éditions de l'éclat, philosophie

MARIO TRONTI
LA POLITIQUE AU CRÉPUSCULE


 




La politique
est prophétie
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Cherchons, derrière les mots, les pensées de Quinzio. À le lire et le relire, on n'échappe pas à l'impression, forte, que quelques-unes ou plusieurs de ses pensées passées seront nos pensées prochaines. Quinzio avait la voix, la trempe, le physique du prophète. Prophète moderne, impliqué dans l'histoire: comme toujours le prophète, qui est dans l'histoire de son temps, avec le regard qui se projette au-delà. Et non comme l'utopiste, qui est extérieur à l'histoire, qui veut être extérieur, qui ne regarde pas «au-delà», mais est «au-delà». Quinzio ne dédaignait pas de dépenser l'écriture, son écriture, sur les feuilles des journaux quotidiens, dans les discours quotidiens avec les autres, dans les débats quotidiens sur les problèmes infinis et insolubles provoqués par le choc de la phase avec l'époque. C'était un militant critique d'un temps éternel, vécu, souffert, médité, contrasté.

Mon regard sur Quinzio est double. Premièrement: il m'apprend ce que veut dire «christianisme». Quelque chose qu'on réapprend continuellement, toujours du début. Sur ce point, son christianisme pourrait être aussi le mien. Je dis: pourrait. Deuxièmement: je reconnais le tragique dans le religieux, parce que je connais le tragique en politique. Les deux dimensions ont quelque chose en commun. On voudrait qu'il n'en soit pas ainsi. Il en est ainsi. Je parlerai ici de ce deuxième regard. Du premier, je n'en suis pas encore capable. Le discours de Quinzio n'est pas un discours «politique», pas plus qu'il est un sentiment «impolitique». Et pourtant la politique, à partir de ses pensées, se sent fortement interrogée, provoquée durement, et rappelée, directement, à un autre ordre du jour. Si la politique est production de futur, prophétie et utopie sont deux modes, différents et contraires, de voir le futur. «Voir», est le mot juste. En politique aujourd'hui, on ne voit plus: on regarde, on observe, on analyse, puis on agit, on rivalise, on combat, toujours et seulement subordonné à ce qui est. On accepte ce qui jusque-là a été, on renonce à penser ce qui peut être; l'en deçà comme l'au-delà du présent sont effacés. Quand bien même y aurait-il eu une histoire, elle n'est plus là désormais.

Pro-feteía: prédiction d'un événement futur par ambassade divine. Pro-feteúo: je parle au nom de, au lieu de, Teoú, du Dieu. Mt 2:15: «Ceci, afin que soit accompli ce qui fut annoncé par le Seigneur par la voix du prophète»; 26, 54: «Comment donc s'accompliraient les Écritures, lesquelles disent qu'il doit en être ainsi?» Voici ce que disent les Écritures: qu'il doit en «être ainsi». Il en est ainsi parce que cela a été prédit. Et prédire, c'est faire en sorte que cela advienne. Isaïe 41,22: «Qu'ils s'avancent et qu'ils nous annoncent ce qui doit arriver! Les choses anciennes, quelles furent-elles? Annoncez-les et nous y prêterons attention. Ou alors proclamez les événements futurs, de sorte que nous puissions savoir ce qui adviendra.» Quinzio sur Isaïe: «Le prophète n'écrit pas de livre, mais fait des gestes et dit des mots, simultanément, qui appartiennent à la réalité primaire immédiate dans laquelle nous souffrons et nous jouissons, nous gagnons et nous perdons, nous vivons et nous mourrons, et non à la réalité réfléchie et secondaire constituée par les formes liturgiques ou sapientiales qui réévoquent le passé pour conforter et rendre acceptable le présent [...] La prophétie annonce le futur, non parce qu'elle est le miroir ou la formule d'une réalité déjà donnée, mais parce qu'elle est le germe des choses qu'elle-même suscite à ce moment-là [...] C'est pourquoi le discours du prophète est un cri unique, condamné à se répéter et, se répétant, à se transformer en effort oratoire, si et tant que son invocation n'est pas entendue. Le langage prophétique est rythmé par la rupture nécessaire pour reprendre son souffle, il est durement et uniformément scandé selon le parallélisme du conforme et du difforme, du déjà accompli et du non encore accompli, du fait de crier ou de se taire, de la désespérance et de la consolation» (Un commento alla Bibbia, Adelphi, Milan, 1991, pp. 257-59).

Salut et damnation, espoir et chute, message messianique et passage apocalyptique, un entrelacs chaotique d'événements qui «se succèdent sans cesse», en un éternel retour circulaire. La parole prophétique éclaire cette trame tragique de l'histoire humaine. Les époques qui en font allégrement l'économie dessinent des temps aveugles de futur. Notre temps. Par crainte du déploiement des duretés de l'histoire on vit dans la violence masquée de la chronique. Une des fécondes «inactualités» de Sergio Quinzio est d'être un penseur anti-Lumières, et donc anti-progressiste. Il écrit dans La croix et le néant (La Croce e il nulla, Adelphi, Milan, 1984, p. 210): «Il est infiniment tard pour mener le combat de Voltaire, les maux dans lesquels nous nous sommes engouffrés ne peuvent plus véritablement trouver de remède, pas même partiel ou temporaire, dans la tolérance. Malgré les flagrantes apparences, nous ne sommes pas menacés par la présomption fanatique de posséder la vérité, comme c'était le cas en d'autres époques, mais par la certitude paralysante du caractère radicalement discutable de tout, qui ne laisse pas d'espace sinon à l'indifférence, et donc à un conflit d'intérêts masqué mais impitoyable, ou à une vaine et douloureuse excitation pour remplir le vide.» D'où sa vision du moderne, cohérente, discutable, comme «une énorme maladie qui s'est développée dans l'espace de l'événement eschatologique manqué» (ibid., p. 211). Il y a chez Quinzio une vocation antimoderne qui doit être contenue, contrôlée, quelquefois même prévenue et renversée par lui. C'est ce qui fascine dans sa prise de parole dans le climat hostile du débat contemporain. C'est un point qui marque une limite plus que justifiée de par sa position de recherche. Justifiée en ce sens: que le futur espéré, qu'il s'agisse de celui annoncé par la Parole, ou de celui inconnu de la Science, a échoué de manière retentissante; et dans cet échec tant les concepts théologiques que leur sécularisation dans les catégories du politique ont montré pleinement leur impuissance. Voilà. «Puisque nous restons malgré nous des hommes historiques modernes, nous nous trouvons aujourd'hui face au mur de l'impossibilité d'un quelconque futur. Aucun des modèles d'histoire que nous avons élaborés – tout d'abord sacrés, théologiques, puis profanes, sécularisés – ne tient plus pour nous. Toutes les formes dans lesquelles nous avons pensé le futur comme futur significatif – jusqu'à l'idée de progrès de l'humanité, ou de l'‘esprit du monde', ou de la société sans classes – sont désormais derrière nous. C'est pourquoi, pour échapper au non-sens, nous nous sommes engagés à ne pas penser au futur, à en dissoudre jusqu'à l'idée.» Tout au plus, nous nous concédons un «futur faible», qui à travers des «ruses post-nietzchéennes» nous rapporte l'éternité cyclique et immuable de l'éternel retour. Une autre idée de futur est-elle possible, souhaitable, prophétiquement dicible? «Le futur n'est inscrit nulle part dans l'éternel, dans l'absolu, dans le destin de la nécessité, mais il est le risque total d'un espace vide à remplir. En tant que tel, le futur a rapport à la volonté, et non à la connaissance. Comme ‘une espérance que l'on voit n'est pas une espérance' (Rom. 8:24), une croyance que l'on connaît n'est plus une croyance. Rien n'assure que le futur voulu par la foi soit possible: mais pas même la différence entre possible et impossible n'est garantie, il n'y a aucune certitude à propos de ce qui est possible et de ce qui est impossible» (La croce e il nulla, cit. pp. 31-32). Voilà une croyance que l'on peut partager, une foi critique, ouverte au doute, non pas sur ses fondements mais sur ses issues, trempée dans l'incertitude que ce qui va arriver sera différent de ce qui devait arriver, dramatiquement exposé par son besoin d'événements futurs à la désillusion des choses présentes. D'ailleurs Quinzio, dans son dernier itinéraire, depuis Dalla gola del leone (1980) à Mysterium iniquitatis (1995) en passant par La Sconfitta di Dio, nous a accompagné dans la souffrance pour d'autres fois déchues et d'autres espérances abandonnées. Il faut lire «Le silence de l'Église» dans Mysterium..., où il fait siennes les paroles de Dostoievski: «Quelles terribles souffrances m'a coûté – et me coûte encore – cette soif de croire, qui se fait sentir d'autant plus fortement que m'apparaissent les arguments contraires.» Parce que – disait-il – la souffrance n'est pas dans la «mécréance» ou dans le «doute». Il y a ici une séparation banale, élémentaire «psychologique» entre réel et idéal, «entre le réel qui est mis en doute et l'idéal au nom duquel la réalité est mise en doute». Mais «pour celui qui croit, la foi est une certitude immédiate». Et «les vrais problèmes, les vraies questions, sont ceux qui éclatent à l'intérieur d'un horizon de certitudes». Certitude d'une foi: si jamais il s'agissait de choisir entre la «dure et pesante fides quae creditur» et la «magnifique fides qua creditur qui nous emporte au loin vers l'idéal» (Mysterium iniquitatis, Adelphi, Milan, 1995, pp. 92-95). Voilà. Cette dernière fides est celle que l'on définira plus tard par un mouvement d'utopie et pragmatisme, toujours conjugués «noblement». Mais l'autre, la première, la foi à laquelle on croit, est celle qui maintient, essaye de maintenir, aspire à maintenir, tragiquement ensemble, prophétie et réalisme.

Explosion de vérité, la prophétie. Vérité révélée. Interprétée pour les hommes de foi. Antique tension humaine vers ce qui va venir, en contraste avec les lois, les règles, les logiques de la modernité. Deux lieux classiques, de regard nécessaire et rationnel porté sur ce fond obscur. Spinoza, Tractatus theologicus-politicus: chap. I, De la prophétie; chap. II, Des prophètes. Pourquoi repart-on de la prophétie et des prophètes dès lors que l'on pose le grand problème de la libertas philosophandi? Parce que la liberté humaine civile moderne est un événement qui doit encore arriver. «Une Prophétie ou Révélation est la connaissance certaine d'une chose révélée aux hommes par Dieu. Quant au prophète c'est celui qui interprète les choses révélées par Dieu à d'autres personnes incapables d'en avoir une connaissance certaine, et ne pouvant par la suite les saisir que par la foi seulement. Prophète en effet se dit chez les Hébreux nabi, c'est-à-dire orateur et interprète; mais dans l'Écriture, il s'emploie toujours pour interprète de Dieu. Ex. 7, 1: Dieu dit à Moïse: “Et voici, je fais de toi un Dieu pour le Pharaon et Aaron, ton frère, sera ton prophète.”» (B. Spinoza, Tractatus theologico politicus, chap. I, trad. C. Appuhn, GF, Paris 1965). «Les prophètes ont été doués non d'une pensée plus parfaite, mais d'un pouvoir d'imaginer avec plus de vivacité» (ibid., chap. II). Et Hobbes, Léviathan, chap. XXXVI: De la parole de Dieu; des prophètes. «La prophétie n'est pas un art, et pas davantage, – s'il s'agit de la prédiction – une vocation permanente: c'est une fonction exceptionnelle et temporaire confiée par Dieu, le plus souvent à des justes, mais parfois aussi à des méchants.» (Th. Hobbes, Léviathan, tr. F. Tricaud, Sirey, Paris 1971, p. 449). Et on lit en effet en Deut. 13:2-4: «Si surgit entre toi un prophète ou un rêveur qui te propose un songe ou un prodige, et le songe ou le prodige dont il t'avait parlé s'avérant, il te dise: ‘suivons d'autres dieux que tu n'as pas connus et servons-les', n'écoutez pas les paroles de ce prophète ou rêveur: parce que le Seigneur votre Dieu vous met à l'épreuve.» Et en Première Épître de Jean 4:1: «Mes chers, ne vous fiez pas à tout esprit, mais examinez les esprits pour connaître s'ils viennent de Dieu, car de nombreux faux prophètes sont venus au monde.» Spinoza-Hobbes: pas d'utopie, et de la prophétie, oui, mais avec mesure. Pour assumer l'utopie, les bons sentiments suffisent. Pour adhérer à la prophétie un calcul de vérité est nécessaire. La prophétie n'implique aucune certitude et en même temps ne peut communiquer de doutes. Elle est connaissance, non de ce qui est, mais de ce qui est sur le point d'être, de ce qui doit exister pour être. La révélation est saisie à travers les signes, et à travers les signes elle est à son tour révélée. Le prophète compose par imagination les signes de Dieu et ceux pour les hommes. Son destin est celui de ne pas être compris. Mais quand il y a un écart du destin, dans l'état d'exception, alors on assiste à un événement de la grande histoire. L'histoire prophétique est toujours le fruit de la grande politique. Entre politique et prophétie il y a un subtil voile de complicité insondable. Saisir le signe des temps historiques, est la tâche de la politique. Quand les signes des temps sont absents, il y a une crise politique. Quand ils sont là, mais que la politique ne les saisit pas, il y a une crise historique. Ce n'est que lorsque les signes sont là et que la politique les voit et les assume que l'on assiste à une des rares époques de changement de monde: Veränderung der Welt. Il est facile de comprendre dans laquelle de ces conditions nous sommes aujourd'hui, et dans laquelle nous avons été jusqu'à présent, et Quinzio avec nous. Mais le haut point historique de la rencontre entre prophétie et politique nous intéresse, celui que Quinzio n'a pas pu voir, ni nous avec lui. Cherchons-le dans un futur passé.

L'occasion nous est donnée par ce livre de Mario Miegge, Il sogno del re di Babilonia. Profezia e storia da Thomas Müntzer a Issac Newton (Feltrinelli, Milan, 1995). Le discours part de Daniel 2, le livre du prophète Daniel écrit au IIe siècle avant J.-C. «Dans la deuxième année de son règne, Nabuchodonosor fit un rêve. Son esprit en fut troublé et il perdit le sommeil. Le roi donna ordre de convoquer les mages, les devins, les enchanteurs et les chaldéens, pour qu'ils rappelassent à la mémoire du roi son rêve.» Mais ceux-ci voulurent d'abord que le roi leur fit le récit du rêve pour pouvoir l'interpréter. Seul Daniel fut en mesure de dire au roi ce qu'il avait rêvé. Parce qu'«il y a un Dieu dans le ciel qui révèle les mystères et a fait connaître ce qui adviendra à la fin des jours. Ô roi, les pensées qui t'assaillirent alors que tu étais sur ton lit concernent le futur». Le roi a eu une «vision». Suit alors le récit de la statue, à la tête d'or pur et aux pieds de fer et d'argile, et celui de la pierre qui se détache de la montagne, et des règnes qui suivront à partir des morceaux brisés de la statue (Dn. 2:1-45). Miegge relit ce puissant récit mythique en le replaçant comme critère interprétatif des commencements de l'ère moderne, entre guerres civiles religieuses du seizième siècle et révolution anglaise du dix-septième: quand le lien libre entre prophétie et histoire cède la place au lien nécessaire entre prophétie et politique. Koselleck et Dubois ont lu, théoriquement et historiquement ces passages. (Il faut ajouter M. Walzer, La rivoluzione dei santi, Claudiana, Brescia, 1996). Explosion prophétique et grande transformation. Attente des événements ultimes et perception de la nouveauté du présent. Vergangene Zukunft: cet équilibre entre «espace d'expérience» et «horizon d'attente» zwei historische Kategorien – comme dit Koselleck – «deux catégories historiques», équilibre construit et brisé en un bref, intense, violent, moment politique, entre Réforme et guerre des paysans. Mon idée est que la prophétie explose dans les passages, les sauts, de bouleversement total. Derrière, il y a la mystique et la politique, mystique spéculative et politique révolutionnaire, entre Maître Eckhart et Thomas Müntzer, deux extrêmes qui se touchent, deux points de vue radicaux sur l'homme, vers Dieu et vers les autres hommes. Iusti vivent in aeternum, prêchait le Maître ou, dans un autre serment, Iustus in perpetuum vivet. Mais qui sont les justes? Les voilà, dans un texte qui ne fut pas censuré par hasard par la bulle In agro dominico: «Ceux qui sont tout à fait sortis d'eux-mêmes et jamais ne soupirent vers ce qui est à eux, qu'il s'agisse de grandes ou de petites choses; qui ne cherchent rien de plus ni au-dessous d'eux ni au-dessus, ni à côté, ni à l'intérieur; qui ne sont plus à la recherche de bien ou d'honneur, ni de douceur de vivre ni de joie, d'intimité divine, de sainteté, de récompense et de royaume des cieux! ceux-ci sont sortis de “tout ce qui est leur”» (Maître Eckhart, «Des Justes» in Œuvres, Gallimard, Paris, 1942, p. 105). Y répondra le prophète en chef des paysans rebelles: 1524, Exégèse du deuxième chapitre du prophète Daniel, prêchée au château de Allstedt, devant les dignes ducs et protecteurs de Saxe en exercice, rappelé par Miegge, et que Bloch cite abondamment: «On a besoin d'un nouveau Jean qui vienne selon l'esprit d'Elie souffler dans les sonores et sensibles trompettes afin qu'elles retentissent de l'ardeur que donne la connaissance de Dieu et que ne soit épargné sur cette terre aucun de ceux qui font obstacle à la parole de Dieu.» «Car la pierre arrachée à la montagne sans que la main la touchât est devenu grosse; les pauvres laïcs et les paysans la voient d'un regard plus pénétrant que vous. [...] Oui, la pierre est grosse, c'est ce que, de longue date, a craint le monde aveuglé. Lors qu'elle était petite encore, elle a fondu sur lui; qu'allons-nous faire maintenant qu'elle est devenue si forte et qu'incontinent elle a roulé sur les grandes statues et les a réduites en miettes jusqu'aux vieux pots?» (dans E. Bloch, Thomas Müntzer, théologien de la révolution, trad. M. de Gandillac, UGE, Paris, 1964, pp. 50-51). La littérature apocalyptique moderne a son histoire et ses formes et ses figures spécifiques. Non seulement narration/vision, personnages délibérément faux, époques pré- ou post-datées, langages symbolique et allégorique, l'imaginatio qui l'emporte sur la ratio, mais en plus, rapport direct avec l'exégèse révolutionnaire, eschatologie terrestre, au-delà mondain, messianisme politique, récit non pas de la fin du monde mais de la main subversive de Dieu sur l'histoire pour en rabattre le cours, finalement le bras puissant du Magnificat, qui véritablement relève les humbles et abat les dominants. Oui, c'est la face cachée, minoritaire, marginale, hérétique de la politique moderne. Si ses mots étaient symboliquement violents, l'action contre elle, la répression, ont été matériellement violentes. Il n'y a rien à récupérer, mais beaucoup à comprendre. Et peut-être quelque chose à venger.

Koselleck: «La genèse de l'État absolu est accompagnée d'une lutte incessante contre les prophéties religieuses et politiques de toutes sortes. L'État s'attribue le monopole du contrôle du futur» (R. Koselleck, Futur passé, tr. J. et M.-C. Hoock, EHESS, Paris, 1990, p. 18). L'État absolu, c'est-à-dire la première forme d'État moderne, se préoccupe de réprimer toutes les interprétations apocalyptiques. En tant que fonction anti-ecclésiastique, il assume ce qui a été un des rôles de l'Église. Le temps historique passe sous le contrôle de la politique moderne. Les expectatives humaines se redimensionnent, se minimalisent, se mondanisent. L'État, même en lutte contre l'Église, devient Église sécularisée. L'État Absolu, mais aussi toute la suite de l'État moderne, depuis l'État libéral jusqu'à l'État démocratique, avec au milieu les solutions autoritaires, rassemble, ou se propose en tout cas de rassembler, le monopole de la force et le monopole de l'histoire. Quand, dans le cours de l'ère moderne, la politique se fait État, elle agit avec des formes différentes de violence. Et la violence a autant de formes que la domination. Domination et violence – c'est-à-dire les formes de pouvoir – ont pour but la suppression du futur, la gestion de l'immobilité et de la répétition du présent. Si l'on regarde l'issue actuelle de la modernité tardive, les commencements du moderne et ses développements, on voit qu'une seule force s'est trouvée dans les conditions de pouvoir rompre un maillon de cette chaîne. Ce fut une force sociale de classe, héritière de la longue histoire des classes subalternes et en même temps en mesure de devenir elle-même classe dominante. Mais la classe ouvrière ne s'est pas donnée une voix prophétique, elle a voulu se donner une apparence scientifique. Les deux choses n'étaient peut-être pas incompatibles. Action et pensée ont défini dans les expériences du mouvement ouvrier, pour la première fois dans l'histoire, après la grande expérience chrétienne, deux modalités complémentaires de libre existence humaine. Et tant que la passion de la politique a cohabité avec la rigueur de la pensée, il y a eu de la place pour de grandes espérances. Quand le rapport s'est rompu, tout s'est écroulé. Le rêve d'une chose: que derrière Thomas Müntzer il y ait eu, au vingtième siècle, non pas les paysans allemands mais les prolétaires de tous les pays unis.

Le «rêve d'une chose» n'est pas l'utopie mais la prophétie. Si la prophétie explose dans le bouleversement, l'utopie intervient dans le changement. Bouleversement total pour l'une, changement lent pour l'autre. L'U-topie, le non-lieu, est la recherche d'un autre lieu. Utopie est la forme idéale d'une société constituée sur le plan des principes et des valeurs, non pas vue mais prévue, non pas jetée mais pro-jetée. C'est de nouveau, encore, la politique qui se fait État, de optimo reipublicae statu, Thomas More, Nova Insula Utopia. Et en effet. Même quand on a dit: extinction de l'État, nous avons dû recourir, pour y arriver, à la plus grande figure de l'État. Maintenant cette histoire de l'État est à son terme. Et elle a été une grande histoire, par rapport à la misère de la politique actuelle. L'État est réduit à un gouvernement, la politique est réduite à une administration. Le nouveau Nabuchodonosor a perdu le sommeil, non pas parce qu'il a oublié son rêve, mais parce que le rêve n'a même jamais été rêvé. Et il n'y a pas de Daniel, il n'y a que des «mages, des devins, des enchanteurs, et des chaldéens». Certes, la grande statue, resplendissante et terrible, est brisée. Les pieds de fer et d'argile n'ont pas tenu. Et la pierre a bougé, sans que personne ne la déplace, elle est devenue montagne. Cette montagne n'est pas le Nouveau Règne. Après les Quatre Monarchies, combien y en a-t-il eu encore depuis le IVe siècle? Il y a toujours une Cinquième monarchie, comme don symbolique prophétique. Mais nous vivons dans des temps tels qu'elle semble s'être réalisée dans la forme de domination la plus totale, parce que diffuse, intériorisée, librement et démocratiquement acceptée. La politique alternative, après avoir traversé entièrement l'histoire de l'État, peut-elle reprendre le contrôle du futur? Ou la politique moderne tombera-t-elle avec l'État moderne? Doutes. Recherches.

Une chose est sûre. Il faut recommencer à parler, autoritairement, au nom d'une partie, au lieu de continuer à parler, de manière subordonnée, au nom de tous. Ernst Bloch, Geist der Utopie, des mots durs, qui auraient plu, à mon avis, à l'esprit paisible de Sergio Quinzio: «Parfois la victoire sur le mal peut s'accomplir dans un plus grand silence, comme cela arriva au chevalier sur le lac de Constance, victorieux grâce à son aveuglement, comme cela arriva à un niveau plus profond au saint placé dans des situations extraordinaires et victorieux grâce au baiser de la bonté, grâce à une ignorance créatrice. La plupart du temps cependant, l'âme doit devenir coupable pour anéantir la mauvaise réalité, pour ne pas devenir encore plus coupable en battant en retraite de manière idyllique, en supportant l'injustice avec une patience hypocrite. La domination et le pouvoir en soi sont mauvais, mais il est nécessaire de les combattre également par la force et de se faire impératif catégorique, le revolver à la main...» (E. Bloch, Esprit de l'utopie, tr. fr. A.-M Lang et C. Piron-Audard, Gallimard, Paris, 1977, p. 291). Et Spuren: «En effet l'homme est quelque chose qui reste encore à découvrir » (E. Bloch, Traces, tr. fr. P Quillet et H. Hildenbrand, Gallimard, Paris, 1968, p. 29). Les deux dimensions se retrouvent ensemble, comme l'action et la pensée, toujours rigoureusement d'un point de vue partiel: tout d'abord «les ténèbres de l'instant à peine vécu», «les ténèbres du hic et nunc»; puis «le savoir non encore conscient», «le pas encore devenu». Ces concepts sont-ils des périphrases de l'utopique ou du prophétique? Ils s'unifient dans la catégorie du «Pas encore» (Noch nicht) et cette catégorie «entre dans les rêves éveillés de nous tous». L'utopie concrète blochienne est prophétie. Également parce que les deux Principes, le Principe espérance de Bloch et le Principe responsabilité de Jonas, s'avèrent désormais improposables, dans les conditions actuelles. Il n'y a plus de principes, réduits qu'ils sont au misérabilisme des valeurs. Et ce n'est pas seulement le religieux, mais aussi le politique qui, réduit à l'éthique, dépérit et se meurt. Le religieux et le politique, dans leur autonomie respective, sont les deux grandes dimensions existentielles de l'homme moderne. Peuvent-elles se retrouver en soi, pour ce qu'elles sont ou leur destin est-il celui d'être toujours subordonné à autre chose?

Ici revient la leçon de Quinzio. Elle nous rappelle en effet dans ce mystère qu'est la condition humaine, non pas son immobilité mais son éternité contingente: cette contradiction qui déchire et ne console pas. La pensée révolutionnaire a manqué d'assumer ce problème. Non pas tous mais plusieurs de ses échecs partent de là. Et de là vont être identifiés d'autres passages et ouverts de nouveaux gués. Il faut donner à Quinzio ce qui est à Quinzio et rien de plus. Mais une des voies de la politique aujourd'hui – une et pas la seule – est de contenir une vision apocalyptique du futur et une lecture réaliste du présent. Un choix dicté par l'époque, que nous avons défini sans signes des temps. Désormais la grande tactique – et la grande politique est toujours grande tactique – n'est plus autonome, parce qu'elle n'a plus à soulever de grandes forces et n'a plus à faire parler des puissances subjectives. Le passage à travers le point de catastrophe devient alors inéliminable par la vision du bouleversement, et celui-ci à son tour se soulève, si possible, vers de plus ambitieux sommets. Mais après la défaite de Dieu, l'attente messianique entre en contradiction avec le passage apocalyptique. «Voici, je viens bientôt!» (Apocalypse 22:7): imprononçable parole prophétique désormais. Cela, Sergio Quinzio le savait et en souffrait. En même temps, il croyait et ne se résignait pas. Quinzio qui lit Daniel. Le livre de Daniel – dit -il – contient sept visions «qui constituent une seule annonce apocalyptique». Précisément la première vision, celle de Daniel 2, «exprime le caractère involutif de l'histoire. Les civilisations, les empires, les puissances mondaines qui se succèdent à travers les siècles descendent vers le bas et ont une valeur moindre. Toute l'histoire du monde est un hybride répugnant qui devient finalement un mélange chaotique de forces et de faiblesses dans lequel la division, la non-homogénéité, le désaccord pluraliste des éléments est le signe de la décomposition imminente. Le sens de toute cette aventure historique consiste dans sa progression vers la destruction pour que se stabilise le règne de Dieu» (Un commento alla Bibbia, cit., p. 319).

C'est notre condition contemporaine: attente sans espérance, vocation sans croyances, foi sans éthique, plus précisément foi politique sans valeurs éthiques, volonté sans possibilité de décision, «parler au nom» d'une partie, sans but ultime, mais parce qu'au moins pour nous, désormais, «il doit en être ainsi».

1. Je repropose ce texte, déjà paru dans Bailamme, rivista di spiritualità e politica, n° 20, 1996, in memoriam de Sergio Quinzio. Il me semble qu'il s'intègre bien dans le cadre de ce discours. Je le dédie aux voix prophétiques des «moines» don Giuseppe Dossetti, père Benedetto Calati, Pietro Ingrao.

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