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Introduction
par
Andréa Lauterwein
La mémoire de la Shoah et le rire? Inconcevable, indécent, contradictoire. On dira que soixante années de travail de mémoire et de témoignages nous ont appris à considérer tout ce qui touche à la Shoah avec prudence, respect et circonspection, qu’entre la découverte des charniers et aujourd’hui, les rituels de commémoration se sont enrichis d’un catalogue de conventions qui visent à préserver la crainte, la compassion, le deuil et la pudeur. Mais de quel rire parle-t-on? Le rire se limite-t-il à la dérision? Est-il forcément impudique, agressif, triomphateur, assassin? Ne pourrait-on imaginer un rire qui préserve la crainte ou la compassion, la pudeur? Où placer ce moment utopique sans pour autant nier l’obscurité de l’événement? Un rire qui cherche (et parfois trouve) la complicité avec les morts. Un rire qui rend rarement heureux, un rire réflexif. Un rire qui ne rit pas d’Auschwitz, mais d’«Auschwitz», de ce qui est devenu une métaphore détachée de l’histoire. Un rire d’impuissance provoqué par l’horrible de l’Histoire, par notre incapacité de la reconstituer et de nous en approcher. Il y a des exemples. Certains sont indéniablement drôles, mais d’une façon qui met profondément mal à l’aise. C’est de ce rire et de ce malaise, que parle notre livre.
La première partie offre quelques éléments historiques et outils de réflexion permettant d’entrer en matière. L’humour repose sur une expérience du contraste et se définit par rapport à une norme; comment peut-on maintenir un sentiment du comique quand la norme est brouillée, voire inversée? Loin de capituler devant le nazisme, la phrase de Karl Kraus, «mir fällt zu Hitler nichts ein» [Hitler ne m’inspire pas] signifie que la satire a perdu sa légitimité quand la réalité prend les traits les plus invraisemblables de la satire. Gerald Stieg présente les préfigurations de la Troisième Nuit de Walpurgis entre 1920 et 1933 et le traitement satirique de la barbarie au stade encore verbal, avant la «transsubstantiation de la phrase en sang». Marianne Dautrey décrit comment Benjamin et Kraus ont pressenti la catastrophe au moyen de la «ruse» et de la satire: la figure rhétorique des «derniers jours de l’humanité» de Kraus fut rattrapée par la réalité, une perspective qui chez Benjamin ouvre sur l’avènement de temps barbares auxquels l’humanité survit en riant. Kraus est présenté comme un représentant de ce «rire barbare» qui, en survivant à la civilisation, devient lui-même un mode de survie dans une époque catastrophique. Stephan Braese montre que la conscience qu’a Kraus de la singularité de cette césure historique ne vient pas d’une théorie politique, mais de la fréquentation du satirique. Il suit les traces du conflit entre, d’un côté, la production de connaissances et, de l’autre, la disposition des sujets à résister, et interroge le sens de cette controverse pour la transmission. Braese en conclut que seule la satire qui a anticipé la singularité de l’événement, exprimant son autocritique et son impuissance par la plainte (et non l’accusation), peut servir encore à la transmission de la Shoah aujourd’hui.
Le mépris des genres populaires va souvent de pair avec un rejet du rire. Dans sa célèbre critique de la société du divertissement (Dialectique de la Raison, 1944), Adorno décrivait le « fun» comme un «bain d’acier», le rire étant pour lui un produit du «sadisme bourgeois», une irruption de la vie barbare. Qu’il soit «réconcilié» ou «mauvais», le rire dissipe l’angoisse et délivre de la menace physique comme de l’emprise de la logique. Le rire «réconcilié» se soustrait au joug du pouvoir, le «mauvais» surmonte la peur en passant à l’ennemi. Diane Cohen place la Shoah comme centre absolu de la pensée d’Adorno à partir duquel elle relit ses notes sur le rire, compris avant tout comme une joie collective, signe de brutalité et d’humiliation. Elle montre que le rire n’est «réconcilié» que s’il inverse les hiérarchies spontanées du rire, quand les faibles rient des puissants dans une proximité immédiate avec l’horreur. Elle rappelle enfin qu’Adorno connaissait une troisième catégorie du rire, un rire qui se débarrasse de toute idée de comique, le rire avorté d’un Beckett, qui ressemble davantage aux pleurs sans larmes dans les histoires juives, et dont la chute ne réconcilie pas avec le monde mais l’accuse.
Dans son analyse des pratiques littéraires de diffamation antisémite au XIXe siècle, Rüdiger Steinlein souligne le caractère agressif de ce rire qui vise à exclure les Juifs de la société majoritaire, et désigne ainsi le potentiel éliminationniste latent qui caractérise les contes et le fonds populaire de la littérature allemande. Ce fonds antisémite contribue à construire l’image de l’ennemi sous le nazisme. Il se double d’une technique de compilation abjecte, notamment dans le film de propagande antisémite Juifs sans masque (1937), mettant à pied d’égalité la biographie de certains comédiens juifs et les rôles qu’ils avaient joués. Peter Lorre jouant M le Maudit était évidemment une proie facile, mais la manipulation visait plus particulièrement certains comiques juifs très populaires qui maîtrisaient parfaitement le traitement ironique des clichés antisémites. La propagande nazie trouvait donc dans l’autodérision juive une matrice qu’elle n’avait plus qu’à commenter ou à contextualiser autrement. La dérision antisémite glisse alors imperceptiblement d’une représentation symbolique à la réalité, tandis que la dimension collective de ce rire se renforce: du ricanement du lecteur de contes face aux déboires du personnage juif, au rire collectif de la salle devant les cabotinages auto-ironiques du comédien juif recontextualisés dans un film de propagande, on arrive droit au rire exterminateur des passants se pressant autour des Juifs viennois contraints de nettoyer la chaussée avec des brosses à dents.
L’inégalité du rapport de forces dans l’histoire et l’érosion de l’imagination face à l’invraisemblable n’ont pas pour autant empêché les opprimés de réagir à la terreur par l’humour, à la manière de Job, qui désespère sans renoncer à l’art du rire. A l’intérieur des ghettos et des camps, l’humour avait une fonction critique invitant à résister au cynisme nazi, une fonction cohésive et une fonction cathartique aidant les victimes à endurer les souffrances sans perdre la raison. Pendant la Shoah, le rire devenait un mode d’adaptation paradoxal et désespéré au monde inversé, le monde à l’endroit étant peu à peu perçu comme un fruit mauvais de l’ironie. Le décalage entre le vécu des camps et sa remémoration produira quelque fois de l’humour. Haïm Vidal Sephiha en témoigne ici. Sachant par expérience qu’on n’arrivait pas à berner les nazis, et que le brouillage pervers des responsabilités empêchait la subversion, il dénonce les comédies contemporaines sur la Shoah comme des mensonges.
Les contributions de la deuxième partie interrogent les différentes modalités du rire issues de l’expérience intime de la catastrophe. Il existe deux types de rire chez les survivants: le rire relatif à la Shoah (grotesque, absurde, métaphysique) et l’humour relatif à sa mémoire, en tant que stratégie de narration réflexive. Ces figures du rire apparaissent comme un moyen de décentrement de la mémoire salutaire pour sa transmission. Car même désespéré, le rire se place comme malgré lui dans une recherche frénétique de continuité, de valeurs et de normes en tant qu’elles sont la condition de possibilité même du déplacement qu’il opère.
Jean-Pierre Lefebvre constate que le nazisme a fait un tort infini au rire, «à l’envie de rire, au plaisir de rire, au contentement d’avoir ri». La seule occurrence du rire dans l’œuvre de Paul Celan est ainsi un «rire avec la langue [Zunge]», que l’on peut interpréter soit comme un rire empêché, soit comme un rire libérateur, dans une connivence kafkaïenne ou mandelstamienne avec l’absurde. Judith Kauffmann présente deux types de réponses littéraires à l’expérience de la Shoah, où le rire apparaît comme un refus de se plier aux réactions instinctives que l’homme peut opposer à l’horreur: l’humour noir de Romain Gary et, en contrepoint, le rire blanc d’Elie Wiesel comme révolte ultime du désespéré. Anat Feinberg décrit une autre forme d’humour noir à la croisée du grotesque et de l’absurde dans son analyse du Mein Kampf de George Tabori, où Hitler et «son» Juif rejouent la «symbiose» judéo-allemande comme relation d’amour-haine. Le mélange des registres de langue, des techniques du comique et des traditions littéraires et cinématographiques les plus diverses produit ici une «inconsistance stylistique» étudiée qui préserve l’indétermination et l’ambigüité chères à l’auteur. Aurélia Kalisky étudie un autre aspect de la confusion grotesque entre le bourreau et la victime, mimant par une ironie vertigineusement réflexive la «symbiose» judéo-allemande: le bourreau habité par la victime chez Romain Gary ou la victime mimée par le bourreau chez Edgar Hilsenrath se retrouvent à l’intérieur d’un même sujet, dans l’intimité d’une conscience où résonne l’humour barbare pressenti par Benjamin, mais où s’exerce une réflexion par la distanciation de la satire.
Dans sa discussion du roman de déportation Un voyage, Ruth Vogel-Klein montre que l’ironie mordante de H.G. Adler intervient au niveau d’une adhésion feinte aux discours de l’inhumain, ce qui empêche l’identification et la catharsis du lecteur, et que les discordances contextuelles et les distorsions linguistiques sont compensées par une instance narrative humaniste. Ilma Rakusa éclaire l’humour désespéré d’Imre Kertész au travers des figures d’écrivain dans ses romans: à l’opposé du cynisme, les différents réflexes du rire témoignent ici de la force spirituelle impuissante, faillible et pourtant inflexible du survivant confronté à l’absurdité de sa survie. Anne Peiter interroge les motivations des techniques d’écriture oscillant entre sérieux et comique: l’ambivalence d’un humour destabilisant lutte contre le kitsch compassionnel dans l’objectif de restituer le scandale du génocide comme hiatus dans la civilisation, avec toutes les conséquences que cela implique pour l’image de l’homme.
Dans notre texte consacré à trois écrivains survivants déportés enfants, Jurek Becker, Edgar Hilsenrath et Ruth Klüger, nous interrogeons le rôle du rire dans la transmission. Refusant le genre du témoignage par souci d’authenticité, leurs fictions arguent en faveur d’une communicabilité productrice de mémoire et s’inscrivent dans une politique d’humanisation des victimes créatrice de valeurs. Leur humour ne s’origine pas dans les camps, mais porte sur les décalages entre l’expérience vécue et la mémoire culturelle. Ce rire vient aussi corriger la catharsis inhérente à la communicabilité: il inclut le lecteur quand il s’agit de repenser la Shoah en termes de problème actuel, mais l’exclut en s’opposant à ses désirs d’identification. A partir de là, on peut imaginer comment le pathos du primaire se transforme en ethos du secondaire. Le travail du dessinateur Michel Kichka en est un bel exemple: soulignant les capacités critiques de la caricature et ses vertus cathartiques pour les survivants et leurs enfants dans son entretien, il désigne les interstices entre la mémoire première et la mémoire seconde dans les hommages tendres à son père qu’il nous a permis de reproduire.
La troisième partie problématise le rire dans le contexte de l’héritage contemporain de la Shoah. L’accent est ici mis sur l’aporie identitaire particulièrement virulente chez les écrivains de langue allemande des deuxième et troisième générations, un ensemble hétérogène dans lequel on peut distinguer deux écheveaux de mémoire collective conditionnant des réflexes spécifiques. En réponse au pathos de leurs ainés, les écrivains juifs choisissent souvent une distanciation cathartique du pathos premier et formuleront un ethos second issu d’une situation de communicabilité du trauma. Pendant ce temps, les écrivains allemands non-juifs, dont les pères témoignaient encore d’un monde défiguré par la guerre (mais très peu de la Shoah) sur le mode du grotesque, s’approchent de la Shoah en citant la première génération juive, un rapport d’incorporation de l’incommunicable qui commande le sérieux. Ce sont, de part et d’autre, des jeux de mémoire où l’on réfléchit aux implications du jeu.
La mémoire de la Shoah et l’humour sont peut-être les deux critères fédérateurs et constructeurs d’identité qui restent au judaïsme quand la foi ou le rite ne remplissent plus ces fonctions. C’est dans ce contexte que Judith Stora-Sandor réfléchit à l’humour juif comme mode de transmission, en étudiant ses formes et ses mécanismes psychologiques des temps bibliques à aujourd’hui. Elle montre que l’humour juif moderne, issu de la crise d’identité des «Juifs intermédiaires», entre tradition et assimilation, conduit à une intériorisation du regard de l’Autre. Le sentiment de culpabilité du schlemihl dans la littérature juive américaine contemporaine est décrit comme une conséquence directe de la névrose familiale qui se cristallise dans le personnage de la mère envahissante, responsable de la transmission de la mémoire. C’est dans le contexte de la continuité déchirée des littératures européennes que Manuel Gogos analyse un transfert culturel trans-atlantique: la réinterprétation blasphématoire de Kafka en auteur comique par les auteurs juifs américains et leur transfiguration parodique des paradigmes «kafkaïens» que sont la culpabilité, la faute et le jugement cautionnent un changement de paradigmes chez les écrivains juifs allemands des générations d’après. Christian Mariotte se penche sur Maxim Biller qui tourne en dérision le rapport névrosé entre Juifs et non-Juifs en Allemagne, et se demande si l’écrivain, en subvertissant la stigmatisation philosémite et l’idéologie victimaire par la satire, ne renoue pas avec des stéréotypes antisémites plus classiques. Béatrice Gonzalés-Vangell aborde certains aspects humoristiques dans la poésie et le roman de Robert Schindel, où un laconisme décalé et une autodérision amère dévoilent les contradictions de la société autrichienne et répondent au rire collectif et grimaçant des contemporains non-juifs.
Robert Schindel s’inscrit dans une filiation brisée de la tradition autrichienne de la satire, tout comme Doron Rabinovici qui incarne une nouvelle génération d’auteurs juifs aux prises avec ses apories identitaires. Dans leurs entretiens, ces deux écrivains viennois réfléchissent aux conditions de possibilité de la satire dans le contexte actuel de la mémoire de la Shoah, en rappelant la très forte relativité politique, historique et culturelle de l’humour (qui rit avec qui, de qui ou de quoi), et analysent les effets de l’antisémitisme sur notre appréciation souvent «politiquement correcte» du rire, qui remet en cause son ambiguïté essentielle. L’écrivain berlinois d’origine turque Zafer S¸enocak se place dans une tradition juive et allemande de l’ironie, et relie le problème du rire à la braderie contemporaine des valeurs. La schizophrénie entre les histoires familiales et les règles de conduite imposées d’en haut ne permet pas de se placer dans une continuité porteuse de valeurs et, de ce fait, empêche un décentrement de la mémoire de la Shoah par l’humour. L’assimilation psychique du hiatus dans la civilisation et le positionnement dans une tradition, même brisée, permet d’intégrer une normativité culturelle à partir de laquelle l’humour redevient possible. Ainsi le rire ne se limite-t-il plus à une décharge d’agressivité, mais porte en lui une part de complicité et de tendresse pour les victimes. Les trois écrivains interrogés revendiquent leur liberté d’artiste en tant que culture du respect et de l’irrévérence, ce qui implique une responsabilité morale: «verrouiller» la réception d’une œuvre comique contre les mésinterprétations devient par conséquent un devoir esthétique qui accompagne toute satire.
Trois contributions interrogent enfin le fonctionnement des récentes «comédies cinématographiques de la Shoah». Si l’écriture permet l’humour dans tous ses dégradés et engage à une réflexion intellectuelle, la reproduction visuelle de la Shoah, cinématographique notamment, demeure problématique. D’après Sébastien Fevry, ces comédies concourent à mettre en place une «mémoire du bien», respectueuse du traumatisme, mais ouverte sur l’avenir. Les décalages qu’elles opèrent prendraient pied sur une norme de référence (nos connaissances historiques) et s’annonceraient par le biais d’une parole explicitement mensongère, incomplètement réfutée par la mise à mort du menteur. L’entretien avec Dani Levy montre une fois de plus à quel point la transmission est une affaire de contexte et de public: réalisateur juif vivant en Allemagne, il témoigne de son échec à démasquer la fausse grandeur des nazis toujours perçus comme des figures d’identification ainsi que de ses difficultés à configurer un personnage juif au sein d’une comédie sur la Shoah. La violence des controverses déclenchées par les «comédies de la Shoah» s’explique sans doute par l’ambivalence intrinsèque du rire qui brouille les intentions de leurs auteurs. Leur succès montre que la Shoah est avancée au premier plan des consciences historiques, et que la tragédie de la transmission qui y est sans cesse rejouée préserve le public du traumatisme par le rire et le jeu dans une perspective presque entièrement détachée du souci d’entretenir l’effroi.
Au moment même où la «solution finale» faisait des millions de morts, la satire, pas plus d’ailleurs que les autres formes d’expression antinazie, n’ont brillé par leur lucidité, et les œuvres qui ont fait de l’antisémitisme et de la menace mortelle qui en découlait leur sujet central sont extrêmement rares. Charlie Chaplin, lui-même pris pour un Juif, a fait preuve d’une clairvoyance et d’un courage exceptionnel en son époque en insistant sur les dangers qui guettaient les Juifs d’Europe. Or, il a affirmé plus tard qu’il n’aurait pas tourné Le Dictateur s’il avait connu les dimensions réelles de l’horreur. Et il est vrai que sa pertinence et sa naïveté présentant Hitler dans le rôle de l’enfant jouant de sa toute-puissance (la danse d’Adenoïd avec le globe qui résume les ambitions démiurgiques de Hitler en est l’image la plus poétique) est un horizon indépassable. Jamais plus sa foi pleine de tendresse en la capacité de résistance des victimes ne pourra être resservie après avoir pris connaissance de la catastrophe.
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