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Les stimulations de toutes sortes auxquelles nous sommes aujourd’hui exposés se conjuguent à une image du corps qui, nourrie par les médias, fait de notre propre corps, soumis à l’anxiété, une source de mécontentement croissant. Ce livre soutient qu’une meilleure conscience du corps peut nous aider à résoudre ce genre de problèmes, augmenter nos connaissances, améliorer notre agir et intensifier nos plaisirs. Le corps vivant et sentant (que j’appelle sôma pour le distinguer du corps comme simple matérialité inerte) constitue le médium fondamental et inaliénable de la perception, de l’action et de la pensée. Pourtant, les philosophes (y compris ceux qui défendaient le corps) ont longtemps dénigré toute focalisation sur les sentiments et mouvements corporels, considérant l’absorption en soi comme une distraction préjudiciable, voire comme une forme de corruption morale. Je tenterai donc de réfuter ces accusations, en me penchant sur les philosophies somatiques les plus importantes du siècle passé, et en utilisant les apports des disciplines, tant occidentales qu’asiatiques, qui se sont attachées au corps-esprit en tant que tel. Mon but n’est donc pas de ressasser les inextricables débats ontologiques concernant les rapports du corps et de l’esprit, mais d’imprimer une direction nouvelle à l’étude philosophique du nœud crucial qu’ils forment: il m’a paru fructueux de porter le débat sur un terrain pragmatique, en soulignant les liens puissants, mais négligés, entre la philosophie de l’esprit, l’éthique, la théorie politique, ainsi que les dimensions esthétiques propres à la vie quotidienne. J’espère par conséquent montrer qu’un traitement adéquat du corps-esprit doit prendre en compte les contextes sociaux et culturels qui façonnent le sôma, mais aussi qu’à l’inverse, le sôma peut contribuer à modifier la société et la culture.
Dans ce livre, je développe une philosophie que j’appelle «soma-esthétique»: ce projet est né de mes recherches sur le pragmatisme, l’esthétique et la philosophie comme manière de vivre. Le pragmatisme que je défends place l’expérience au cœur de la philosophie et célèbre dans le sôma le noyau organisateur de l’expérience. Mon premier livre publié en français, L’art à l’état vif: la pensée pragmatiste et la pensée populaire (Éditions de Minuit, 1992), soulignait déjà le rôle formateur joué par le corps dans la création et l’appréciation artistiques: je défendais la légitimité du corps dans le projet éthique de stylisation de soi, et proposais également une analyse assez poussée du hip-hop, lequel opère selon moi, à travers les rythmes de la poésie et de la danse, une synthèse de diverses formes de conscience philosophique, politique et corporelle. À cette époque lointaine, le fait d’être, à Paris, assimilé à un philosophe du rap m’a curieusement ouvert bien des portes, et permis de pénétrer une vie intellectuelle française dont j’ai beaucoup appris, assez je l’espère pour être reconnu pour autre chose qu’un défenseur naïf et borné de la philosophie américaine et de la culture populaire. Mon deuxième livre en français, Sous l’interprétation (Éditions de l’éclat, 1994), dont il n’existe pas d’équivalent en anglais (puisqu’il me fut commandé par Jean-Pierre Cometti pour sa collection «Tiré à part»), m’a permis de poursuivre mon étude du corps, cette fois dans le domaine de l’herméneutique. Comme son titre l’indique, la thèse centrale de ce livre est qu’il existe une forme de compréhension située en deçà de l’interprétation, et même en deçà du langage. Si la connaissance somatique constitue le paradigme de cette compréhension irréfléchie fondamentale, une conscience du corps accrue, disciplinée et réfléchie pourrait néanmoins contribuer à améliorer cette compréhension (ce que je sais d’expérience, grâce aux danseurs, qui ont toujours été une grande source d’inspiration de ma pensée).
Ce n’est pas dans un texte publié en anglais, mais dans la traduction allemande de Sous l’interprétation (Vor der Interpretationen, Passagen Verlag, 1996), que j’ai pour la première fois employé le terme de «soma-esthétique» pour définir ma philosophie somatique. (Risquer des idées nouvelles à l’étranger présente souvent bien des avantages: dans ce cas, les grossières erreurs d’interprétation commises par la presse allemande m’incitèrent à prendre plus de précautions l’année suivante, quand je présentai cette notion à un public anglophone.) Je n’introduisis pas cette notion en français avant La fin de l’expérience esthétique (Presses universitaires de Pau, 1999) et Vivre la philosophie (Klincksieck, 2001), où je montre que loin d’être simplement le site où l’on peut afficher son éthos et ses valeurs sous une forme attrayante, le corps est aussi le médium permettant de mieux sentir et mieux agir: développer son acuité cognitive, s’exercer à la vertu, et tendre au bonheur. Malheureusement, traduit en français, le mot «soma-esthétique» paraît bien plus maladroit qu’en anglais ou en allemand: dans ces deux langues, les équivalents du terme d’«esthétique» comprennent une diphtongue (Ästhetik, æsthetics), qui permet au nouveau mot composé de ne compter que quatre syllabes, contre cinq en français.
Le plaisir que j’ai à présenter ce livre au public français est mêlé de crainte et d’hésitation: car, officiellement, c’est la philosophie américaine qui constitue mon domaine d’expertise, et ce livre comprend plus de chapitres consacrés à des penseurs français. Cela démontre la richesse de la philosophie somatique française au XXe siècle: j’espère que les chapitres consacrés à Foucault, de Beauvoir et Merleau-Ponty témoignent à la fois de mon respect et de ma distance critique à leur égard, et je regrette de n’avoir pas eu la place d’étudier la théorie somatique de Bourdieu, de Deleuze, ou d’autres encore. Si ce livre constitue une critique d’une certaine tendance de la philosophie française (son dédain de la conscience corporelle réflexive), il n’en critique pas moins les limites du pragmatisme américain, et son occultation de la question de la sexualité, à laquelle les Français ont en revanche su accorder la place centrale qui lui revenait.
On peut enfin se demander si la place, à mon sens trop limitée, accordée par ces derniers à la conscience somatique réflexive ne provient pas d’une faiblesse lexicale de la langue française, qui dispose de moins de mots que l’anglais pour désigner les divers modes ou niveaux de conscience. En anglais, «awareness» constitue le pendant de «consciousness», mais peut aussi désigner un mode de conscience différent, une intensification réflexive de la conscience. On peut donc dire que l’on est seulement «conscious» d’un sentiment corporel, mais aussi que l’on est «aware» d’avoir ce sentiment «conscious». En français, il n’existe malheureusement pas de terme comme «awareness» pour suggérer une telle démultiplication des niveaux de conscience. Il n’y a que «conscience». De la même façon, le terme de «mindfulness» ne paraît pas posséder d’exact équivalent, lui dont le sens peut excéder, notamment dans le contexte des disciplines de méditation, la simple attention, ou même l’examen attentif. La langue française n’encourage peut-être donc pas les philosophes à dépasser ces idées de base que sont la conscience et l’attention.
Il ne sera toutefois pas nécessaire d’accepter cette hypothèse assez fantaisiste pour reconnaître les difficultés que pose la traduction française d’un livre comme celui-ci, qui déploie toute la gamme des termes anglais relatifs à son sujet, un livre qui a pour sous-titre, dans la version anglaise que publie en même temps Cambridge University Press, «A Philosophy of Mindfulness and Somaesthetics». Je suis donc très reconnaissant à Nicolas Vieillescazes, qui a su par son talent résoudre ces problèmes de traduction, et bien d’autres encore.
C’est la conscience du corps (terme aux multiples significations et au vaste champ d’application) qui forme l’axe central de ce livre. En explorant les différentes formes et les divers niveaux, les diverses problématisations et les différentes théories proposés par la philosophie du xxe siècle pour tenter d’expliquer le rôle du corps dans notre expérience, ce livre plaide également pour une plus grande attention à la conscience somatique de soi, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique. Je ne me contenterai donc pas de réfuter d’influentes objections philosophiques adressées à la valeur de la conscience somatique accrue afin de défendre cette dernière: j’esquisserai un cadre philosophique systématique dans lequel il deviendra possible de mieux intégrer les différents modes de la conscience et de la culture du corps, et de les mettre en œuvre plus efficacement.
Ce cadre disciplinaire, la soma-esthétique, sera expliqué dans le premier chapitre du livre, et ses concepts et principes continueront par la suite de façonner les arguments proposés dans ce livre. Disons, pour le moment, que la soma-esthétique s’occupe de l’étude critique et de la culture méliorative de notre expérience et de notre usage du corps vivant (ou sôma) en tant que site d’appréciation sensorielle (aisthèsis) et de façonnement créateur de soi. Aussi la soma-esthétique est-elle une discipline qui englobe à la fois la théorie et la pratique (cette dernière étant clairement impliquée dans l’idée de culture méliorative). Le terme «sôma» indique un corps vivant et sentant plutôt qu’un simple corps physique privé de vie et de sensation, tandis que l’«esthétique», pour la «soma-esthétique», possède la double fonction de souligner le rôle perceptuel du sôma (dont l’intentionnalité incarnée contredit la dichotomie corps/esprit) et ses usages esthétiques à la fois dans la stylisation de soi et dans l’appréciation des qualités esthétiques d’autres soi et d’autres choses.
Avant d’aller plus loin, il faut déjà parer à une objection: pourquoi plaider pour plus d’attention à la conscience du corps? Pourquoi même lui consacrer une discipline systématique? Notre culture n’est-elle pas déjà trop consciente du corps, trop fixée sur l’apparence de notre corps, son poids, son odeur, sa parure, et sur la manière dont, on peut le rendre plus athlétique par le biais de substances pharmacologiques et de disciplines d’entraînement intensif? Ne souffrons-nous donc pas d’une conscience corporelle monstrueusement développée qui contamine jusqu’à des champs qui, comme la philosophie, sont traditionnellement respectés pour leur dévotion à l’esprit, par opposition au corps? Si tel était le cas, ce livre serait plus le triste symptôme d’un malaise culturel et philosophique qu’un instrument d’amélioration.
Mais une autre objection se profile: nos facultés perceptuelles sont déjà pleinement occupées à des affaires plus pressantes que la culture de la conscience somatique. Transformés par l’actuelle révolution de l’information, toujours plus inondés de flots de signes, nous avons déjà trop à faire dans ces environnements que sont les mondes naturel, social, et virtuel, de notre expérience. Pourquoi donc consacrer une portion de nos capacités d’attention limitées, et déjà sollicitées à l’extrême, au contrôle de notre expérience somatique? Comment pourrions-nous nous le permettre? En outre, nos corps semblent fonctionner parfaitement bien sans réflexion somatique ni conscience accrue. Pourquoi ne pas abandonner simplement notre expérience et notre fonctionnement somatiques aux mécanismes automatiques de l’instinct et des habitudes somatiques non réflexives, de façon à pouvoir focaliser notre attention sur les affaires qui nécessitent et méritent une pleine attention consciente les fins que nous poursuivons, et les moyens, les instruments ou les médiums nécessaires pour y parvenir ?
Pour répondre à ces questions par l’un des principes directeurs de cet ouvrage, nous devons nous rappeler que le corps constitue une dimension essentielle et fondamentale de notre identité, la perspective ou la modalité première de notre rapport au monde, et qu’il détermine (souvent inconsciemment) notre choix des fins et des moyens en ce qu’il structure les besoins, les habitudes, les intérêts, les plaisirs et les capacités dont dépend l’importance qu’ont pour nous ces fins et moyens. Ce qui inclut bien sûr la structuration de notre vie mentale, trop souvent opposée à nptre expérience corporelle, en raison du dualisme qui domine obstinément notre culture1. Si l’expérience incarnée est à ce point formatrice de notre être et de notre rapport au monde, alors la conscience corporelle est certainement digne d’être cultivée, non seulement pour améliorer son acuité perceptuelle et savourer les satisfactions qu’elle apporte, mais également pour aborder l’injonction centrale de la philosophie, ce «connais-toi toi-même» dont Socrate fit le point de départ de sa quête philosophique fondatrice.
Le corps exprime l’ambiguïté de l’être humain, qui est à la fois sensibilité subjective faisant l’expérience du monde et objet perçu dans ce monde. Subjectivité rayonnante qui constitue «le centre même de notre expérience», le corps ne saurait être proprement compris comme un simple objet, car dans notre expérience il fonctionne aussi inévitablement comme la conscience incarnée propre à un individu, laquelle, en tant que conscience orientée vers une finalité, pose toujours des objets intentionnels. Quand j’utilise mon index pour toucher une bosse sur mon genou, ma subjectivité corporelle est dirigée de façon à sentir une autre partie de mon corps en tant qu’objet d’exploration. Ainsi, je suis corps autant que j’ai un corps. J’éprouve habituellement mon corps comme source transparente de ma perception et de mon action, et non en tant qu’objet de conscience. Le corps est ce à partir de quoi et à travers quoi je saisis ou manipule les objets du monde sur lesquels je suis focalisé, mais je ne le saisis pas comme objet de conscience explicite, même si l’on ressent parfois obscurément qu’il est la condition d’arrière-plan de la perception. Mais il arrive souvent, et tout particulièrement dans des situations de doute et de difficulté, que je perçoive aussi mon corps comme quelque chose que je possède et que j’utilise, et non comme quelque chose que je suis, quelque chose que je dois commander pour qu’il accomplisse ce que je veux, mais qui souvent échoue, quelque chose qui me fait souffrir. Pareille discorde est source d’aliénation somatique, et favorise cette objectivation familière qui relègue le corps au statut de simple instrument (lamentablement faible et vulnérable) qui appartient au soi plus qu’il n’en constitue un aspect essentiel.
Mais même si nous objectivons ou instrumentalisons le corps (et dans une certaine mesure il est nécessaire de le faire, à des fins pragmatiques de soin somatique), ce n’est pas une raison pour considérer qu’il ne nécessite ni ne mérite notre conscience attentive. Car, à supposer qu’on le conçoive comme un instrument du soi, force est de reconnaître que le corps est l’outil des outils le plus primordial, le médium le plus fondamental à notre interaction avec la diversité de notre environnement, une nécessité pour la perception, l’action, et même la pensée. Tout comme des maçons chevronnés ont besoin d’une connaissance experte de leurs outils, nous avons également besoin d’une meilleure connaissance somatique afin d’améliorer notre compréhension et notre agir dans les diverses disciplines et pratiques qui contribuent à notre maîtrise de cet art entre tous suprême: celui de vivre des vies meilleures. Une attention plus aiguë à notre médium somatique peut nous permettre d’en améliorer l’usage dans l’emploi de tous les autres outils et médiums qui se trouvent à notre disposition: car tous exigent une forme d’agir corporelle, même quand il s’agit simplement d’appuyer sur un bouton ou de cligner de l’œil.
On reconnaît depuis longtemps que le corps joue un rôle d’instrument primordial ou de médium originaire; et ces termes somatiques de base que sont «organe» et «organisme» proviennent du mot grec organon qui signifie «outil». Mais la tendance aristocratique de cette philosophie grecque qui défendait des fins idéales tout en dépréciant les moyens matériels comme de simples nécessités serviles a entraîné, chez Platon et les idéalistes ultérieurs, une condamnation plutôt qu’une célébration du corps comme médium, tout en tirant parti de son instrumentalité pour l’exclure du domaine de ce qui, chez l’être humain, est essentiel et doué de valeur. Comme l’indique l’étymologie, un médium ou un moyen se situe généralement au milieu de deux choses entre lesquelles il opère une médiation. Se trouvant au milieu, interface à deux faces, le médium relie les termes médiés mais les sépare également parce qu’il se trouve entre eux. Ce double aspect se retrouve également dans le médium pris au sens instrumental de moyen orienté vers une fin. Bien qu’il soit un simple chemin pour parvenir à la fin, il se trouve également sur le chemin, comme distance qui sépare la finalité de son accomplissement.
La condamnation séminale du corps comme médium que Platon développe dans le Phédon (65c-67a) se concentre sur l’aspect négatif de l’interférence. Préfigurant les principaux arguments de l’actuelle critique des médias, Platon soutenait non seulement que le corps nous détourne de la réalité et de la quête du vrai savoir en perturbant notre attention par des commotions sensationnelles de toutes sortes, et en distrayant notre esprit par toutes sortes de passions, d’imaginations, et d’absurdités, mais en outre que le médium sensoriel somatique déforme notre perception de la réalité. Le corps se trouve même dépeint comme une sorte de conglomérat multimédia regroupant différentes technologies et modalités sensorielles (les yeux, les oreilles, les membres doués de sensation, etc.); cette pluralité et cette divisibilité des parties encourage Platon dans son dénigrement, car elle s’oppose à l’âme indivisible qui cherche la vérité en dépit de son confinement dans la prison déformante du corps.
Adoptées par le néoplatonisme, intégrées à la théologie chrétienne et reprises par l’idéalisme moderne, ces critiques, de même qu’un autre argument platonicien (provenant de l’Alcibiade, 129c-131d) qui n’accorde au corps que le statut dégradé et aliénant d’instrument, ont eu une influence énorme dans notre culture. Nous distinguons clairement l’outil de l’utilisateur de l’outil, et l’instrument de l’agent; si donc le corps est outil et instrument (si intime et indispensable qu’il soit par ailleurs), alors il doit être totalement différent du soi qui l’utilise, pour lequel il doit par conséquent n’être qu’un moyen extérieur. Il s’ensuit (selon cet argument) que le vrai soi ne doit être que l’esprit ou l’âme, et en conséquence, que la connaissance et la culture de soi n’ont rien à voir avec la culture de la connaissance et de la conscience du corps. Plus généralement, l’idée du corps comme instrument utilisé par le soi se traduit facilement dans l’image familière du corps comme serviteur ou comme outil de l’âme, image qui pousse encore plus loin l’assimilation dépréciative du somatique aux classes asservies et dominées (ce qui inclut les femmes), dans une association qui renforce en retour leur subordination, ainsi que le mépris de tout ce qui leur est relatif. Mais il est possible de remettre en question la thèse de Platon: on peut même le faire en poursuivant son argument et ses objectivations dichotomiques dans une reductio ad absurdum. En effet, nous utilisons plus que notre seul corps: nous utilisons notre esprit pour penser, notre âme pour vouloir, espérer, prier, décider ou exercer la vertu. Cela implique-t-il de la même façon que l’esprit ou l’âme est un simple instrument extérieur, et non une partie essentielle de notre identité? Si nous considérons que tout ce que le soi utilise n’appartient pas au vrai soi, alors il ne nous reste plus rien: car nous utilisons bien notre soi, à la fois quand nous utilisons d’autres choses et même quand ce n’est pas le cas. L’usage de soi n’est pas une contradiction dans les termes mais une nécessité vitale, et l’un des principaux buts de ce livre sera de montrer pourquoi, grâce au développement de la conscience somatique, on peut améliorer l’usage de soi. Cette position n’est pas non plus l’expression d’un instrumentalisme rétif au plaisir, puisque l’amélioration de l’usage de soi développe assurément la capacité d’en éprouver, et que le sôma est clairement un site expérientiel essentiel du plaisir, non un simple moyen d’en obtenir.
Il est indéniable que la culture contemporaine prodigue au corps une attention énorme et, à certains égards, excessive; mais ce n’est pas le type d’attention que l’on souhaite promouvoir dans ce livre. Les sociologues et les critiques féministes ont montré comment les formes dominantes sous lesquelles notre culture intensifie l’attention au corps servent largement à maximiser les profits (des énormes industries des cosmétiques, des régimes, de la mode, et de l’apparence corporelle en général), tout en renforçant la domination sociale et en inculquant l’aversion de soi à une multitude. Une apparence corporelle idéale impossible à atteindre pour la plupart d’entre nous se voit perversement ériger en norme nécessaire, condamnant ainsi des portions immenses de la population à éprouver un sentiment opprimant d’inadéquation qui les incite à acheter les remèdes en vente sur le marché. Non seulement ces idéaux implacablement martelés nous détournent de nos sentiments, plaisirs et capacités corporels, mais il nous empêchent de voir la diversité des méthodes qui nous permettraient d’améliorer notre expérience incarnée. C’est que, dans notre culture, la conscience de soi somatique est excessivement dirigée vers une conscience de l’apparaître du corps aux autres, et qu’elle se fonde sur de profondes normes sociétales de l’apparence attirante qui nous imposent de suivre ces modèles conventionnels pour nous rendre attirants, et qui appauvrissent notre capacité à apprécier la diversité esthétique de corps différents du nôtre. Nous n’accordons presque aucune attention à l’examen et à l’affinement de la conscience de nos sentiments et actions corporels effectifs; et pourtant ceux-ci nous permettraient de mieux nous connaître et de développer une conscience de soi somatique plus perceptive qui nous guiderait vers un meilleur usage de nous-mêmes.
Un tel usage de soi, je le répète, ne se limite pas au seul domaine des affaires pratiques et fonctionnelles, mais englobe l’amélioration de notre capacité à éprouver du plaisir, capacité qu’une attention plus perceptive à notre expérience somatique pourra significativement augmenter. Nous pourrons dès lors goûter nos plaisirs «au double», comme le souligne Montaigne, «car la mesure en la jouissance dépend, du plus ou moins d’application que nous y prêtons». Nous goûtons trop souvent nos plaisirs dans la hâte et la distraction, et presque aussi inconsciemment que les plaisirs du sommeil. Cette pauvreté de la sensibilité soma-esthétique permet de comprendre pourquoi notre culture dépend de plus en plus de stimulations toujours plus intenses offertes par les divertissements médiatiques sensationnalistes, voire de moyens bien plus radicaux de se donner le frisson. À l’inverse, un tel régime d’excitations artificielles transforme également nos habitudes de perception (et même notre système nerveux sensorimoteur), et augmente le seuil de stimulation nécessaire à la perceptibilité et à la satisfaction, tout en diminuant nos capacités à avoir une attention sereine, continue et soutenue. La culture d’une conscience somatique de soi plus affinée peut nous donner une attention qui nous permettra de déterminer, de façon plus rapide et plus fiable, la sur-stimulation issue d’ un débordement d’excitations sensorielles, et donc d’y couper court pour en éviter les dommages. Comme l’ont clairement montré les disciplines méditatives qui l’emploient, cette conscience accrue peut nous apprendre à nous déprendre des stimulations perturbatrices en cultivant des compétences nous permettant de rediriger le contrôle de l’attention.
L’indifférence générale de notre culture à cette forme expérientielle de conscience de soi somatique se trouve aussi exprimée en philosophie, où l’on continue de négliger son importance, y compris chez les philosophes qui défendent le rôle essentiel du corps dans l’expérience et la cognition. En s’appuyant sur la philosophie du xxe siècle, ce livre tente d’expliquer cette omission, mais aussi de plaider en faveur de la culture philosophique de cette forme négligée qu’est la conscience de soi somatique, dont la valeur est, à la différence, défendue par les théoriciens, éducateurs, et praticiens somatiques les plus divers à l’extérieur du cadre de la philosophie.
Bien que j’aie écrit ce livre en ma qualité d’universitaire, je dois avouer d’entrée de jeu que ma perspective sur la conscience du corps a été profondément influencée par mon expérience pratique de diverses disciplines soma-esthétiques. Ma formation et mon expérience de praticien certifié de la méthode Feldenkrais ont été des plus instructives: il s’agit d’une forme d’éducation dont les nombreuses applications thérapeutiques connaissent d’enthousiasmantes réussites, mais qu’une intégrité sans concessions et un refus de toute simplification commerciale ont aussi privée de la popularité qu’elle mérite. Je reconnais également ma dette à l’égard d’autres disciplines qui promeuvent l’accroissement de la conscience somatique et l’harmonisation de l’esprit et du corps, le yoga, le taï-chi-chuan, le zazen et la technique Alexander.
Demeurant toutefois dans les limites du genre philosophique afin de réfuter sa tenace dévalorisation de l’accroissement de la conscience somatique, ce livre constitue une étude critique des principales objections adressées par la philosophie contemporaine à l’encontre d’une telle conscience, mais aussi une justification du champ de la soma-esthétique, conçu comme cadre général où peut se comprendre et se cultiver la conscience somatique (ainsi que d’autres types de formation somatique). Ce projet implique une étude phénoménologique de la conscience corporelle qui sondera les différents types, niveaux et valeurs de l’attention à soi somatique de l’intentionnalité motrice essentiellement inconsciente et des réactions automatiques non focalisées impliquant des habitudes somatiques ou des schémas corporels non réflexifs, jusqu’aux images du corps explicitement thématisées de la conscience de soi, et à l’introspection somatique réflexive. Cela exige que soient également explorées les manières dont il est possible d’employer conjointement ces différents modes de conscience somatique afin d’améliorer notre savoir, notre agir et notre jouissance somatiques. L’une des objections essentielles à l’encontre de la culture de la conscience somatique de soi repose sur l’idée que toute focalisation soutenue sur les sentiments corporels est superflue et contreproductive, donc nuisible à la pensée et l’action. Aussi la conscience attentive aux sentiments corporels (ou à la forme corporelle) se voit-elle rejetée comme distraction ou corruption, comme un obstacle à nos préoccupations cognitives, pratiques et éthiques essentielles, comme un retrait dans une vaine absorption en soi. Selon cet argument, notre attention doit être au contraire exclusivement dirigée au dehors, et focalisée sur notre engagement dans le monde extérieur.
Dans ce livre, la défense de la réflexion somatique ou de l’accroissement de l’attention à l’égard de notre propre corps montrera cependant qu’une telle intensification de la conscience que nous en avons peut mener à un meilleur engagement dans le monde extérieur en améliorant l’usage de soi qui constitue l’instrument fondamental de toute perception et de toute action. Je soutiens en effet que toute conscience somatique et réflexive aiguë de soi sera toujours consciente de plus que d’elle-même. Se focaliser sur le fait de sentir son corps, c’est mettre ce dernier au premier plan sur fond de son environnement, lequel doit être d’une certaine façon ressenti afin de pouvoir constituer un arrière-plan éprouvé. On ne peut se tenir assis ou debout sans ressentir la partie de l’environnement sur laquelle on se tient. De même, on ne peut se sentir respirer sans sentir l’air que l’on inhale. Ces leçons de la conscience de soi somatique indiquent finalement la vision d’un soi par essence situé, relationnel et transactionnel, plutôt que le concept traditionnel d’un soi autonome fondé sur une âme individuelle, monadique, indestructible et immuable.
Six philosophes du XXe siècle m’ont semblé particulièrement importants pour traiter de ces questions diverses et complexes: Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty, Michel Foucault, Ludwig Wittgenstein, et deux philosophes pragmatistes dont certains des écrits remontent à la fin du XIXe siècle, William James et John Dewey. Ces célèbres penseurs sont exemplaires non seulement pour l’influence de leur théorisation somatique, mais aussi parce qu’ils apparaissent aujourd’hui comme les représentants des traditions philosophiques occidentales les plus puissantes: phénoménologie, philosophie analytique, pragmatisme, post-structuralisme et féminisme. Abordant leurs théories, ce livre ne s’occupe pas simplement de productions historiques passées, mais de perspectives qui continuent de façonner les orientations des philosophes du corps d’aujourd’hui. Chacun de ces maîtres-penseurs forme l’axe principal de chacun des six chapitres que compte ce livre, mais leurs arguments seront entrelacés en fonction du récit suivant.
Le premier chapitre introduit le champ de la soma-esthétique et les questions majeures du livre, à travers une étude de l’influente philosophie du corps développée par Michel Foucault. Défendant le corps en tant que site vital de la connaissance et de la transformation de soi, Foucault soutient que le façonnement de soi ne se réduit pas à une stylisation externe de soi passant par l’apparence corporelle; c’est une transfiguration du sens interne de soi (et de ce fait, de l’attitude, du caractère ou de l’éthos) par le biais d’expériences transformatrices. Le cœur de cette transformation expérientielle reste pour Foucault l’expérience des plaisirs corporels. Mais comme les stéréotypes prévisibles et les conventions propres à ce domaine limitent nos possibilités de nous accomplir et de nous développer de façon créative, Foucault nous encourage explicitement à poursuivre des pratiques somatiques non orthodoxes afin de rendre le corps «infiniment plus susceptible de plaisir». Pourtant la gamme de plaisirs que défend Foucault reste en fait paradoxalement étroite: elle se confine essentiellement à la forte intensité des délices procurés par les drogues puissantes et le sexe transgressif, et se résume au fond à une ardente apologie du SM homosexuel consensuel. Le corps jouit toutefois de nombreux autres plaisirs moins violents et explosifs, et qui ne sont pas platement conventionnels au point d’entraver le développement de soi créateur. Il existe des pratiques sereines de l’attention méditative focalisées sur la respiration, la position assise, la marche, qui peuvent engendrer des flots subtils de profonds délices et initier des transformations radicales qui éclatent souvent dans une jouissance aussi intensément vivifiante que tranquille.
Pourquoi Foucault ignore-t-il ces pratiques plus douces et ces délices plus subtils et tranquilles, quand son but est de maximiser nos capacités à éprouver du plaisir? Il ne s’agit pas d’un problème propre au psychisme torturé de Foucault, loin de là: cette négligence reflète en vérité l’insensibilité générale de notre culture aux subtilités de la sensibilité somatique et de la conscience corporelle réflexive, un engourdissement qui pousse à rechercher les sensations fortes. Ce malaise culturel général trouve une expression philosophique saillante jusque chez les penseurs les plus progressistes du XXe siècle qui affirment le rôle crucial du corps. On comprendra mieux l’insensibilité de Foucault aux plaisirs somatiques subtils et aux disciplines corporelles douces, la conscience défectueuse qu’il avait du corps, en la rattachant à une tradition philosophique fortement ancrée, qui rejette la réflexion somatique même quand elle célèbre le corps.
Les deuxième et troisième chapitres aborderont la philosophie de Simone de Beauvoir et de Merleau-Ponty, deux penseurs qui ont contribué à former l’arrière-plan philosophique de la pensée somatique de Foucault. Je traiterai d’abord de Merleau-Ponty, parce que Beauvoir fonde son analyse de l’existence corporelle sur les idées de ce dernier. Examinant comment ces deux penseurs affirment l’intentionnalité essentielle du corps et son rôle dans notre développement personnel, ces chapitres tenteront aussi d’expliquer les résistances qu’ils opposent à l’idée selon laquelle l’attention réflexive à la conscience corporelle pourrait constituer un moyen d’augmenter ses capacités, et donc de favoriser un développement et une compréhension de soi émancipateurs. Après avoir mis en évidence les limites de leurs positions respectives, je montrerai que les thèses de Merleau-Ponty concernant le primat de la conscience non réflexive, et l’inquiétude de Beauvoir relative à l’objectivation et à l’exploitation du corps féminin, ne sont nullement incompatibles avec une reconnaissance de la valeur de la conscience corporelle réflexive. Bien que les objections que Beauvoir adresse à la culture somatique de soi (non seulement à la conscience de soi somatique mais aussi à la culture de la forme et de l’agir corporels externes) trouvent une puissante expression dans le classique du féminisme qu’est Le Deuxième sexe, on les retrouve également dans un livre ultérieur consacré à la vieillesse, qui mérite attention parce qu’il traite en profondeur de ce sujet crucial de la philosophie somatique, auquel pourtant la plupart des philosophes y compris les six maîtres discutés dans cet ouvrage n’ont pas donné la théorisation systématique qu’il méritait.
Le chapitre suivant se tournera vers une figure essentielle de la philosophie analytique de l’esprit, Ludwig Wittgenstein. On sait les sévères objections que ce dernier a adressées à l’utilisation des sentiments corporels pour expliquer philosophiquement des concepts mentaux cruciaux comme l’émotion, la volition, et le sentiment de soi. Une lecture attentive de son œuvre révèle toutefois que Wittgenstein admet des usages non explicatifs de l’attention réflexive aux sentiments somatiques. Ce chapitre montrera ensuite comment il est possible de développer la reconnaissance limitée et fragmentaire de la réflexion somatique que l’on trouve chez Wittgenstein, pour en faire un emploi pragmatique dans les domaines essentiels de l’éthique et de l’esthétique que ce dernier associe au corps dans des remarques qui, si brèves et obscures soient-elles, peuvent toutefois nous aider à accroître notre conscience somatique. Ce chapitre traite du problème fondamental de l’intolérance ethnique et raciale considérée sous l’angle de ses racines viscérales, et envisage les moyens soma-esthétiques susceptibles d’y remédier.
Les deux derniers chapitres s’intéresseront aux principaux traitements pragmatistes de la conscience somatique, tels qu’ils sont exemplifiés chez William James et John Dewey. James, qui était la principale cible des objections de Wittgenstein au mésusage philosophique de la réflexion somatique, a opiniâtrement soutenu que les sentiments corporels jouent un rôle crucial dans l’explication de la quasi totalité de la vie mentale. Il est même allé jusqu’à associer le sens interne de soi à des sentiments corporels situés dans la tête, qu’il a décelé par introspection somatique. Pour James, seule la volonté réside «exclusivement dans le monde mental», et ne possède pas de composante somatique essentielle. Ce dernier fait en outre preuve d’une maîtrise extraordinaire de l’observation introspective et de la description phénoménologique des sentiments corporels qui sont selon lui impliqués dans la pensée et l’émotion. Mais bien qu’il ait utilisé et défendu la réflexion somatique consciente de soi dans son œuvre théorique, James la rejetait paradoxalement dans la vie. Soutenant que l’action efficace exige au contraire une spontanéité désinhibée et non-pensante semblable à celle que défendra plus tard Merleau-Ponty, James condamne encore la conscience somatique de soi réflexive parce qu’elle engendre selon lui des problèmes de dépression. Outre une réfutation des arguments de James, ce chapitre tentera de dégager les raisons culturelles et personnelles qui sous-tendent l’opposition de James au rôle de la réflexion somatique dans la vie pratique.
Ce livre se clôt par un chapitre consacré à John Dewey, où je montre comment ce dernier développe l’orientation somatique essentielle de la philosophie de James tout en en supprimant certains des dualismes problématiques et des limites unilatérales qu’elle laisse subsister. Après avoir décrit l’apport de Dewey à la théorie de James sur des questions comme le rôle du corps dans la volonté, l’émotion, la pensée et l’action, la majeure partie du chapitre accordera une attention toute particulière au vigoureux plaidoyer de Dewey en faveur de la réflexion somatique consciente de soi dans le domaine de la pratique concrète. Cette défense étant intimement liée aux rapports professionnels et amicaux qu’entretenait Dewey avec l’éducateur somatique F.M. Alexander, ce chapitre comprendra donc une analyse critique de la théorie et de la pratique remarquablement originales que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de «technique Alexander.» On montrera que les limites inhérentes à l’approche d’Alexander (son céphalocentrisme excessif, son dénigrement rationaliste du sexe et de la passion) se retrouvent dans la théorisation deweyenne du corps, qui (tout comme celle de James) néglige tristement l’érotique, dont Merleau-Ponty, de Beauvoir et bien sûr Foucault, ont à juste titre souligné l’importance. Il n’empêche que de toutes les philosophies somatiques du xxe siècle, c’est sans doute dans celle de Dewey que l’on trouve la vision du corps la plus équilibrée et la plus complète, parce qu’elle reconnaît la valeur de la conscience somatique réflexive ainsi que le primat de la perception et de la performance corporelles spontanées et irréfléchies, tout en offrant des clés conceptuelles pour comprendre de quelle façon le réflexif et le non réflexif peuvent se combiner dans un meilleur usage de soi. En outre, son analyse de la conscience et de la culture de soi met fortement l’accent sur le fait que le soi est par essence situé, et placé dans un rapport transactionnel avec son environnement.
Dewey est mort il y a plus de cinquante ans, en 1952, bien avant que les nouvelles technologies fondées sur la puce électronique n’accélèrent le progrès des révolutions de l’information qui définissent la culture mondialisée actuelle. Ce livre est axé sur la philosophie du siècle passé, il reconnaît la valeur des disciplines somatiques visant à accroître la conscience développées dans l’Asie ancienne, et trahit une inquiétude quant à la menace que le sensationnalisme et la surcharge d’informations de la nouvelle ère médiatique font peser sur nos facultés d’attention somatique. Est-ce à dire qu’on ne trouvera là qu’une réflexion démodée et attardée sur le conservatisme qui caractérise la philosophie? Non, car bien qu’elle plonge ses racines dans le passé, cette étude est néanmoins tournée vers l’avant, et cherche à accroître la conscience somatique de soi dans un monde vécu toujours plus envahi par les médias.
Aucune raison ne porte irréfutablement à croire que les nouvelles technologies rendront nos corps obsolètes et notre conscience somatique gratuite. Comme je l’ai soutenu dans Performing live, et également dans La fin de l’expérience esthétique, plus les nouveaux moyens de communication s’échinent à nous libérer de la nécessité de la présence physique, et plus semble compter l’expérience corporelle. Les technologies les plus avancées de la réalité virtuelle sont, encore aujourd’hui, éprouvées à travers l’outillage perceptuel du corps, les affects, les organes sensoriels, le cerveau, les glandes, et le système nerveux. Même dans les grandes envolées de la science-fiction technologique (telle la vision de la Matrice proposée par William Gibson), les héros sont physiquement épuisés de leurs poignantes escapades dans le cyber-espace, puisque, bien qu’il soit engendré virtuellement, leur intense stress émotionnel doit avoir un fondement somatique pour pouvoir être éprouvé.
Plus les nouvelles technologies nous fourniront d’informations et de stimulations sensorielles, et plus il sera nécessaire de cultiver une sensibilité soma-esthétique afin de déceler et de traiter la menace que fait peser sur nous l’excès de stress. Nous ne saurions simplement compter sur les instruments technologiques pour s’occuper du contrôle de notre corps à notre place, parce que la sensibilité corporelle est nécessaire pour contrôler le fonctionnement et l’ajustement d’appareils toujours faillibles. Ainsi les patients qui utilisent des appareils de contrôle intra- ou extra-corporels sont-ils incités à porter une attention vigilante à l’inconfort que peuvent causer ces instruments ou aux signes de dysfonctionnement qu’ils sont susceptibles de présenter. Plus généralement, tout usage de nouveaux outils et technologies implique de nouveaux usages du corps (de nouvelles postures et habitudes), ce qui veut dire aussi de nouveaux risques de tensions, d’inconforts, et de handicaps somatiques résultant d’un usage du corps inefficace, et que la culture d’une conscience de soi somatique accrue pourrait nous permettre de révéler, de soulager, ou d’éviter. On sait déjà que l’utilisation prolongée des ordinateurs engendre une multitude de problèmes somatiques tensions oculaires, douleurs de dos et de cou, tendinites diverses, syndrome du canal carpien, et autres troubles répétitifs liés au stress qui résultent généralement d’une mauvaise posture et d’habitudes de mésusage somatique que l’on pourrait déceler si l’on améliorait l’attention à soi et le contrôle de soi. Un design plus ergonomique peut aider dans une certaine mesure, mais cela même, qui dépend de l’augmentation de la conscience somatique de soi, ne saurait venir à bout des mauvaises habitudes de posture.
Nous ne pouvons simplement nous fier à la capacité qu’ont nos habitudes de se corriger d’elles-mêmes soit par le biais de mécanismes inconscients de rectifications successives, soit au fil de l’évolution, grâce aux éventuels ajustements que celle-ci pourrait apporter. Ce n’est pas la conscience somatique de soi critique que l’on défend ici qui mérite véritablement le nom de «vieillotte», c’est plutôt cette confiance irréfléchie en soi et en l’avenir, qui reflète un aveuglement et une sorte de foi théologique traditionnelle en la providence divine. Car non seulement la rectification irréfléchie et l’éventuel ajustement lié à l’évolution laissent trop de place au caprice d’un hasard aveugle, mais ils sont bien trop lents pour pouvoir assurer le bien-être individuel et s’adapter au rythme rapide des nouvelles inventions technologiques, qui exigent en permanence de nouveaux ajustements somatiques. S’il est bien sûr possible d’accomplir une action familière de façon plus rapide et plus fiable par le biais de l’habitude inconsciente que par celui de l’attention somatique consciente de soi, une telle conscience est importante pour acquérir de nouvelles compétences, et nécessaire pour identifier, analyser, et rectifier adéquatement nos habitudes corporelles problématiques, de façon à les rendre plus adaptées au changement des conditions, des outils, et des tâches, et plus en harmonie avec les variations des besoins et de la santé de notre instrument corporel de base. Tant que le futur impliquera des transformations de l’usage et de l’expérience du corps, la conscience de soi somatique devra jouer un rôle central pour déceler ces changements, les guider, et y répondre.
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