Abraham Aboulafia est sans aucun doute l'une des figures les plus hautes en couleur du mysticisme juif; prophète auto-proclamé aux prétentions messianiques, il vécut et oeuvra dans la seconde moitié du XIIIe siècle, à ce moment précis de l'histoire juive médiévale qui connut une activité mystique intense, aussi bien en terre d'Israël que dans les communautés de la Diaspora, et en particulier dans celles du continent européen. À la différence de la plupart des autres cabalistes de cette époque, dont on connaît mieux l'oeuvre littéraire que la biographie, nous disposons d'une relative richesse d'informations concernant sa biographie, grâce essentiellement à l'attention méticuleuse dont il fit montre dans ses écrits. Il existe un lien complexe entre ses oeuvres et ses pérégrinations. Bien qu'il faille probablement faire preuve de prudence quant à la véracité de certaines de ses déclarations, étant donné son imagination fertile, ses oeuvres présentent un grand intérêt historique.
Comme l'attestent les renseignements que nous avons sur sa vie, Aboulafia fut un homme pétri de contradictions, et cette impression est corroborée par le style de réflexion et d'argumentation qu'il emploie dans son vaste corpus. Bien qu'il semble avoir été un maître dévoué et charismatique, attaché à la compagnie d'autrui et désireux de jouer un rôle dans la sphère socio-politique (ce qu'illustre de manière ostentatoire sa tentative de rencontre avec le pape Nicolas III en 1280), il défendit également une voie de la méditation fondée sur la solitude et la retraite. Si sa biographie suggère qu'il fut un homme profondément tourmenté, l'objet même de son enseignement était d'atteindre à un état d'équanimité et de détachement. La cabale d'Aboulafia fournit les moyens d'atteindre l'état spirituel du monde à venir, ce qui consiste pour lui à défaire les liens qui enchaînent l'âme rationnelle au corps. Les préoccupations du monde physique sont autant d'obstacles sur la voie vers l'illumination dont il faut se débarrasser par une discipline ascétique avant de s'engager dans la pratique de la méditation qui mène à l'union avec le divin. Cependant, Aboulafia ne prêche pas une négation complète du corps. Il reconnaît non seulement que le bien-être psychologique de l'individu dépend de la réintégration dans le monde physique, mais que l'union mystique elle-même fait l'objet d'une expérience en termes somatiques, voire érotiques.
Ce qui illustre peut-être le mieux le caractère tout à la fois contradictoire et énigmatique de son profil intellectuel, c'est la synthèse qu'il s'efforça de réaliser entre les idées philosophiques de Maïmonide et les doctrines de l'ancien mysticisme juif, en particulier telles qu'elles transparaissent à travers le prisme des Piétistes allemands. Aboulafia n'opposait aucune objection à l'acceptation de l'idéal de conjonction avec l'Intellect agent d'une part, ni aux techniques de permutation des lettres et de combinaisons des lettres des Noms divins d'autre part. En fait, ces techniques étaient, selon lui, un meilleur moyen de réaliser cette conjonction que la voie philosophique de la connaissance. Capable de chanter la supériorité de l'hébreu comme langue naturelle que Dieu employa pour créer le monde, il affirmait néanmoins que l'on pouvait pratiquer les permutations de lettres dans n'importe quelle autre langue, car toutes les langues sont contenues dans l'hébreu, même si elles sont conventionnelles. En réponse aux attaques que lui adressa Salomon ben Abraham ibn Adret dans les années 1280, Aboulafia définit une distinction typologique entre sa propre forme de cabale prophétique et la cabale fondée sur une compréhension théosophique des sefirot. Cependant, comme je le suggère dans les essais qui composent cet ouvrage, Aboulafia était profondément influencé par la langue et le symbolisme de ce que nous nommons aujourd'hui la cabale théosophique. Tout comme il fit sienne et rejeta dans un même mouvement l'orientation philosophique de Maïmonide, il s'appropria et rejeta la démarche théosophique des cabalistes. Cette faculté d'assimilation et de rejet ne reflète ni incohérence ni instabilité quant à ses capacités cognitives. Elle est la marque, au contraire, d'un esprit capable d'assimiler des systèmes conceptuels complexes et antagonistes. Là où nous voyons des polarités conflictuelles, Aboulafia voyait une vérité qui s'enrichissait par l'ambiguïté.
La puissance de l'intellect d'Aboulafia est manifeste dans sa façon de manipuler des idées théologiques ardues par les techniques exégétiques de la numérologie (guematria), de la transposition des lettres (temurah) et de l'acrostiche (notarikon). Quiconque a essayé de lire Aboulafia sait qu'il est impossible de déchiffrer une seule page sans crayon ni papier à portée de la main afin de décrypter les multiples associations linguistiques et mathématiques qu'il établit dans une tentative pour relier entre eux des concepts et expressions disparates. Si la cohérence logique est le signe d'un esprit brillant, alors il se pourrait qu'Aboulafia déçoive nos attentes. Pour apprécier son génie, il est nécessaire d'adopter une approche qui aille au-delà des dichotomies polaires. L'esprit d'Aboulafia repousse constamment les limites de la compréhension rationnelle, reprenant d'une main ce qu'il a donné de l'autre. L'un des signes les plus flagrants de la divergence entre Maïmonide et Aboulafia est l'acceptation par celui-ci d'une logique défiant la logique qui s'exprime par l'affirmation concomitante des contraires. Cette coïncidence revient de manière insistante dans ses écrits, mais ce qui l'illustre peut-être le mieux, c'est son concept d'inversion des contraires qui permet d'identifier les qualités antagonistes. Ainsi, pour Aboulafia, la tête est la queue, la droite la gauche, le miséricordieux est aussi le juge, l'ange Satan, et ainsi de suite. Il n'y a jamais de stase dans sa réflexion, dans la mesure où toute chose peut devenir son contraire. Chaque pensée est ainsi une étape sur une route qui nous emporte toujours plus loin après un répit temporaire.
Il est devenu banal dans la recherche moderne de faire une distinction franche entre deux formes de cabale, la théosophique et l'extatique. Alors que Gershom Scholem limitait cette typologie à l'Espagne du XIIIe siècle, Moshé Idel a élargi les catégories historiques et soutenu qu'il s'agit là, plus généralement, des deux courants phénoménologiques du mysticisme juif. Comme je l'ai déjà observé, la responsabilité de cette classification typologique incombe pour beaucoup à Aboulafia lui-même. S'il apparaît utile de recourir à cette typologie dans l'étude du mysticisme juif et si la critique développée par Moshé Idel d'une présentation relativement monolithique de l'histoire de la cabale, elle-même née d'un désintérêt pour les écrits d'Aboulafia et de ses disciples, est certainement fondée, il est également nécessaire d'éviter toute réification rigide de ces divisions. Les études réunies dans ce volume illustrent une présentation plus souple et plus fluide de la cabale prophétique d'Aboulafia en relation avec la cabale théosophique de sa génération. En fait, même s'il faut porter au crédit d'Aboulafia d'avoir formulé cette distinction typologique, il ne cesse de transgresser les limites qu'il s'était donné pour tâche de fixer. Les essais qui suivent s'efforcent d'articuler cette transgression et ont donc été écrits (ainsi qu'il doit en être de tout acte d'écriture) à partir de l'espace de la rupture, de l'espace où le verbe est brisé et le rayon de la raison dévié par la surface miroitante de l'intuition mystique.
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Dans le premier essai, «L'herméneutique d'Abraham Aboulafia: le secret et la révélation de l'occultation», je soutiens que l'herméneutique de l'ésotérisme dans la cabale prophétique d'Aboulafia est, de manière essentielle, similaire à ce que l'on trouve dans la cabale théosophique. Aboulafia est certainement influencé par la notion de secret telle que la conçoit Maïmonide, mais finalement son concept de langue et sa compréhension de l'expérience mystique fondée sur ce concept imposent que sa formulation de l'ésotérique se distingue de celle de Maïmonide pour se rapprocher de l'orientation prise par les cabalistes théosophiques. Le secret n'est pas seulement une notion théologique potentiellement problématique qui doit être cachée aux masses ignorantes, alors même qu'elle est révélée à l'élite intellectuelle; le secret est tel parce qu'il renvoie au Nom divin, qui est l'essence mystique de la Torah, et qu'il comprend ainsi la convergence du caché et du révélé. La révélation du secret suppose son occultation à l'égard même de celui à qui il est révélé. La seule forme valide de transmission de ce secret est l'oralité; par l'écriture il ne peut y être fait qu'allusion, de sorte que l'individu éclairé appliquera sa propre capacité d'intuition à percer le sens de ces allusions. En ce qui concerne l'interaction de la réception passive et de l'exégèse créative, il existe également un point commun entre les courants théosophique et prophétique de la cabale, même s'il y eut certains cabalistes (je songe ici à Nahmanide) pour dénier fermement toute efficacité à la raison humaine comme moyen de comprendre les secrets de la cabale. Dans certains passages, Aboulafia exprime une position semblable à celle de Nahmanide car, à ses yeux, la vérité de la cabale excède les catégories de la raison humaine même si, dans ces mêmes passages, il décrit l'expérience mystique en des termes empreints de l'idéal philosophique de la conjonction.
Dans le deuxième essai, «La doctrine des sefirot», j'examine le rôle qu'Aboulafia accorde aux sefirot. Comme je l'ai brièvement signalé, il faut porter au crédit d'Aboulafia le fait d'avoir établi une distinction typologique entre ce que la recherche moderne nomme les courants théosophique et extatique de la cabale. Cette taxinomie doit cependant être appréhendée dans son contexte historique et littéraire propre. Sous cet éclairage, il apparaît alors qu'Aboulafia formula les choses de cette manière pour répondre aux critiques que lui avait adressées Salomon ibn Adret, lui-même maître de la tradition cabalistique. Une étude plus attentive de ses écrits, en particulier de l'épître qu'il écrivit à Judah Salomon dans laquelle il mentionne explicitement les «deux types de cabale», montre que l'influence que les termes et les symboles «théosophiques» exercèrent sur lui ne fut pas simplement superficielle. En outre, je pense qu'il est même possible d'appliquer le terme «théosophie» à la conception qu'Aboulafia se faisait de la hokhmat ha-'elohut, c'est-à-dire de la sagesse divine, qui se différencie de la science divine telle que la conçoit Maïmonide. La sagesse divine consiste en une gnose ésotérique du Nom, qui ne peut être appréhendée par la métaphysique discursive des philosophes. En fait, à de nombreuses reprises dans ses écrits, Aboulafia affirme que la connaissance du Nom ne peut être appréhendée par les philosophes; elle est réservée aux prophètes d'Israël qui ont reçu et transmis cette connaissance en tant que tradition orale.
En suggérant d'appliquer le terme «théosophie» à la cabale d'Aboulafia, je ne prétends pas nier la distinction manifeste qu'il établit entre les cabalistes qui insistent sur les sefirot comme puissances de Dieu et ceux qui privilégient les Noms divins. Ma thèse est plutôt que, pour Aboulafia lui-même, la cabale embrasse à la fois la connaissance des sefirot et la connaissance des lettres, idée qu'il rattache aux trente-deux voies de la sagesse mentionnées dans le Sefer Yesirah, à savoir les dix sefirot et les vingt-deux lettres. Les deux branches de la cabale sont rattachées aux Noms de Dieu, eux-mêmes contenus dans le Nom unique YHVH. L'adhésion à ce Nom formulée en termes d'idéal philosophique de conjonction intellectuelle est l'objectif ultime de la cabale d'Aboulafia. Dans la mesure où le moi s'unit par l'expérience de la conjonction à l'Intellect agent et que celui-ci comprend les dix intellects distincts assimilés aux dix sefirot de la tradition ésotérique juive , il s'ensuit que, pour Aboulafia, les entités séfirotiques jouent un rôle important dans l'expérience mystique de l'union. Les sefirot, qu'Aboulafia assimile aux attributs (middot) de Dieu, sont les canaux par lesquels l'influx intellectuel s'épanche sur le mystique et, ce faisant, ils facilitent son adhésion au Nom divin. Pour Aboulafia, les formes intelligibles idéales des sefirot sont distinctes de Dieu; cependant elles n'existent pas en dehors de lui, car elles sont l'expression de sa puissance. Aboulafia décrit l'inclusion des dix sefirot comme un grand mystère. Dans une langue qu'il emprunte à Eléazar de Worms, il lie les sefirot au Nom indicible et décrypte dans le tétragramme YHVH l'expression yod hawwayot, les dix essences, qui sont les intellects distincts. Ainsi le Nom est intrinsèquement associé aux gradations séfirotiques. L'interprétation psychologique d'Aboulafia, qui fait des sefirot des états d'esprit internes, découle de cette hypothèse ontologique.
Dans le troisième essai, «Rationalisation mystique des commandements», mon propos est de montrer que l'observance des rites se trouvait investie d'une signification nouvelle dans les écrits d'Aboulafia en étant transformée en moyen de provoquer une expérience mystique dont les contours étaient, dans une large mesure, définis par des concepts et des modes de discours philosophiques. Les raisons des commandements ont à la fois un sens exotérique et un sens ésotérique. Ce dernier sens renvoie aux mystères de la Torah, qui sont les Noms divins révélés aux cabalistes éclairés. Une structuration semblable de l'expérience est attestée dans la cabale théosophique et nous sommes ainsi fondés à parler d'un élément phénoménologique commun à ces deux courants cabalistiques en ce qui concerne la question spécifique de la valorisation mystique du rituel. Le fossé entre les courants théosophique et extatique de la cabale devrait être en partie comblé dans la mesure où ils présentent l'un et l'autre une spiritualisation mystique des rites traditionnels. En outre, dans les deux courants, cette spiritualisation implique l'expérience de l'union avec le divin, expérience qui était façonnée par des hypothèses philosophiques. La transformation du rite en sacrement qui facilite l'élévation psychique et la réintégration ontique dans le divin est une expérience que les cabalistes théosophiques et extatiques mettaient sur le même plan que la prophétie. De ce point de vue, il est quelque peu trompeur de qualifier la cabale d'Aboulafia de «prophétique» pour la distinguer et l'opposer à l'autre forme de cabale. Le terme «prophétique» s'applique également à la cabale théosophique comme l'atteste le fait que plusieurs cabalistes théosophiques se soient explicitement définis comme prophètes, un point qu'Aboulafia lui-même exprima avec force. Certes, Aboulafia aurait distingué sa propre compréhension de la prophétie de celle des cabalistes théosophiques. Selon moi, cette distinction ne vaut que jusqu'à un certain point, car les deux courants de la cabale ont beaucoup en commun en ce qui concerne la compréhension de la prophétie comme conjonction mystique avec le Nom divin, qui est l'essence interne de la Torah.
De même il est trompeur de qualifier la cabale théosophique de théurgique pour la différencier et l'opposer à celle prophétique d'Aboulafia. Alors qu'il est certainement vrai qu'Aboulafia rejette la compréhension théurgique des cabalistes théosophiques et que, même lorsqu'il s'approprie leur langage (comme c'est le cas dans sa discussion de l'intention mystique des sacrifices), il tend à privilégier la valeur mystique par rapport à la valeur théurgique, il demeure néanmoins vrai qu'il soutient un type de théurgie en relation avec l'unification des attributs divins. Comme je l'ai déjà signalé, Aboulafia rejette catégoriquement la compréhension théosophique des sefirot en tant que puissances hypostatiques, mais il insiste sur le fait que l'unité divine s'exprime par et dans les dix sefirot, qu'il assimile aux dix intellects distincts. L'insistance avec laquelle il invite le lecteur à se méfier du danger de séparer les sefirot, acte qu'il désigne (tout comme les cabalistes théosophiques) par l'expression rabbinique: «couper les scions», qui signifie «hérésie», ne doit pas être perçue comme une simple figure de rhétorique. Au contraire, selon Aboulafia l'intellect humain joue un rôle actif en unifiant Dieu par les dix intellects distincts, ce qui est une conséquence de la conjonction intellectuelle qui est présentée comme la raison mystique suprême des commandements.
L'ensemble de ces études se donne donc pour objet de présenter Aboulafia sous un jour quelque peu différent. J'espère que cet éclairage révélera une image qui ne sera pas perçue comme contraire aux recherches antérieures, mais comme une nouvelle avancée par rapport au stade déjà atteint, avancée qui permettra à d'autres d'aller au-delà de ma propre perception nécessairement limitée.