l'éclat |
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Saint Jean de la Croix (De la «Nuit Obscure» María Zambrano |
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Traduit de l’espagnol par Suzanne Brau. | ||||
Cet article a paru originellement dans le numéro 2 de la revue Levant, Cahiers de l’espace méditerranéen, Editions de l'éclat, 1989. Il avait été précédemment publié dans les Cahiers du Sud en 1942, dans cette même traduction. Suzanne Brau avait eu la gentillesse, lors de la reprise de l'article, de réviser légérement sa traduction. L'essai a été repris dans une traduction de Nelly Lherminier dans le volume Sentiers, Edtions des femmes, Paris, 19XX |
Il existe une terre jaune, embrasée d'un feu qui n'est pas celui du soleil, un feu qui semble naître de cette terre; sur cette terre s'élève une petite ville qui tremble elle aussi. Par un versant, depuis la plus haute roche, descend un chemin zigzaguant qui borde les anciens remparts intacts, avant de les traverser par une porte, nommée porte de Sanchidrian, aussi romantique que tout ce qui est là. Puis le chemin descend entre de grands ormeaux et passe sur une rivière, une rivière verte et calme, miroir des époques mémorables, enfin il se termine sur une paisible promenade couronnée de roches qui s'élèvent abruptes; de ces roches jaillit, goutte à goutte, une eau claire qui forme le manteau d'une vierge noire de l'époque de la Reconquête : Fuencisla. Là-haut, sur la plus haute roche, la plus nue, la plus difficile, quatre murs et un petit toit avec un cyprès, sans doute postérieur, défendent contre l'éboulement les deux mètres de terre qui s'y trouvent : c'est la maison de Saint Jean de la Croix, c'est là que vivait le «Saint» tandis qu'on construisait le couvent des Pères Carmes déchaussés qui est sur le versant, auquel il travailla lui-même comme maçon, assemblant les pierres et foulant la chaux; plus tard il y fut prieur. Et maintenant son corps se trouve dans une petite chapelle de l'église conventuelle, il est contenu dans un sarcophage marron sans aucune prétention. Deux immenses tableaux lui tiennent compagnie. Sur l'un nous voyons le prophète Élie soulevé au ciel sur un char de feu; sur l'autre la Vierge, très brune, descend sur le Mont Carmel de l'Asie Mineure où naquit cette très ancienne dévotion. Les gloires du Carmel emplissent ce petit coin de la cité castillane, de la plus haute roche aux bords de la rivière et jusqu'au chemin où il y a une roche entourée d'une barrière, parce que, d'après la tradition, le « Saint » s'y reposait lors de ses allées et venues à la ville où Sainte Thérèse fondait, à la même époque, un couvent de religieuses. Les gloires du Carmel ! Tous les samedis les frères descendaient au plus profond de l'église ; avec leur manteau de laine blanche, leurs têtes d'ivoire pâle, une auréole de cire jaune en main, ils allaient chanter le Salve Regina devant la Vierge, enveloppée elle aussi dans son manteau blanc, qui écoutait en leur tendant de très haut le scapulaire, gage du salut le chant de cette dévotion ancienne qui vient du prophète Élie menant son char de feu au milieu des nuages. Et après le Salve Regina à la Vierge, c'était la visite à la chapelle blanchie à la chaux où « le Saint » habite, mystérieusement vivant. Car, dans tous ces parages, Saint Jean de la Croix c'était « le Saint» et le Saint, je l'ai su plus tard, était un poète. Le Saint d'une ville castillane, tremblante et ardente, le Saint d'une très vieille religion dont le nom est la Poésie, le Saint qui est un poète. Sainte Thérèse, de la religion du Carmel, fut aussi poète, bien qu'il soit impossible de la comparer à Saint Jean de la Croix !... Quelle religion extraordinaire est-ce donc que celle qui produit des saints poètes? Si Saint Jean de la Croix a écrit en prose ce ne fut que pour commenter la poésie, dont sa prose dépend, déterminé et poussé en quelque sorte par la poésie à son point de jonction avec la religion. Il est poète absolument et foncièrement poète, et n’est-il pas peut-être l’unique exemple d’un saint si remarquablement poète ? Il existe des saints écrivains, orateurs, penseurs, et même philosophes, mais un poète, poète comme l’est Jean de la Croix, n’est-ce pas un cas unique? Quelle religion est-ce donc que cette religion du Carmel qui permet la poésie, qui l'engendre? Mais le poète est le «Saint» qui donne la vie à cette cité castillane toute dorée; il est sorti de cette terre de l'endroit où, un peu plus haut encore, elle est encore plus désolée, et il est venu se poser sur cette haute roche, au-dessus de la rumeur de la rivière, sous ce ciel limpide, dans cet air subtil: il est venu s'y poser comme un oiseau pour chanter librement, dégagé de tout lien. Comme un oiseau qui établit dans l'air sa demeure mais qui est sorti de la terre brune, et qui est brun comme elle, fait, semble-t-il enfin, de sa substance, de sorte que lorsqu'il chante, pour aussi librement qu'il le fasse, c'est comme si la terre chantait, comme si la terre avait réussi à se défaire de son poids, de la lourdeur qui la retient. Oiseau de cette terre, que chante-t-il, que nous dit-il dans son chant? Il serait difficile de le transcrire, car sur cette terre le temps de chanter est passé depuis déjà des siècles et il nous semble étrange que quelqu'un puisse chanter, nous ne nous arrêtons presque pas à écouter ce qu'il dit, cela vient de si loin pour nous !... Comme nous ne sommes plus habitués, non plus, à voir quelqu'un voler sur un air transparent... Il y a longtemps, des décades d'années monotones, que personne ne vole plus, que la terre est devenue définitivement un corps solide et a absorbé en elle tous les événements qui l'ont agitée. Oui, il y a bien longtemps que les gens sont devenus opaques et muets comme le résidu solidifié d'un feu qui les a forgés et qui fut leurs entrailles. La Castille n'est qu'un seul sillon, une même ride sur la terre et sur le front de ses habitants: sillons, empreintes, traces desséchées d'un feu qui l'a enveloppée et qui peu à peu s'est retiré. La terre jaune est une croûte durcie qui couvre des entrailles que l'on pressent de feu, elle est la demeure de ce feu qui s'y est caché. Et sur cette terre cheminent ses gens avec des visages de bois calciné, sans mots ni chansons, comme si quelque chose d’effrayant avait posé un sceau sur leurs lèvres et sur leur coeur . C'est pourquoi ils portent avec eux une solitude aussi transparente que l’air, mais impénétrable ; une solitude qui nous gagne dès que nous prétendons y pénétrer. La loi de la Castille c’est la solitude, une solitude nue, sans musique ni mots, une solitude muette dans laquelle ne chante aucun oiseau comme cette autre «solitude sonore». Comment étais-tu, Castille, quand pouvaient sortir de toi des oiseaux qui chantaient, qui entendaient et transmettaient «la musique silencieuse», «la solitude sonore»? Comment étais-tu lorsqu'un Saint poète peut-être le plus grand de l'univers était ton poète et ton Saint? Saint Jean de la Croix sort de la vie de l'Espagne, de celle de la Castille, et il est presque difficile de s'en apercevoir à cause de sa transparente universalité. Il faut traverser la transparence de cette universalité pour parvenir à la véritable racine dont elle a dû sortir, il faut parcourir le même chemin qu'elle a dû parcourir dans sa transcendance, «toute science transcendant», pour arriver à saisir la nécessité qui existe sous le plan de son vol hardi; la nécessité de sa liberté, la substance où a dû s'enflammer cette flamme qui ensuite paraît avoir consumé toute substance. Nous nous trouvons donc devant deux choses: le vol, la transcendance d'une créature au moyen de la mystique et de la poésie; et le fait que cette même créature, cette même mystique, cette même poésie, nous servent de clé, de signe non équivoque de la substance qui les a engendrées, de la vie qui les obligea à voler si haut. Il est difficile de lancer ce regard depuis la culture espagnole car en elle presque tout est racine et le fait même d'une chose qui soit arrivée à plénitude et floraison y est étrange et à peu près unique. Tant de choses sont fanées ou gelées, tant de choses qui, à la manière du thym, ne s'élèvent de terre que par leur parfum, non par leur ligne ! des choses qui demeurent enracinées si étroitement dans la terre que c'est à peine si on les en distingue. Mais Saint Jean de la Croix nous apparaît libre, tout lien défait, c'est une élévation pleinement réalisée, c'est une universalité parfaite et transparente, et il est difficile de voir sa racine malgré l'évidente analogie de son chant et de la terre brune. Analogie, car sa poésie ne semble nous arriver de personne, d'aucune personne visible, elle semble sortie d'elle même. Et la voix humaine est restée en arrière, et en arrière la personne même. Que s'est-il passé dans tout cela? L'existence de Saint Jean de la Croix est une non-existence ; son être, c'est d’être enfin arrivé au non-être Et ceci ressort d'autant plus que lui n'aurait jamais chanté la mort, qu'il ne l'aurait pas appelée, pas même évoquée comme le faisait si souvent Sainte Thérèse, que, malgré cela, nous continuons à voir pleinement dans la vie, toujours si présente, et même d'une présence corporelle. Chez Jean de la Croix il advint quelque chose de beaucoup plus grave : il n'eut pas besoin de la mort pour franchir certaines limites, pour «s'en aller». Et il y est arrivé par deux voies: la première, la mystique ascétique, la vieille dévotion asiatique du Carmel; la deuxième, la poésie. Ce qui a été conquis, dans toute sa pureté, par la mystique de Saint Jean de la Croix, est négatif : éliminer, abandonner, séparer. Ascétisme, c'est renoncement. Mais bientôt nous sentons qu'il se passe quelque chose sous la transparence de sa prose si pure, quelque chose de cruel qui dénote une grande activité et qui est plus apparenté au biologique, au cosmique même, qu'à l'apparence spirituelle. Ce n'est rien de spirituel ni d'intellectuel malgré la mise en oeuvre de moyens intellectuels: l'âme s'est dévorée elle-même pour se transformer en une autre substance. Ce que nous trouvons chez Saint Jean de la Croix n'est plus humain à proprement parler, et cependant c'est chez des hommes que cela se passe, c'est là cependant le phénomène de la mystique, aperçu chez Saint Jean de la Croix dans sa plus grande pureté, et nous verrons comment la poésie la rejoint sans la détruire. La mystique, en effet, c'est quelque chose qui se passe à l'intérieur de l'âme, à l'intérieur de ce qui existe naturellement chez un homme, en vertu de quelque chose qui est naturel, en vertu d'autre chose qui lui est extérieur, du moins au sens strict que cela ne fait pas partie de l'âme. En réalité ce qui arrive dans la mystique n'est d'aucune manière hors de l'humanité, ce n'est pas le fait d'imposteurs ou de déments comme a pu le croire le positivisme. Et pour si extraordinaires que l'on suppose les mystiques dans l'ordre humain, leur grand courant, aussi fécond qu'inextinguible, donne lieu à méditation. Il y a de quoi songer et penser que ce qui arrive dans la mystique est, tout au moins, fondé sur la nature humaine, sur une de ses possibilités essentielles, peut-être sur l'un de ses caractères qui se révèle mieux qu'ailleurs dans la mystique. La première image suggérée par cette autophagie appartient au monde biologique: la chrysalide qui détruit le cocon, où elle gît ensevelie, pour prendre son vol; qui dévore son propre corps pour le transformer en ailes; qui a échangé la pesanteur, la masse, contre ce qui fonctionne afin de nous libérer de cette pesanteur assujettissante. Le petit papillon, si libre, est né d'un crime, il s'est échappé difficilement après avoir perforé le mur de sa prison. Si c'est là la première image, il est clair qu'elle est insuffisante, ou qu'elle nous met en face d'un problème effrayant. La transformation de la chrysalide en papillon a été naturelle et s'est faite à l'intérieur de l'âme humaine en vertu du processus mystique. Est-elle dans l'ordre naturel? c'est-à-dire, à quelle ligne d'inéluctable nécessité, analogue à celle de l'instinct, correspond-elle? Dans quels cas, quelles situations, le processus mystique est-il l'unique issue? Quand le moyen de transcendance de Saint Jean (toute science transcendant) est-il le seul possible? Ce qui se passe dans l'âme du mystique c'est tout simplement un abandon de la vie; le mystique ne peut pas continuer à vivre, son unique salut paraît consister à traverser le seuil de la vie; comment cela est-il possible? Quel est ce genre de suicide et d'où procède-t-il? Car si le mystique ne peut supporter la vie ce n'est pas pour «quelque chose» qui lui arrive spécialement mais pour quelque chose qui est inclus dans la vie même, c'est à cause d'une situation d'existence en définitive. Ce n'est pour « rien» qui lui arrive du dehors, mais du fait de sa vie même, ce n'est pas pour quelque chose, mais pour rien et pour tout. Et il devient plus facile de dire: le mystique l'est en vertu d'une croyance: il faut gagner la vie éternelle en consumant la vie terrestre. Mais le fait que cette croyance arrive à avoir une force suffisante pour produire l'autophagie, qu'elle puisse faire que l'âme se dévore si cruellement elle-même, cela semble nous indiquer, de par les voies de son accomplissement, qu'il s'agit d'autre chose. Peut-être est-ce que l'âme n'est pas à son aise dans le monde; qu'il existe un déséquilibre né de l'amour. Le mystique a été touché par la christianisme qui est tombé sur lui, et alors son amour se tourne vers le Christ, mais il y a aussi des mystiques sans le Christ ; le problème serait peut-être même de savoir comment il existe une mystique chrétienne. La mystique est à elle seule une religion qui est entrée ensuite dans le christianisme, mais la question de la mystique ne coïncide pas avec la question chrétienne. L'âme de celui qui s'engage dans le mysticisme ne peut rester dans les chemins naturels, pas plus que dans ceux de la connaissance, et pas davantage dans ceux de la poésie. Comment se fait-il que ne lui suffisent aucune de ces trois activités fondamentales de la vie humaine qui sont: connaître, sentir et pouvoir? Il ne veut pas du pouvoir, connaître ne lui sert de rien, et sentir ne le soutient pas. Il semble imparfaitement conformé, c'est comme si une partie de lui-même lui faisait défaut, quelque chose qui ne lui permet de s'asseoir sur rien. L'attention est dirigée vers quelque chose qui ne coïncide jamais avec ce qu'on a devant soi, et son amour est épris de ce qui l'enflamme. Mais pourquoi l'amour? Il désire s'unir à quelque chose de même nature que lui, c'est comme s'il n'était pas né entier, s'il cherchait ce qui lui manque; ne le trouvant pas, ne trouvant pas non plus son complément, il se sent sans analogie dans le monde où il cherche. La première chose qui apparaît dans le mystique c'est une solitude sans compagnie possible, une solitude sans pores, une solitude privée de toute communication, qui donne à sa vie un goût de cendre. Ce que cherche le mystique c'est sortir de cette solitude, en la brisant comme la chrysalide brise sa prison; monade sans fenêtres, l'âme humaine du mystique ne peut trouver de solution qu'en dévorant sa prison, sa propre âme. Son immense amour pour le «tout » vient de ce qu'il ne peut se fixer sur rien parce qu'il n'y a rien qui lui porte de message, que la communication normale avec les êtres et les choses qui sont au monde lui est devenue impossible, que l'âme est demeurée seule et recluse. Il faut qu'elle sorte du puits de sa solitude, même s'il lui en coûte le non-être quand elle aura réussi à en sortir. Nous voyons donc que le mystique a réalisé une véritable révolution, la seule qui ait jamais abouti. Puisque le mystique devient autre, qu'il est entièrement sorti de lui-même, il a réalisé la plus féconde des destructions, qui est la destruction de soi-même, pour que dans ce désert, ce vide, un autre y fasse sa demeure; il a suspendu le cours de sa propre existence pour qu'un autre se décide à exister en lui. Et, forcément, dans cette transmutation il y a un espace où il n'y a rien, où c'est le néant absolu. Et Saint Jean prévient et conseille: «N'oubliez pas de prier, et attendez dans le dénuement et le vide, votre Bien ne tardera pas»... «Pour cela il vaut mieux apprendre à réduire les puissances de l'âme au silence, et les rendre muettes pour que Dieu puisse parler» (La Montée du Mont Carmel). Et ce moment du néant a trompé d'autres mystiques qui ont cru que c'était la fin dernière et désirée : c'est la mystique du néant, ou nihiliste, qui ne devait pas beaucoup tarder à resurgir en Espagne, après Saint Jean, avec Miguel de Molinos: c'est la mystique de ceux qui ne cherchent que la quiétude, l'apaisement. La destruction y a un sens distinct, contraire en réalité. Ce qui palpite au fond de la mystique de la création de Saint Jean c'est une voracité qui nous a rappelé la chrysalide qui dévore son cocon, qui mange son enveloppe; faim d'exister, soif de vie. Voracité qui transposée sur le plan humain est amour, faim irrésistible d'exister, d'avoir « présence et forme», le désir inextinguible de présence et de forme manque dans le culte du néant de Miguel de Molinos, et chez lui la voracité n'est que l'amour de la mort, une tendance à la destruction finale, un dégoût mortel de l'existence. La destruction y est réellement destruction; la chrysalide mange le cocon, parce que le cocon, l'âme humaine, n'est pas en repos, parce qu'elle porte en elle le germe de sa transformation; s'il n'en était pas ainsi, si la vie humaine pouvait s'arrêter à elle-même, le mystique du néant ne la dévorerait pas; il y demeurerait comme dans un linceul. La destruction que nous voyons chez Saint Jean de la Croix est de plain pied dans l'essence de la création. Création qui va même au-delà de la morale. La mystique du néant n'arrive pas à la morale; celle de Saint Jean de la Croix la traverse, la consume, car, comme toute véritable création elle ne peut se servir d'une mesure déjà forgée, d'un canon qui lui indique sa portée, qui la limite. La morale arrive à être la deuxième enveloppe après la psychique, que la mystique de Saint Jean dévore dans la voracité de son amour, puisque «tout ce qui se fait par amour se fait au-delà du bien et du mal», d'après Nietzsche cet autre grand amoureux. Comme toute véritable création elle se sert de la mécanique qui est à sa portée. L'âme n'est qu'un ensemble de ressorts qui peuvent être employés autrement que comme ils nous ont été donnés, qui peuvent être transformés en instruments d'une finalité. Telle qu'elle nous est donnée notre âme ne s'élance vers rien; sans le feu de l'amour son mouvement serait circulaire, elle n'aurait pas de route ouverte devant elle. Pour qu'elle trouve un chemin il faut la suspendre, la soulever par le feu comme il arriva au père Elie. Et ce feu commence par une action dissociatrice qui est la racine même de tout acte créateur. Dissociation qui ne détruit pas, qui se limite à produire une détermination semblable au chaos. C'est une petite flamme, une langue de feu, qui fond les points de soudure de l'âme et libère les «puissances». Ensuite les puissances elles-mêmes seront consumées « d'une flamme qui consume sans causer de peine». La destruction de l'âme s'accomplit mais non pour s'arrêter à la morale qui, enfin, n'est qu'une norme externe, une forme enveloppante, limitatrice et harmonisatrice des passions. La morale reste en arrière quand la destruction de l'âme a été réalisée, puisque la morale sert à régulariser les actions, les fonctionnements de notre âme. Mais l'amour, la voracité du mystique n'en a pas besoin pour ce qu'il cherche. Le psychique étant consumé, le moral aussi, l'âme du mystique reste vide, dans l'obscurité et le silence. Alors ne vit plus que la voracité amoureuse qui peut sortir «sans être vue». Où va-t-elle? Il semble que la mort seule serait le but de ce départ, mais il n'en est pas ainsi. Bien que cela paraisse impossible il existe un milieu entre la vie et la mort. Saint Jean nous montre qu'on peut avoir cessé de vivre sans être tombé dans la mort, qu'il y a un royaume au-delà de cette vie immédiate, une autre vie en ce monde où l'on goûte la réalité la plus secrète des choses. Ce n'est pas un abandon de la réalité, mais une entrée en elle, une pénétration, «entrons plus avant dans le fourré». C'est pourquoi ce n'est pas le néant, le vide, qui attend le petit papillon à la sortie, ce n'est pas la mort non plus, mais la poésie où se trouvent dans leur présence complète toutes les choses, «les montagnes, les vallées solitaires et ombreuses, les îles étrangères, les fleuves sonores, le sifflement des brises amoureuses. La nuit calme comme les levers de l'aurore, la musique silencieuse, la solitude sonore». Tout, tout est présent et odorant, comme tout frais sorti des mains du Créateur. On ne peut attribuer au hasard, bien que ce soit par le plus heureux des hasards que Saint Jean ait été un poète, le motif de cette merveilleuse unité de poésie, de pensée, et de religion, unité qui affecte plus que tout la poésie, car c'est elle qui depuis toujours suit son chemin dans la plus grande solitude. Et d'ailleurs nous oserons affirmer que la figure de Saint Jean a une portée plus grande encore pour la poésie que pour la mystique. Parce que si la mystique apparaît avec une forme parfaite chez notre Saint poète, on ne peut pas dire qu'il en présente un cas spécial. Son originalité consiste à parcourir avec une transparente perfection le chemin de la mystique que nous pourrions appeler de la création pour la distinguer de la mystique du néant ou nihiliste. C'est un exemple de claire mystique. Et forcément une mystique si claire devait arriver à une unité parfaite d'amour et de connaissance. Unité, qui, traditionnellement, n'a d'autre nom que celui d'objectivité. La destruction a laissé l'âme transformée en un désert. Elle n'a été réalisée que par la terrible voracité de l'amour. L'amour a été l'agent de destruction; il a dévoré littéralement tout ce qui l'entourait et qui n'était pas l'objet de son désir, il a consumé tout ce qui le séparait de son aliment afin d'arriver à le trouver. Mais cet aliment ne consiste pas en quelque chose qui puisse être dévoré, consumé; c'est justement pour cela que c'est objet de l'amour, parce que jamais épuisable, parce que tandis qu'on le dévore il continue à exister intégralement, parce qu'il résiste tout en se donnant, parce qu'il est inépuisable, qu'il EST. L'objet de l'amour diffère de l'objet du désir : c'est quelque chose que la possession ne détruit pas. C'est pourquoi l'amour est capable de tout détruire pour l'atteindre, pour atteindre ce qui ne pourra jamais être détruit. Le désir, par contre, se dirige vers ce qu'on peut appeler proprement objet, parce que ne subsistant pas après avoir été atteint, une chose totalement consumée, non transcendante. Et cette parfaite objectivité de l'amour est clairement exprimée chez Saint Jean, et ce n'est pas par hasard, «oh, source cristalline ! si sur ta face argentée se formaient soudain les yeux désirés que je porte dessinés dans mes entrailles !» Parfaite objectivité de l'amour, qui l'est aussi de la poésie, puisque la liaison de la poésie et de la mystique se fait précisément ici: étant une mystique claire elle nous donne la présence parfaite de son objet qui se montre à nous poétiquement. Cela pourrait être la définition de la poésie, puisqu'il n'y a pas de poésie tant qu'il n'y a pas quelque chose de dessiné dans les entrailles. De même, l'idée, le concept, la connaissance, quand elle parvient à l'objectivité est un dessin de la chose, de l'être ; mais dans l'esprit, non dans les entrailles. La poésie, par contre, a toujours été chose de la chair, de la chair la plus humble : les entrailles; mais dans une relation, un commerce avec quelque chose situé hors des entrailles, comme ce que l'on connaît est hors de l'esprit. L'aberration, la caricature de la poésie qui existe comme de tout ce qui est noble a cru que les entrailles devaient s'exprimer elles-mêmes, qu'elles devaient crier, se manifester dans leur paroxysme, et la poésie devint cette chose grossière, cette grossière manifestation de ce qui ne peut arriver à la parole, qui reste ici, gémissement, l'inavouable en somme. Et ceux qui font cela (il nous est pénible d'avouer que ce sont le plus souvent des «poétesses») ne tiennent pas compte que ce n'e st pas eux qu'ils dégradent, mais la parole, le «logos » qui nous a été donné pour de plus nobles fins, puisqu'il y a des choses qui ne peuvent être dites. Et Saint Jean nous dit : «... que je porte dessinés dans mes entrailles...», les yeux, ce qu'il y a de plus spirituel et de plus personnel à la fois, regardent, quand ils sont les yeux désirés, jusqu'aux entrailles où ils restent gravés. C'est l'accomplissement de l'objectivité. L'intériorité la plus obscure et la plus profonde n'existe plus que comme le lieu où l'objet est dessiné par son propre regard, par sa lumière. La voracité de l'amour a été calmée pour l'instant, à une première étape, car il possède la copie mais non l’objet lui-même: «Découvre ta présence et que ta vue et ta beauté me tuent songe que la peine d'amour ne se guérit que par la présence et la figure...» La voracité amoureuse, la faim de présence et figure réelle, «matérielle», osons le mot caractérise l'amour, le distingue de la simple faim de savoir scientifique. L'amour ne se repose que dans la réalité, mais la réalité qui a une figure. Et c'est par le fait de s'appliquer seulement à la figure que l'amour sert la connaissance, c'est par cela même qu'il est capable de forger l'idée. On a longuement parlé de la relation entre l'amour et la connaissance. Platon et Aristote nous ont laissé le thème sur lequel on est beaucoup revenu. Et l'amour platonique, si mal compris, si recouvert de vernis pseudo-romantiques, nous apparaît dans toute sa plénitude chez Saint Jean de la Croix. L'amour qui n'a pas de repos, qui presse l'entendement de lui livrer présence et figure, et de là vient que l'entendement l'atteint seulement comme il peut: idéalement. Et l'amour ne peut se donner pour satisfait ainsi : « Finis de te donner vraiment ne cherche plus à m'envoyer dorénavant de messagers ils ne savent pas répondre à mes désirs». Sans l'exigence de l'amour, l'esprit ne serait jamais arrivé à forger l'idée, la possession de la présence et de la figure de seule façon qu'elle peut l'atteindre. L'objectivité n'est pas possible sans l'amour, et il se peut que de la part de l'homme elle ne soit pas autre chose. C'est pourquoi la destruction nécessaire à la naissance de l'idée n'est pas aussi douloureuse que celle qu'a réalisée le mystique, parce qu'elle n'est pas aussi profonde. Et pour une autre raison encore: parce qu'elle profite de la destruction ascétique réalisée par l'amour. Elle arrive pour la couronner. Et ce que l'on voit comme un processus mental n'est que la surface d'un processus beaucoup plus profond, dans lequel l'amour a eu sa part en séparant l'instinct de la passion. Et ainsi, dans des âmes comme celle de Saint Jean la connaissance est chose bien facile et qui arrive presque sans être cherchée : sans doute n'a-t-il eu guère besoin de brûler ses yeux à compulser des livres, n'a-t-il eu guère à batailler pour que son entendement acquière les notions qu'il manie avec une telle subtilité. Le processus précédant l'entendement avait été si complet que la connaissance venait par surcroît, comme un don gratuit. Ce qui a un rapport avec la sorte de savoir qu'a un certain type d'espagnol, type assez fréquent, contemplatif, ascète à sa manière qui déclare «tout savoir d'instinct». Le chemin du philosophe est presque inverse; son effort est différent. Il ne réalise aucune réduction préalable. Il ne part pas «sa maison étant enfin en paix», mais il part avec tout ce qui est éveillé en lui : passions, désirs, instincts... Et bien que tout cela soit imprégné d'une faim de savoir, c'est en même temps, dans le processus même de sa philosophie que tout cela se satisfait. De là la difficulté de la philosophie qui ne repose pas proprement sur la théorie, mais seulement sur ce qui nous en sépare; sur ce qui doit se passer en nous pour que la connaissance objective puisse être réalisée. Et si la connaissance fut si facile à Saint Jean la poésie paraît naître en lui avec le naturel de l'eau au dégel. Elle est simplement le résultat de son ascétique. N'est-ce pas parce que la poésie est toujours unie à une mystique, parce que, d'une certaine manière, elle est toujours elle-même une mystique? La poésie naît, comme la connaissance, de l'étonnement mais pas de la violence. Ceux qui se sont étonnés des choses des apparences et n'ont pas voulu s'en séparer, pour partir à la recherche de l'être caché, ont été des poètes. Mais il faut dire aussi qu'ils ne se contentèrent pas non plus des apparences, car, en réalité, ce que la Philosophie appelle dédaigneusement « apparences », cela n'existe pas. Personne ne voit ni n'aime des apparences, et s'il est parfois nécessaire de le dire en face de ceux qui les dédaignent ce n'est que pour cela: parce qu'ils les dédaignent, mais en toute rigueur, ce qu'il faudrait dire c'est qu'il n'y en a pas. Pas plus que n'existe à l'état pur la «matière» ou la «chair»; tout ce qui vit accroché à elles est aussi accroché à quelque chose de plus que ce qu'ont voulu désigner ceux qui les ont abandonnées. Il s'agit uniquement d'approfondir par une voie différente, ou, si l'on veut, d'approfondir sans renoncer à rien. Saint Jean renonça, certes, mais non par la voie de la philosophie. Ce fut l'amour qui l'épura pour qu'il renonce. Ici la violence ne tira pas son origine de la puissance, de la volonté désirant le pouvoir, comme nous soupçonnons que cela est arrivé pour la connaissance philosophique, en vertu de quelques forts indices. Et c'est là peut-être qu'est la différence. Toujours, quand on est arraché à l'étonnement primitif par une violence, qui ne recherche pas la puissance, on arrive à la poésie et non à la connaissance rationnelle. Et ainsi, l'unité dont rêve le philosophe ne s'obtient que dans la poésie. La poésie est tout ; la pensée scinde la personne tandis que le poète est toujours un. De là l'angoisse indicible et aussi la force, la légitimité de la poésie. Est-il étonnant que l'amour ait toujours préféré le chemin poétique au chemin philosophique? C'est ainsi que cela s'est passé sauf en de rares exceptions. Suivre le chemin aride et escarpé de la philosophie, guidé seulement par l'amour, seuls les mystiques de la raison ont pu le réaliser, ceux qui ont cru que la raison était le fond dernier de tout, ceux qui ont revêtu leur vieille croyance en la divinité de la forme rationnelle. Par exemple Spinoza, le philosophe hollandais. La différence entre Saint Jean et Spinoza consiste seulement en ce que Saint Jean, plus p rès de la vie, la retrouva ensuite transformée en poésie. Spinoza transforma d'abord la vie en raison, la réduisit à la raison, et sa poésie est dans la transformation qu'il a pu réaliser avec tant de transparence, avec un feu si caché. Si nous comparons la technique d'annulation des puissances de l'âme exposée par Saint Jean dans «la Montée du Mont Carmel» et la réduction des passions exposée par Spinoza dans le livre IV de son Éthique nous trouverons le même processus. Et la même finalité : transformer l'âme en cristal de roche; invulnérable comme lui, transparente comme lui. Saint Jean réduit toute l'affectivité, la mémoire et l'entendement au seul amour de Dieu; et «l'union» une fois obtenue c'est Lui qui agit à l'intérieur de l'âme de telle sorte que toute préoccupation sera désormais inutile : «Et ainsi, ordinairement, les premiers mouvements des puissances de l'âme sont en quelque sorte divins et il n'y a pas de quoi s'étonner qu'ils le soient puisqu'elles sont transformées en être divin.» Maintenant c'est Dieu qui agit et tout ce que fait l’âme est alors parfait. Il insiste sur l’oubli, l’oubli de tout puisque Dieu agira pour ce qu'il sera utile de rappeler. Et cette insistance à propos de l'oubli est émouvante; elle est commune à tous les amoureux cette incapacité à s'occuper de ce qui est étranger à l'amour, cette insouciance qui touche au manque de charité. Et c'est que « personne ne désire conserver son être à cause d'autre chose», parce que «l'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer en son être est défini par la seule essence de la chose elle-même» et «l'essence de l'âme consiste à connaître d'une connaissance qui embrasse celle de Dieu». C'est ainsi que s'exprime Spinoza à propos du même absolutisme de l'amour, d'un amour pour un objet en lequel nous sommes transformés, qui est notre propre essence. C'est pourquoi Saint Jean n'appelle pas la mort qu'il nomme à peine et qu'il ne sent pas non plus comme une barrière à son amour. La vie, ainsi réduite, lui est à peine un obstacle. Spinoza dit : «Un homme libre ne pense à rien moins qu'à la mort; et sa sagesse n'est pas une méditation sur la mort mais sur la vie». Il faut avouer que si elles ne doivent pas recourir à la mort comme terme de l'accomplissement de leur amour, la pensée, la raison, ont quelque chose à y voir, puisque, en vérité, la pensée rationnelle c'est en quelque sorte anticiper sur la mort pour la réaliser dans la vie. Car tous deux en arrivèrent à ne pas désirer, à posséder entièrement, à se reposer. Ils réalisèrent l'unité de la vie et de la connaissance. «Les yeux de mon aimé que je porte dessinés dans mes entrailles». Quand cela se produit il a été nécessaire de subir d'abord une transformation cruelle, d'avoir souffert l'effroyable soif qui n'est guérie que par la présence et la figure. Mais plus heureux, quant à l'unité, que les simples philosophes, ils réalisèrent leurs transformation en la figure qu'ils adoraient ; ils réalisèrent, en somme, l'objectivité. Mais cet amour, cette mystique, cette religion de la poésie, est-ce chrétien? Pour Spinoza il est clair qu'il n'y a pas même lieu de poser la question, mais pour Saint Jean, un saint de l'Église Catholique, un mystique de sa plus pure orthodoxie, la question doit forcément se poser. Et elle se pose chargée d’un grave doute : le manque de charité, si nous entendons par charité l'amour qui nous unit au prochain, à notre semblable. Chez Saint Jean existent seuls l'âme et son époux; le prochain ne semble pas exister, il semble être resté dans «le monde»; Saint Jean ne semble pas avoir de frère. L'amour de Dieu est un amour absorbant, qui ne laisse de place pour rien ni pour personne, pas même pour la morale, et c'est là son meilleur christianisme : il a traversé, consumé la morale, il n'est pas le moins du monde moraliste. Mais, où est donc ton frère? pourrions-nous dire à Saint Jean, et il est clair qu'il répondrait, qu'il répond bien: «Tout s'est tu et je suis resté ayant laissé tous mes soucis oublié entre les lis». Ayant laissé mes soucis, mon frère, ayant oublié mon prochain, et qui pourrait le lui reprocher? Spinoza, lui aussi, nous enseigne que les hommes ne peuvent être d'accord tandis qu'ils sont soumis aux forces des passions et ils n'arrivent à la communauté que lorsqu'ils entrent dans la raison. C'est-à-dire qu'il n'y a pas de communication directe d'homme à homme tant qu'ils sont des individus, mais seulement communauté, communication par l'analogie de la raison qui peut les embrasser tous. Il y a tous, il y a unité mais non interindividualité. Tandis que nous sommes dans la vie immédiate des passions elles nous séparent et quand nous les avons réduites nous ne sommes plus proprement que l'essence qui embrasse l'essence de Dieu... Nous nous sommes transformés en être divin et il n'y a plus ni moi, ni toi. En Dieu non plus il n'y a pas de frère. La charité, la fraternité, est, à cette lumière, quelque chose comme une fraternité qui ne pourrait exister qu'entre militants, entre pèlerins, entre gens qui ont commencé à sortir de la prison des passions et qui ne sont pas parvenus à la transformation désirée. Mais rien de cela ne nous dit si Saint Jean, membre de l'Église, restaurateur de la perfection d'un ancienne religion, dut penser à son prochain et s'il dédie à ses frères déchaux «la Montée du Mont Carmel», le pèlerinage, parce que ce n'est qu'alors qu'il peut être avec eux. En arrivant au sommet «il laissera ses soucis». Mais, on est forcé de le dire, par ces considérations, si claires d’autre part, ne s’affirme pas la conviction de son christianisme. Le char de feu sur lequel le Prophète Élie est porté au ciel paraît être ici au premier plan, plutôt que la croix elle-même. Le char du feu de l'amour qui soulève vers les hauteurs... La religion du Carmel, de la poésie. La religion de la poésie, qui est aussi la religion du verbe incarné, d'un logos qui a réussi à se réaliser, d'une idée ou d'un regard qui a trouvé des entrailles où se dessiner. Et ce fut en Castille que cette religion atteignit sa perfection la plus haute; ce furent deux de ses plus illustres enfants qui restaurèrent au temps des réformes sa perfection primitive. Ce fut dans son air clair que de telles créatures trouvèrent leur lumière et leur climat; ce fut dans sa solitude qu'ils trouvèrent leur demeure. Quelle relation peut-il y avoir entre la subtilité de l'air castillan, qui laisse se dessiner si nettement et si fidèlement le pro fil des choses, et cette transparence de l'âme qui permet une si claire mystique? Quelle relation entre la manière résolue, objective, de se donner à la puissance humaine, qu'eut l'âme castillane quand ce fut l'heure, et cet amour tellement sans réserves, ce feu d'où émane tant de lumière? Nous ne savons pas, mais ce qui est certain c'est que, si l'on examine, un à un, tous les fruits de la terre castillane, on trouve toujours le même caractère : une transparence humaine qui permet l'objectivité et un feu, une voracité amoureuse qui la force à se donner. Une violence employée à poursuivre «la présence et la figure», des entrailles qui se sont offertes pour qu'on y dessine... Cela eut lieu à son heure historique, à son heure de grâce. Aujourd'hui le paysage doit être le même : la petite ville doit trembler, éclairée par des tours dorées et de très hauts peupliers, le fleuve doit continuer à passer calmement sur la promenade, calmement, paisiblement. L'eau très pure doit toujours former le manteau de la petite Vierge noire, et au milieu des rochers les plus pelés, les plus hauts, les plus désolés, il doit y avoir la grotte de la «nuit obscure». Et dans la nuit on doit entendre encore, par la vertu des hautes étoiles et du calme de la terre «la musique silencieuse» et «la solitude sonore». Qu'y manque-t-il pour que de nouveau quelqu'un les y recueille? Pourquoi, Saint Jean, la Castille ne retrouve-t-elle pas son objectivité?
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Maria Zambrano |