RAMON LULL
LE LIVRE DU GENTIL ET DES TROIS SAGES


Présentation
par Dominique de Courcelles


SOMMAIRE

 

    Au XIIIe siècle en Catalogne, Raymond Lulle, né et formé dans l'île de Majorque, est un philosophe et un théologien, un voyageur infatigable qui parcourt les pays méditerranéens, traversant et retraversant la mer, chargé de livres et écrivant sans cesse, également un mystique. Le Livre du Gentil et des trois Sages est écrit vers 1270, soit cinq ans environ après sa conversion et quatre ans avant l'illumination divine qu'il connaîtra sur la montagne de Randa, dans l'île de Majorque. 

    Raymond Lulle naît vers 1232-1235 au moment de la reconquête chrétienne de Majorque sur les musulmans; son père a participé à l'expédition militaire aux côtés du roi Jacques le Conquérant qui lui donne des terres dans l'île. Raymond Lulle est d'abord un chevalier et un poète courtois, un familier de Jacques ii de Majorque, qui est roi en 1262, et de sa femme Esclarmonde de Foix. Il compose des poèmes et mène une vie facile. Mais en 1265, à la suite de plusieurs visions du Christ crucifié, il se convertit; il abandonne femme et enfants, vend ses biens, ce qui lui vaut un dur procès de la part de sa famille, et décide d'étudier la philosophie et la théologie; il rencontre à Barcelone le dominicain Raymond de Penyafort qui l'encourage et lui recommande d'étudier la langue arabe. Raymond rentre alors à Majorque et étudie l'arabe, mais aussi la philosophie scolastique et les traités spirituels de son temps. Connaissant l'arabe, il peut lire non seulement les grands textes des philosophes et des mystiques musulmans, mais également ceux de la pensée juive qui sont le plus souvent rédigés dans cette langue et aussi, peut-être, quelques textes des philosophes grecs, parvenus au XIIIe siècle en Occident grâce à des traductions arabes. Sans doute peut-il avoir encore connaissance de ces textes par les traductions latines effectuées à Tolède dès le XIIe siècle. Malheureusement on sait très peu de choses sur la formation intellectuelle et spirituelle de Raymond. Ce qui est certain, c'est qu'au XIIIe siècle les couvents dominicain, franciscain, cistercien de Majorque disposent de bibliothèques importantes et qu'il doit y avoir dans l'île des collections de livres juifs et musulmans, en raison des deux autres communautés religieuses qui y ont été ou qui y sont encore présentes.

    Dès 1232, un tribunal d'Inquisition a été institué dans le royaume d'Aragon, d'abord contre les hérétiques albigeois et vaudois qui sont persécutés et éliminés, ensuite contre ceux qui n'ont jamais été chrétiens; ainsi le pouvoir spirituel se lie durablement au pouvoir temporel. L'Inquisition, dirigée par les dominicains, veut démontrer efficacement le danger et l'impossibilité à la fois politique, sociale et théologique de la disparité, de la diversification des trois groupes chrétien, juif, musulman qui vivent en Espagne; elle est l'élément premier du déséquilibre de leur coexistence, en suscitant distance, observation et peur mutuelle, ce qui aboutira à la fin du XIVe siècle à de vives manifestations d'intolérance. Entre 1259 et 1264, Thomas d'Aquin a composé la Summa contra Gentiles (Somme contre les gentils); en 1278, le célèbre inquisiteur Ramon Marti achève le violent Pugio fidei contra judaeos (Poignard de la foi contre les juifs). A la même époque ont lieu les dernières croisades: en 1270, Louis ix meurt devant Tunis. A la logique de la croisade guerrière correspond bien l'autre logique qui se veut explicative du monde, faisant obstacle à toute expérience de l'altérité. En écrivant le Livre du Gentil et des trois Sages sous la double forme d'un récit de voyage ou d'initiation spirituelle et d'un dialogue enchâssé à l'intérieur du récit entre les trois grandes religions de l'île de Majorque et de l'Espagne, Raymond Lulle choisit de ne pas éviter le dialogue et ses nécessaires affrontements, dans le respect de l'autre.

    Dans la mesure où l'île méditerranéenne de Majorque, située à la frontière des mondes chrétien et musulman, est peuplée de chrétiens, de juifs et de musulmans, les chrétiens de l'île sont habitués à avoir d'étroites relations avec les adeptes des autres religions. Lors de la conquête arabe, l'Eglise romaine, le patriarcat byzantin et les théologiens islamiques avaient interdit fermement tout commerce entre les différentes communautés; après la reconquête, par la bulle du 9 avril 1241, le pape Grégoire ix doit autoriser l'évêque de Majorque, qui lui en a fait la demande insistante, à permettre à ses diocésains de commercer avec les musulmans en temps de paix; il précise que les marchands majorquins peuvent vendre des vivres, mais non du fer, du bois, des chevaux et des mules, trop utiles à la guerre (Archives capitulaires de Majorque, n° 3414). Les rois d'Aragon et de Majorque établissent avec les souverains de Tunis de successifs traités d'alliance économique qui permettent aux chrétiens d'aller commercer dans les pays musulmans. Ces intérêts commerciaux ne sont pas exempts de tentatives de séduction et de coercition et exigent évidemment des compromis.

    La guerre de conquête et le négoce ne sont pas les seuls facteurs contradictoires de rencontres et d'échanges entre les différents groupes. La dualité et l'ambiguïté des relations des chrétiens avec les musulmans et les juifs se manifestent également dans le domaine de la pensée par deux faits: les entreprises de traduction et les controverses religieuses. Les premières s'organisent dans un climat de collaboration et de séduction; les secondes, en revanche, toujours passionnées, s'achèvent souvent par des persécutions. Par l'intermédiaire des traducteurs tolédans du XIIe siècle, la pensée musulmane et juive s'est répandue dans toute la péninsule ibérique; au XIIIe siècle, sur le territoire de Barcelone, en Roussillon et à Majorque, s'installent de nombreux érudits juifs et musulmans chassés d'Espagne musulmane par l'intolérance des souverains almohades. La Catalogne présente donc au XIIIe siècle des conditions favorables à la réflexion théologique et politique sur la question de l'altérité religieuse. Mais les controverses publiques sont organisées par le double pouvoir spirituel et temporel, celui de l'Inquisition et celui des rois d'Aragon et de Majorque, contre le judaïsme et l'islam. Ces controverses sont surtout philosophiques; les preuves rationnelles constituent la seule base possible de discussion, puisque les arguments scripturaires diffèrent selon les religions; dans le cas du judaïsme, elles ont des implications politiques et sociales, puisque les chrétiens cherchent essentiellement à ruiner l'autorité morale et sociale des rabbins juifs. Ces controverses, qui devraient être des questionnements sur la vérité, se refusent en réalité à l'ouverture au monde des autres qui constitue la vérité.

    Ainsi il n'y a pas réellement d'harmonie au XIIIe siècle entre la politique et la pensée; du nord au sud de la péninsule ibérique les penseurs indépendants sont pourchassés, dans la mesure où, partout, les lois et les coutumes imposent une orthodoxie politique qui est l'expression d'une orthodoxie religieuse. Si la diversité des peuples et des religions est encore admise en Espagne, la recherche indépendante à l'intérieur d'une même foi ne l'est pas; telle est bien la signification de l'institution de l'Inquisition, de l'interdiction d'une prédication libre en terre musulmane, des luttes qui déchirent les communautés juives. Mais, à long terme, c'est toute diversité qui est refusée et la logique de l'autorité réduit toute contradiction au silence. Tandis que la pensée indépendante devient philosophie privée dans le monde juif et dans le monde musulman, en pays chrétien la philosophie est soumise à la surveillance de l'Eglise. Mais si la philosophie et la théologie doivent être le privilège d'un petit nombre, comment lier la recherche philosophique et théologique et l'enseignement populaire? Le problème de la religion et des commandements divins et humains, c'est-à-dire le problème théologico-politique se pose alors dans toute son âpre ambiguïté.

    Raymond a inévitablement vécu cette tension dans sa chair et dans son âme, avec une particulière acuité, et il a suscité, surtout après sa mort, de fortes polémiques. On lui a reproché d'avoir une parole abondante et énigmatique, une parole qui parle «autrement», «follement» ou «hérétiquement»; lui-même s'est qualifié de vir phantasticus, c'est-à-dire d'«homme fou», et aussi d'arabicus christianus, c'est-à-dire de «chrétien arabique». Si les franciscains l'ont immédiatement donné à la vénération des chrétiens de Majorque en 1316, lorsque son corps lapidé par les musulmans et mort en mer est rapporté à Majorque, les dominicains, et en particulier le dur inquisiteur de Barcelone, Nicolau Eymerich, à la fin du XIVe siècle, se sont montrés très hostiles à son égard, l'accusant d'hérésie et désirant interdire et détruire ses livres. En 1376, le pape Grégoire XI ordonne à l'archevêque de Tarragone de faire brûler toutes les œuvres de Raymond, conservées en Catalogne; mais l'archevêque tarde à exécuter les ordres du pape. En 1395, la ville de Barcelone, où se trouvent de nombreux disciples de Raymond Lulle, exprime au pape son mécontentement, rappelant que c'est grâce au roi d'Aragon que l'Inquisition fonctionne en Catalogne et que le roi a permis la lecture des livres de philosophie et de médecine de Raymond. Martin v, en 1419, affirme alors que la papauté est tout à fait favorable à Raymond Lulle. Il faut bien savoir que, si ce sont les musulmans qui ont mis à mort Raymond qui tentait de les convertir par sa prédication publique, ce sont toujours les meilleurs connaisseurs du judaïsme dans le monde chrétien qui ont accusé d'hérésie et de perversité les livres de Raymond; quant aux juifs, aucun texte ne dit explicitement leurs rapports avec Raymond, mais, au fil des écrits de Raymond, il est possible de déceler et de prouver une certaine et intime familiarité de Raymond et des rabbins de son temps.

    Dans le prologue du Livre du Gentil et des trois Sages, Raymond déclare qu'il veut s'adresser à tous, et en particulier aux laïcs qui ne connaissent pas la philosophie ni la théologie. La double forme adoptée, celle du récit d'une initiation spirituelle et celle du dialogue, correspond en effet à des usages littéraires bien connus de son temps. Le dialogue est fréquemment employé en matière de controverse religieuse par les auteurs chrétiens, tels que Gilbert Crispin, abbé de Westminster, Rupert, abbé de Deutz, Pierre Abélard; dans le dialogue composé par ce dernier, outre le chrétien et le juif, un personnage apparaît, le païen, et les parties narratives sont assez importantes. Un seul poème en latin, conservé à la Bibliothèque de l'Université de Tübingen, présente les quatre interlocuteurs du livre de Raymond, à savoir le païen, le juif, le chrétien et le musulman. Quant au récit de voyage, il s'inscrit dans la ligne de nombreuses méditations spirituelles du judaïsme, du christianisme et de l'islam. Raymond Lulle connaît assurément les célèbres récits d'Avicenne, mais aussi les traités spirituels d'Anselme du Bec et de Bonaventure, et les écrits de Maïmonide. Mais avec l'institution de l'Inquisition en terre chrétienne, l'art d'écrire pour tous constitue désormais et pour des siècles la condition de la liberté. Raymond ne doit-il pas alors s'adapter aux contraintes de l'intolérance de son temps, ne doit-il pas avoir le souci majeur de préserver son existence et sa parole? C'est dans cette perspective qu'il convient de lire le Livre du Gentil et des trois Sages.

    Ecrit en quatre livres par Raymond au début de son existence de converti, le Livre du Gentil et des trois Sages présente les personnages dans un lieu hors de l'espace sensible et hors de l'espace intellectuel ou spirituel des philosophes et des théologiens; c'est un entre-deux ou intervalle dans lequel l'écart et la séparation constituent l'origine de toute valeur positive; c'est une représentation «par comparaisons morales sensibles», une «voie de paradis»; c'est un monde que l'on peut qualifier d'imaginal, dans la mesure où il requiert la puissance de l'imagination qui a une fonction cognitive. Le dialogue s'intègre dans le récit d'un parcours qui est apparenté à un récit d'initiation spirituelle. Le gentil, désespéré parce qu'il a peur de la mort et du néant, quitte son pays et prend un très beau chemin qu'il a trouvé dans une vaste forêt; les trois sages, juif, chrétien et musulman, qui se sont rencontrés à la sortie de leur ville, décident de faire route ensemble vers la forêt, et chacun parle de sa foi et de sa loi. Les trois sages rencontrent dans une prairie, près d'une fontaine et de cinq arbres fleuris, Dame Intelligence, et ils la questionnent sur elle-même, sur les cinq arbres et sur les fleurs. En demandant et en acceptant ensemble l'interprétation qu'elle leur donne, elle qui est la Sagesse divine et l'Intelligence agente des récits de l'islam ou du judaïsme, ils rompent avec l'ordre théorique qui a été le leur et affirment qu'ils ont besoin d'être guidés par la Révélation et de comprendre par des raisons nécessaires. La rencontre avec Dame Intelligence suscite pour eux le nécessaire espace de la rencontre et du dialogue avec les autres.

    Dame Intelligence se retire ensuite, laissant aux sages la difficile et double question de l'homologie de structure et de comportement et de la différenciation religieuse. Mais le gentil sort de la forêt et déplace le questionnement des sages. Buvant l'eau de la fontaine, il voit les sages, lit les fleurs des arbres, entend les salutations des sages et s'émerveille; cet émerveillement, selon la pensée lullienne, est un éveil à la connaissance du divin. Alors commence le dialogue entre les sages et le gentil. Le gentil questionne et, par le questionnement, lui qui était désespéré, se retrouve investi d'une responsabilité face à son propre futur. Le premier livre se poursuit désormais par la démonstration commune aux trois sages de l'existence de Dieu, de la création et de la résurrection; cette démonstration est fondée sur des raisons d'ordres ontologique, théologique, éthique, et n'est pas sans évoquer l'argumentation d'Anselme du Bec. Le gentil confesse alors sa foi; il est illuminé et réconforté, mais il n'oublie pas ceux qu'il a quittés et qui sont dans l'erreur. Lorsque les sages lui révèlent qu'ils n'ont pas la même foi ni la même loi, il est désespéré, mais il supplie les sages de lui exposer chacun leur doctrine, afin qu'il puisse à son tour choisir celle qui lui paraît vraie. Les sages proposent donc au gentil trois modalités de lois et de croyance qui brisent la belle continuité de sa connaissance de Dieu.

    Le deuxième, le troisième et le quatrième livres exposent alors successivement les différents articles de la loi et de la croyance du juif, du chrétien et du musulman, toujours nommé dans le texte «sarrasin». La question du gentil aux trois sages instaure un commencement qui est une rupture. L'action de discours des sages est éthique, dans la mesure où elle envisage l'annonce de la vérité, non pas dans ce qu'elle a été ou est, mais dans ce qu'elle a à être, grâce à l'enseignement de Dame Intelligence; cette action comporte un risque, puisqu'elle aura une faculté de persuasion ou de non-persuasion; la parole échappe à l'effacement des différences. Les sages acceptent de s'exposer aux points de vue des autres, de s'exposer aussi à leur propre communauté, ce qui n'est pas l'abolition des opinions ni la neutralité du «nous», mais, au contraire, la constitution de l'espace politique de la polarité et de la confrontation qui n'est pas dépourvu d'une certaine violence; mais une violence doit être exclue, celle qui vise à la neutralisation de l'espace dialogique, qui tend à supprimer toute pluralité politique, toute capacité de pouvoir être et penser autrement, au nom d'une vérité qui a déjà pensé ce qu'il faut penser et dit ce qu'il faut dire. Le dialogue est ici fondé sur l'écoute attentive et la compréhension qui n'a rien à voir avec l'entente. Le décalage ainsi réalisé par l'écriture de Raymond entre le réel de son époque et l'idéal institue un espace de temps qui autorise l'action éthique, qui est la vie publique. Les sages prouvent leurs dogmes respectifs et ne font pas un échange d'idées.

    Le gentil, par sa présence, prend en charge la différence entre les sages et maintient la question ouverte, leur donnant constamment son refus d'enfermer sa perception dans un concept qu'il pourrait appeler vérité; il prend la différence même, l'éclatement de la vérité. Il est véritablement le maître qui enseigne par son silence, par son écoute, par sa question. La conciliation n'est jamais cherchée. Ceux qui parlent sont continuellement transformés, mais il n'y a pas de commune mesure entre eux. L'inconnu qui est en jeu dans la parole des sages n'est ni sujet ni objet mais infinité. Le gentil reprend alors les trois discours des sages en une seule parole discontinue, éclatée. Puis il se lève, il est illuminé «par la voie du salut», il adore et il pleure. Il voudrait demeurer en ce «lieu inhabitable», dit-il, mais il lui faut désormais aller proclamer les perfections de Dieu aux hommes de son pays qui les ignorent et se trouvent sur le chemin de l'enfer. Telle est bien l'attitude de Raymond qui, illuminé par Dieu vers 1274 sur la montagne de Randa, en redescend pour tâcher de convertir les autres hommes et l'organisation politique – institutionnelle, sociale, religieuse – dans laquelle ils vivent avec lui. La révélation divine est donc simultanée à l'arrachement de soi et à la prise en charge des épreuves d'autrui; la politique est le prolongement nécessaire de la révélation.

    Tandis que le gentil s'apprête à dire aux sages quelle loi il a choisie, deux gentils de son pays arrivent, produisant une rupture dans le récit; les trois sages se lèvent alors et prennent congé du gentil, sans attendre de connaître la réponse, afin de pouvoir ensemble continuer à discuter et à chercher la vérité. Leur voyage dans le monde imaginal ne saurait être celui d'un sens fixé une fois pour toutes mais celui du pouvoir des mots, des événements et des choses de signifier encore et au-delà. La vérité n'est pas le critère sur lequel se fonde une société d'homme; il y a d'autres critères, d'autres enjeux, et l'altérité créatrice et questionnante est nécessaire. La question ne doit donc pas attendre de réponse. De même que le gentil a suspendu son jugement, de même les sages qui rentrent dans leurs communautés respectives suspendent leur retour en décidant de poursuivre chaque jour leur dialogue selon les normes données par Dame Intelligence; parler maintient la distance entre les interlocuteurs mais établit aussi un lien entre eux, appelle chacun à ne pas se soustraire à sa responsabilité envers l'autre. L'ordre éthique du dialogue est ce qui reconduit les sages vers Dieu, à travers la trace de l'aventure dans la forêt. Il n'y a pas de véritable clôture de l'histoire du gentil et des trois sages, parce qu'il n'y a pas de clôture du questionnement.

    De cette analyse il ressort que le Livre du Gentil et des trois Sages, écrit par Raymond Lulle au temps des grandes synthèses et affirmations dogmatiques du christianisme, est, plus qu'un récit et une suite d'expositions doctrinales, l'expression d'une activité philosophique et théologique conçue comme la tentative d'approcher par le voyage imaginal et l'incessant questionnement la connaissance de la vérité contre les opinions imposées et généralement reçues. Le Livre du Gentil et des trois Sages est donc de l'ordre du signe; il ne s'efforce pas de donner les résultats d'une recherche mais l'attitude de Raymond lui-même, telle qu'il a voulu la transmettre secrètement, ma thèse étant qu'aucun pouvoir politique, intellectuel ou religieux ne peut empêcher la pensée indépendante et l'expression de cette pensée. Le courage et l'intelligence de Raymond ont donc consisté dans ce livre à vouloir donner à tous les chrétiens, clercs et laïcs, de la fin du XIIIe siècle, par le mouvement même de son écriture et par le jeu subtil du dialogue, une parole neuve, inouïe, risquée, en rupture avec la tradition chrétienne tout en s'efforçant paradoxalement de la constituer.