l'éclat |
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Philippe Simay
Walter Benjamin, d’une ville à l'autre |
Ce livre est né d’une exigence: celle de voir davantage considérée la pensée urbaine de Walter Benjamin. En dépit d’une réception qui déborde désormais le cadre des études germaniques et de la philosophie pour investir d’autres champs de réflexion (histoire, sociologie, ethnologie), rares sont les ouvrages qui se confrontent véritablement aux enjeux urbains de la pensée benjaminienne1. Aucune étude, du moins en français, n’a été publiée sur ce sujet2. On pouvait attendre des disciplines de l’urbain qu’elles réservent à l’œuvre de Benjamin un accueil chaleureux : après tout, celui-ci n’a-t-il pas consacré l’essentiel de ses écrits à la ville? Mais parce que ses analyses relèvent aussi bien de l’essai philosophique, de la critique littéraire que du texte autobiographique, et qu’elles récusent le découpage institutionnel des connaissances sur la ville, elles n’ont jamais trouvé leur place au sein d’une discipline. Benjamin est regardé comme l’un de ces «originaux» dont l’œuvre, atypique et rétive à tout classement, est négligée des études urbaines en raison même de sa transversalité, comme s’il s’agissait d’un manque de scientificité. D’aucuns seraient peut-être tentés de parler d’une philosophie benjaminienne de la ville. Mais un tel qualificatif peut sembler incongru, tant la lecture philosophique de son œuvre a été conditionné par des catégories traditionnelles: on évoque volontiers la philosophie benjaminienne du langage, de l’art ou de l’histoire, mais jamais une philosophie de la ville; on renvoie aux grands paradigmes théologique, esthétique et politique gouvernant l’évolution de sa pensée, sans jamais mentionner celui de l’urbain. Ces lignes de partages, qui ont défini l’horizon interprétatif de l’œuvre de Benjamin, ont aussi systématisé un ordre de lecture dans lequel tout ce qui touche à la ville est renvoyé à un domaine régional, dont l’investigation semble dépourvue d’intérêt propre. * |
1. Parmi ces exceptions, signalons les ouvrages suivants : Heinz Wismann (dir.) Walter Benjamin et Paris, Editions du Cerf, 1986, Walter Benjamin, le passant, la trace, Bibliothèque Publique d’Information, 1996 et Gérard Raulet, Le caractère destructeur. Esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin, Aubier-Montaigne, 1997.
2. On trouve en revanche plusieurs études étrangères consacrées à la ville chez Benjamin, notamment celles de Norbert Bolz et Bernd Witte (eds.), Passagen. Walter Benjamins Urgeschichte des neunzehnten Jahrhunderts, München, 1984 ; David Frisby, Fragments of Modernity, MIT Press, 1988 ; Susan Buck-Morss, The Dialectics of seeing, MIT Press, 1991 ; Margaret Cohen, Profane Illumination : Walter Benjamin and the Paris of Surrealist Revolution, University of California Press, 1993 ; Graeme Gilloch, Myth and Metropolis : Walter Benjamin and the City, Polity Press, 1997 et Pino Menzio, Orientarsi nella metropoli : Walter Benjamin e il compito dell’artista, Moretti & Vitali, 2002. |
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La ville constitue pourtant le centre de gravité, et non une simple variable, de la lecture benjaminienne de la modernité. À la différence des approches exclusivement politiques et morales, tout comme des théories de la modernisation, ce n’est ni dans la sphère des valeurs ni dans l’appréhension idéale de la totalité sociale que Benjamin a cherché le sens de la modernité, mais dans les phénomènes urbains les plus concrets. Là, les contradictions de la modernité s’observent avec plus d’acuité. Depuis le milieu du XIXe siècle, l’industrialisation et l’urbanisation rapides, le développement des nouvelles technologies, l’apparition des foules puis l’explosion de la culture de masse ont fait de la ville un espace physique et social soumis à de violentes transformations. Benjamin n’est bien sûr ni le premier ni le seul à étudier les transformations de la grande ville. Dans l’Allemagne wilhelminienne, la métropole est déjà devenue un objet majeur des sciences sociales naissantes mais aussi un modèle auquel se réfèrent communément architectes, urbanistes et artistes. Peter Behrens, l’architecte co-fondateur du Deutscher Werkbund, déclare ainsi en 1908: «La Grande Ville est devenue aujourd’hui un facteur de la vie culturelle, scientifique et économique, que l’on ne peut simplement ignorer; à partir d’elle s’est développé un type de vie qui existe et donc est entré dans l’histoire3.» Une telle déclaration indique suffisamment que la métropole n’est pas seulement perçue comme le symptôme de la modernité, mais tout autant comme le facteur de modernisation des formes de sociabilité. Ce déplacement du regard dans l’ordre des représentations s’accompagne d’un présupposé épistémologique fort: celui de l’équivalence de la métropole et de la modernité. La Grande Ville est devenue le «laboratoire» de la modernité. Comment situer la réflexion de Benjamin par rapport aux études sur la modernité urbaine? De fait, la lecture benjaminienne de la ville moderne diffère des approches socio-économiques et socio-historiques, comme celles de Weber ou de Sombart4. Elle s’intéresse moins aux développements technologiques, économiques et démographiques, corrélatifs à l’émergence de la métropole, qu’à la manière dont les mutations de l’environnement urbain affectent la perception et l’expérience du citadin et, ce faisant, modifient le sensorium humain. Pour lui, l’accélération du trafic automobile sur lequel se règlent mécaniquement les mouvements des piétons, le vacarme ambiant, la multiplications des signaux lumineux et sonores, l’envahissement des enseignes publicitaires soumettent l’individu à des stimulations sensibles sans précédant et font de la métropole un milieu dans lequel dominent la rapidité, la désorientation et la fragmentation des impressions. On peut qualifier cette lecture de «sensitive» dans la mesure elle analyse la modernité à travers le prisme des transformations physiologiques et psychologiques de l’expérience subjective vécue par l’habitant des grandes villes. Il s’agit là d’une orientation d’analyse que Benjamin partage avec Siegfried Kracauer et qui trouve son inspiration théorique dans la pensée de Simmel, dont tous deux ont suivi l’enseignement à Berlin. Dans son essai de 1903, Les grandes villes et la vie de l’esprit, Simmel définit en effet la métropole comme le lieu privilégié d’une transformation du sensorium individuel. Selon lui, la condition métropolitaine se caractérise principalement par une «intensification de la stimulation nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes5». Le citadin est soumis à de multiples chocs générés par l’environnement urbain et dont il cherche, tant bien que mal, à se protéger. Ceux-ci, à terme, modifient profondément le psychisme des individus et créent une mentalité proprement urbaine, caractéristique de la modernité, et dont les traits marquants sont la propension à l’individualisation, à l’intellectualisation et à la rationalisation des rapports sociaux que Simmel analyse comme une «protection de la vie subjective contre la violence de la grande ville». Incontestablement, la question de la transformation des cadres de l’expérience sous l’effet du choc métropolitain apparaît comme le grundmotiv simmélien des essais de Benjamin pendant toutes les années 30. Elle le conduit à définir la modernité comme une incapacité à transmettre des expériences intergénérationnelles (Erfahrung), inscrites dans des formes de sociabilité communautaires au profit d’expériences strictement individuelles (Erlebnis), procédant de chocs subis passivement par la conscience. |
3. P. Behrens, « Gartenstadtbewegung », cité in Architecture en Allemagne 1900-1930, CCI-Centre Pompidou, Paris, 1979, p. 24.
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Cela dit, en dépit des proximités thématiques et méthodologiques, Benjamin prend aussi ses distances vis-à-vis du sociologue berlinois: d’une part, il ne fait pas de la Groszstadt un concept sociologique, la forme générique de la socialité ou de la «mentalité» moderne; d’autre part, il n’inscrit pas l’émergence de la ville moderne dans un continuum spatial qui irait du rural à l’urbain ou du village à la ville, comme si la métropole était la forme culturelle la plus achevée d’un processus de modernisation. De telles conceptions qui s’originent dans la pensée évolutionniste et fonctionnaliste de la sociologie allemande, de Tönnies à Spengler et dont Simmel représente l’articulation ambivalente, conduisent à une forme d’écologie urbaine dont Benjamin est assez éloigné. Même s’il est sensible au thème simmélien de la «métropolisation de sa société6», les formes culturelles ne sont pas pour Benjamin le produit des formes urbaines mais l’expression des forces productives. Il s’agit là d’une démarcation importante : la Grande Ville n’est pas le type de la société rationnelle et désenchantée mais le lieu de production de mythes et de fantasmagories modernes résultant de l’effet de saturation du capitalisme avancé et dont il importe de se libérer. |
6. L’expression est de Stéphane Jonas, « La métropolisation de la société dans l’œuvre de Georg Simmel », in J. Rémy (dir.), Georg Simmel : Ville et modernité, L’Harmattan, Paris, 2000.
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Bien plutôt, ce qui est en jeu dans l’œuvre de Benjamin, c’est la genèse d’un regard moderne sur la ville, la mise au jour des conditions à partir desquelles la ville advient à la conscience. À travers ses analyses sur les matériaux et les formes architecturales aux XIXe et XXe siècles, sur les pratiques urbaines, sur les médias de la culture de masse, dans l’attention portée aux grandes transformations de la métropole aussi bien qu’aux détails les plus modestes de la vie citadine Benjamin a cherché à définir ce que pouvait être une compétence, voire une expertise citadine à partir de laquelle l’habitant des grandes villes prend conscience de son rôle dans le processus de production capitaliste. En ce sens, la modernité n’est ni une culture ni un état d’esprit: elle est indissociable de la manière dont la ville est ressaisi dans la réflexivité d’une l’expérience. Cette expérience, Benjamin ne l’a jamais vécu en un lieu unique, ni même privilégié. Elle s’est toujours tenue dans un entre-deux où s’est joué le sort d’une modernité contradictoire: entre Paris et Berlin, ou pour le décliner autrement, entre la capitale du XIXe siècle et celle du XXe siècle, entre la grande ville naissante et la métropole triomphante, mais aussi entre la ville de l’exil et celle de l’enfance.
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7. Cf. « Deux poèmes de Friedrich Hölderlin » in Œuvres I, Paris, Gallimard, «Folio essais», 2000, p. 122. |