaient devant un gentil; Celui-ci les pria de ne pas discuter en ayant recours aux autorités, qui sont objets de mémoire, d'amour et de supposition, mais qui ne sont pas comprises selon l'Entendement, puisqu'elles sont objets de croyance. Il leur demanda de discuter plutôt par argumentation et par démonstration.

Alors L'Entendement partit le premier et éclaira la Mémoire et la Volonté, afin de leur faire connaître si les positions qu'elles avaient eues étaient vraies ou fausses. Ainsi les trois dames avaient donc décidé que l'Entendement partirait le premier, mais il yeut alors une discussion entre la Volonté et la Mémoire pour savoir qui des deux partirait après l'Entendement. Mais le rossignol trancha le débat, et la Volonté partit la première et la Mémoire la dernière, car il dit ces paroles:

– On raconte que le Futur et le Passé vinrent loger dans l'auberge d'un homme du nom de Mouvement et qu'ils emmenaient avec eux un âne qui portait leur nourriture. L'homme refusa d'ouvrir la porte de l'auberge à l'âne, tant qu'ils n'auraient pas convenu qui, de la tête ou de la queue, entrerait la première. Le Futur et le Passé se mirent aisément d'accord: la tête de l'âne devait entrer la première conformément à son mouvement naturel; l'âne entra, tête la première. L'homme demanda alors lequel des deux devait entrer le premier, et ils répondirent que cela était déterminé par l'entrée de l'âne; et le Futur entra le premier, suivi par le Passé. Alors la Mémoire connut, elle qui est plus familière avec les choses passées qu'avec les choses à venir, que la Volonté devait partir après l'Entendement et qu'elle devait partir la dernière.

Tandis que les trois dames montaient au ciel, avançaient et s'approchaient du soleil, l'Entendement fut fatiguéet ne put supporter la grande chaleur du soleil. Elle dit alors à la Volonté d'aller la première, puisqu'elle ne craignait pas la chaleur du soleil. La Volonté alla donc la première, et la Mémoire après elle, et l'Entendement en dernier. Il ne comprenait rien, mais tenait pour vrai ce que la Volonté et la Mémoire affirmaient de Dieu et de sa grande bonté.

 

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