éditions de l'éclat, philosophie

ASHTÂVAKRA SAMHITÂ
LES PAROLES DU HUIT-FOIS-DIFFORME


Mahâbhârata, vanaparvan,
III, 132 à 134

 

 






Dans la forêt, devant l'ermitage de Shvetaketu,
Lomasha s'adresse à Yudhishthira :

IOMASHA : Il est sur terre un homme d'un esprit sans égal, un puits de science: Auddâlaki Shvetaketu. Tu vois ici son ermitage, un lieu paisible où les arbres portent toujours des fruits.      ||1||

C'est là que, de ses propres yeux, Shvetaketu vit Sarasvatî, la déesse, qui avait pris forme humaine. «Je veux connaître la Parole», dit-il à Sarasvatî ainsi manifestée.      ||2||

En ce temps-là, parmi les connaisseurs du sacré, les deux meilleurs étaient le neveu et l'oncle, Ashtâvakra, le fils de Kahoda, et Shvetaketu, le fils d'Uddâlaka.      ||3||

Ce sont ces deux brahmanes, le neveu et l'oncle, qui pénétrèrent dans l'enceinte où le roi Janaka donnait un sacrifice, et mirent au pied du mur, dans une controverse, l'imbattable Vandi.      ||4||

yudhishthira : Mais le brahmane qui, selon ton expression, mit au pied du mur Vandi, quel était son pouvoir? Pourquoi se nomme-t-il Ashtâvakra? Lomasha, dis-moi tout.      ||5||

IOMASHA : Uddâlaka avait un seul studieux disciple, il se nommait Kahoda. Animé de l'envie d'apprendre, soumis tout entier aux ordres de son maître, il étudia longtemps.      ||6||

Mais voilà que les autres disciples le mirent en quarantaine. Mis au courant de la brimade, le maître lui accorda, sur le champ, et le savoir et la main de sa fille, Sujâtâ.      ||7||

Bientôt elle fut enceinte d'un enfant qui s'adressa à son père, plongé dans sa lecture: « Toute la nuit, tu récites des textes, et ta récitation, mon père, ne se déroule pas au mieux. »      ||8||

Ainsi critiqué au milieu de ses ouailles, le noble brahmane en colère maudit son fils qui était encore dans le sein de sa mère: « Puisque tu me parles depuis le ventre maternel, tu naîtras déformé huit fois. »      ||9||

C'est ainsi que naquit difforme Ashtâvakra le grand sage, ainsi nommé: Huit-fois-difforme. Son oncle était Shvetaketu, il l'égalait en force.      ||10||

Sujâtâ, elle, très tourmentée par l'enfant qui grandissait en elle, parla discrètement à son mari. Il était démuni, elle voulait ne manquer de rien:      ||11||

«Comment vais-je faire, grand sage, j'entame mon dixième mois de grossesse. Tu ne possèdes rien qui puisse me permettre de surmonter notre dénuement actuel.»      ||12||

Ainsi parla Sujâtâ. Kahoda, aussitôt, se rendit auprès du roi Janaka pour obtenir des subsides. Et là, terrassé par Vandi qui connaissait à fond l'art de la controverse, le brahmane se retrouva plongé dans l'océan.      ||13||

Uddâlaka apprit par son fils que son gendre était englouti, il demanda alors à Sujâtâ de cacher à Ashtâvakra toute l'affaire.      ||14||

Elle observa totalement cette recommandation judicieuse. Une fois né, notre brahmane n'entendit parler de rien. Ashtâvakra prit Uddâlaka pour son père et Shvetaketu pour son frère.      ||15||

Ashtâvakra avait douze ans, il reposait dans les bras de son père. Shvetaketu l'en arracha, en le saisissant par la main, malgré ses larmes: « Ce ne sont pas les bras de ton père », dit-il.      ||16||

Ces paroles, ces cruelles paroles, se gravèrent aussitôt dans son cœur. Il rentra chez lui pour demander, en pleurs, à sa mère: « Où est donc mon papa? »      ||17||

Alors Sujâtâ, vivante image d'une douleur sans voix, non sans redouter un nouveau malheur, lui expliqua toute l'histoire. Détenant ainsi de sa mère toute la vérité, Ashtâvakra dit à Shvetaketu:      ||18||

« Rendons-nous au sacrifice du roi Janaka, on en dit tant de merveilles. Nous entendrons les brahmanes débattre, ce qu'on y mange est de premier choix, nous y gagnerons en discernement, le bourdonnement du sacré est tout à la fois et du miel et du lait.»      ||19||

Et l'oncle et le neveu se rendirent au fastueux sacrifice de Janaka, le roi. Ashtâvakra, en chemin croisa un prince, se retourna pour lui adresser ces paroles :      ||20||

*


ASHTAVAKRA : Le chemin appartient à l'aveugle, au sourd, à la femme, au portefaix, le chemin appartient au prince, tant qu'on ne rencontre pas un brahmane; sinon, il appartient au brahmane.      ||1||

LE PRINCE : Ce chemin, je te l'accorde. Libre à toi de l'emprunter à ta guise. on ne prend pas un saint à la légère, même Indra s'incline devant les brahmanes.      ||2||

ASHTAVAKRA (s'adressant au portier) : Nous sommes là pour assister, petit père, au sacrifice. Notre curiosité est dévorante, irrésistible. Nous avons obtenu d'entrer en tant qu'hôtes, nous voulons ton accord, portier.      ||3||

Nous sommes là pour assister au sacrifice du roi Janaka, nous voulons lui parler et le voir. Ne te mets pas en colère, n'en fais pas toute une maladie, allez, conduis-nous.      ||4||

LE PORTIER : Nous appliquons les ordres de Vandi. Comprends donc bien ce que je dis : ce ne sont pas les enfants qui entrent ici, mais les brahmanes, pleins de maturité, de savoir.      ||5||

ASHTAVAKRA : Si l'on accorde ici l'entrée à la maturité, il est normal alors, portier, que j'entre. J'ai l'expérience, la discipline. Au vu de ce que je sais, je mérite d'entrer.      ||6||

Je désire l'écoute, mes sens sont maîtrisés. Quant à la connaissance, j'en ai touché le fond. Il ne faut pas prosaïquement dire: « C'est un enfant !» Agni, le feu, même enfant, brûle, quand on le touche.      ||7||

LE PORTIER : Songe un peu à Sarasvatî, imprégnée de savoir. Elle sait la syllabe unique, ses formes sont sans nombre, c'est une reine! Regarde-toi avec ton corps d'enfant! Pourquoi fanfaronner? Ce n'est pas rien de triompher dans une controverse.      ||8||

ASHTAVAKRA : Ce n'est pas sur les apparences qu'on juge la maturité. Un corps fluet, s'il a des fruits, c'est qu'il est mûr. S'il n'en a pas, il n'a pas de maturité.      ||9||

LE PORTIER : C'est au contact des hommes mûrs que les enfants se forment la cervelle, c'est avec le temps qu'ils mûrissent, ce n'est pas enun éclair de temps qu'on peut avoir la connaissance. Un enfant, parler comme un adulte? Mais grâce à quoi?      ||10||

ASHTAVAKRA : Les cheveux blancs ne sont pas forcément un gage de sagesse. Un enfant qui sait réfléchir, les dieux le savent respectable.      ||11||

Crois-tu que les Rishi aient accompli leur tâche grâce à leur âge ou à leurs cheveux blancs, grâce à leurs biens ou grâce à leurs amis? C'est la connaissance qui fait pour nous la grandeur.      ||12||

Je suis ici car je veux voir Vandi dans l'assemblée des justes. Annonce-moi au roi, portier.      ||13||

Tu me verras parler aujourd'hui même avec de grands esprits, dans un débat de haut niveau, et quand tous seront silencieux, tu verras bien où sont la supériorité et l'infériorité.      ||14||

LE PORTIER : Mais comment, avec tes douze ans, pourrais-tu assister à un rite dont l'accès n'est possible qu'à des puits de science? Je veux bien tout tenter pour te faciliter l'entrée, mais toi aussi conduis-toi comme il faut.      ||15||

ASHTAVAKRA (apercevant Janaka et le hélant) : Hé! ô Roi, tu es le plus brillant souverain de la lignée des Janaka. Tu es ce que l'on peut aimer de mieux, en toi tout est parfait. Dans la conduite des rituels sacrés, je ne vois, avant toi, que Yayâti pour t'être comparé.      ||16||

Vandi, le savant, attire des brahmanes dans des controverses, en triomphe sans coup férir, et les immerge tous dans l'océan, aidé par des hommes que tu dépêches, c'est ce que j'ai appris.      ||17||

Sachant cela, je suis venu ici pour parler du Brahman devant tous les brahmanes. Où est donc ce Vandi, que je le rencontre et l'éclipse comme le soleil, les étoiles?      ||18||

LE ROI : Tu clames que tu vaincras Vandi sans connaître la force de ton vis-à-vis. Seul un homme vraiment fort peut s'exprimer ainsi. Et Vandi en est un pour les brahmanes rompus aux joutes.      ||19||

ASHTAVAKRA : Oui, mais Vandi n'a pas débattu avec quelqu'un de ma trempe. Par là, il peut bien se sentir un lion et pérorer sans crainte. Me rencontrer va le terrasser, il sera comme un char brisé sur la route, les essieux disloqués.      ||20||

LE ROI : Celui qui sait ce que veut dire: 6 nombrils, 12 axes, 24 articulations, 360 rayons, est un poète incomparable.      ||21||

ASHTAVAKRA : Que la roue du temps, sans cesse en mouvement, te protège, avec ses 6 saisons, ses 12 mois, ses 24 lunaisons, et ses 360 jours.      ||22||

LE ROI : Parmi les déités, attelées comme deux cavales, volant comme deux aigles, quelle est, des deux, celle qui donne un germe, et quel embryon engendrent-elles?      ||23||

ASHTAVAKRA : Que toutes deux épargnent ta maison! Le feu, dirigé par le vent, dépose un germe, et le feu et le vent engendrent l'incendie.      ||24||

LE ROI : Qui, endormi, ne ferme pas ses yeux? Et quoi, une fois né, reste immobile? Et qui n'a pas de cœur? Et qui s'accroît de par son mouvement?      ||25||

ASHTAVAKRA : Le poisson dort les yeux ouverts. C'est l'œuf, qui après sa naissance reste immobile. La pierre n'a pas de cœur. Un fleuve croît par son propre courant.      ||26||

LE ROI : Je ne pense pas que ta nature soit divine, mais tu n'es pas un enfant, tu es un être mûr. Tu n'as pas ton égal dans l'art de la parole, je t'ouvre ma porte, et voici Vandi.      ||27||

*

ASHTAVAKRA : Des princes exceptionnels, ô roi, comparables à Ugrasena, sont rassemblés ici, mais chez ces beaux parleurs qui jacassent comme des oies sur une mare, le désir de connaissance est absent.      ||1||

Et quant à toi, Vandi, qui es si fier de ta faconde et de ta verve, tu ne pourras pas me parler, une fois pris dans le débat, avec le débit d'un fleuve. Je suis comme le feu dont l'éclat est brûlant. Face à moi, aujourd'hui, Vandi, sois solide.      ||2||

VANDI : Ne réveille pas le tigre qui dort, ne réveille par le serpent venimeux qui se lèche la bouche. En lui écrasant la tête avec ton pied, tu n'éviteras pas ses crocs, que cela soit bien clair!      ||3||

S'attaquer à une montagne avec, pour force, l'arrogance, c'est-à-dire avec une faiblesse extrême, c'est se briser les mains et les ongles, mais on ne voit sur le roc aucune égratignure.      ||4||

Face au roi Janaka, les princes sont tous vraiment peu de chose, comme devant le mont Mainaka les montagnes, et comme aussi face au taureau le sont les veaux.      ||5||

IOMASHA : Ashtâvakra, devant tous, poussa un grondement. Pris de colère, il parla à Vandi: Monsieur, à une phrase émise, vous répondrez par la suivante. À votre phrase alors, je répondrai par la suivante.      ||6||

VANDI : Un feu, un seul, brûle de cent façons. Un seul soleil éclaire l'univers.      ||7||

ASHTAVAKRA : Indra et Agni sont deux amis inséparables, deux sont les roues du char.      ||8||

VANDI : Les Adhvaryu répandent les trois libations de soma, il y a trois mondes et trois lumières.      ||9||

ASHTAVAKRA : La vie d'un brahmane comporte quatre étapes, la société est divisée en quatre classes.      ||10||

VANDI : Cinq sont les sens, dans le monde on connaît le Panjab aux cinq fleuves.      ||11||

ASHTAVAKRA : Six sont les saisons sur la roue du temps, au nombre de six sont les sens.      ||12||

VANDI : Au nombre de sept sont les Rishi, et sept sont les cordes de la Vina.      ||13||

ASHTAVAKRA : Parmi les dieux, les Vasu sont au nombre de huit. Et dans les sacrifices, les colonnes ont huit angles.      ||14||

VANDI : La création a connu neuf étapes, et les chiffres sont neuf.      ||15||

ASHTAVAKRA : Dix sont les points cardinaux, la grossesse dure dix mois.      ||16||

VANDI : Onze sont les facultés de l'homme, onze sont les Rudra, parmi les dieux.      ||17||

ASHTAVAKRA : L'année a douze mois, on dit que les Aditya sont douze.      ||18||

VANDI : La terre est faite de treize îles ...      ||19||

IOMASHA : A cet instant de sa réponse, Vandi s'interrompit. Ashtâvakra énonça l'autre moitié du shloka: Keshî a coulé treize jours.      ||20||

Une profonde rumeur monta quand on vit que Vandi demeurait silencieux, tête baissée, songeur, devant Ashtâvakra.      ||21||

Ainsi se déroulait cette joute oratoire dans le somptueux sacrifice du roi Janaka. Tous les brahmanes s'approchèrent d'Ashtâvakra, les mains jointes, et lui rendirent hommage.      ||22||

ASHTAVAKRA : Les brahmanes que Vandi a vaincus dans la joute oratoire sont immergés dans l'océan. Il doit subir ce sort lui-même. Qu'on s'en saisisse et qu'on le plonge dans l'eau.      ||23||

VANDI : Je suis le fils de Varuna. Dans son domaine, Janaka, se déroulait un sacrifice de douze ans, en parallèle au tien. C'est pour cette raison que j'y ai envoyé les meilleurs des brahmanes.      ||24||

Ils sont tous allés assister au sacrifice de Varuna. Les voilà qui reviennent. Je remercie Ashtâvakra qui me permet de rejoindre mon père.      ||25||

ASHTAVAKRA : Les brahmanes qui gisent au fond des eaux ont été vaincus par tes mots. Aie le bon goût d'annuler ta parole, comme le font tous les hommes de bien.      ||26||

Agni, le feu, a épargné, n'a pas brûlé la demeure des sages. Quand par la bouche d'un enfant, la compassion est demandée, les hommes de bien aussi retirent leur parole.      ||27||

Tu m'écoutes avec nervosité, Vandi, sans beaucoup d'énergie. N'y a-t-il donc que les louanges pour te rendre heureux? Quant à toi, Janaka, comme un éléphant aiguillonné de toutes parts, tu n'entends pas les mots que je prononce.      ||28||

JANAKA : Mais si! J'entends l'accent divin, surnaturel, des mots que tu prononces. C'est évident, tu es quelqu'un d'exceptionnel. Tu as vaincu Vandi dans cette controverse. Je te le donne, il est à toi.      ||29||

ASHTAVAKRA : Je n'ai que faire, ô roi, d'un Vandi vivant. Puisque Varuna est son père, immerge-le dans l'océan.      ||30||

VANDI : Oui, moi je suis le fils de Varuna, je ne redoute en rien d'être plongé dans l'océan. A l'instant même Ashtâvakra verra Kahoda, son père, depuis si longtemps disparu.      ||31||

IOMASHA : Alors, tous les brahmanes, remerciés par Varuna, parurent auprès de Janaka.      ||32||

KAHODA : Voilà pourquoi, Janaka, les hommes désirent des enfants. Ce que je n'ai pu faire, mon fils l'a accompli.      ||33||

Au faible vient un fils fort, à l'inculte naît un savant, à l'ignorant échoit un sage.      ||34||

vandi (en s'adressant au roi Janaka) : Puisse Yama de lui-même, avec sa hache affûtée, trancher le cou de tes ennemis, que tout te soit favorable!      ||35||

Tout a été chanté excellemment, et le soma a été bu tout entier dans le sacrifice. Les dieux en sont heureux, on le voit bien, ils ont reçu des parts splendides dans le sacrifice de Janaka.      ||36||

IOMASHA : Et devant tous les brahmanes resplendissants, avec l'assentiment de Janaka, Vandi entra dans l'eau de l'océan.      ||37||

Ashtâvakra rendit hommage à son père. Les brahmanes à leur tour lui rendirent hommage. Il s'en revint chez lui, dans son bel ermitage, en vainqueur de Vandi, escorté par son oncle.      ||38||

Alors là-bas, en présence de Sujâtâ, Kahoda dit à Ashtâvakra: Entre dans la rivière Samangâ. Il y entra, et aussitôt ses membres retrouvèrent leur rectitude. C'est depuis ce temps-là que ce fleuve est miraculeux, et s'y baigner lave de toute faute.      ||39||

Entre en lui à ton tour, Yudhishthira, avec tes frères et ton épouse.      ||40||

 

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