Ocean of Sound fut une occasion pour moi de trouver le moment propice et la forme juste pour des idées que je développais depuis la fin des années 60. Aujourd’hui, je vois le livre comme une sorte de cheval de Troie, où la musique ambient du début des années 90 aura servi de prétexte pour une histoire bien plus approfondie de la musique expérimentale du vingtième siècle, tous horizons confondus. Le livre a été écrit fiévreusement en trois ou quatre mois au cours d’une période très difficile pour moi. C’est peut-être pour cette raison – une raison étrange – qu’il est relativement optimiste. J’étais inspiré par toutes les nouvelles musiques qui ont émergé à cette époque alors que les solides barrières établies autrefois entre les genres semblaient voler en éclats. Il y avait dans l’air un sentiment palpable d’expérimentation sociale et culturelle qui était lié directement à la fin du dix-neuvième siècle et qui me permettait d’établir des connexions entre les morceaux de musique électronique contemporaine, la scène ambient et ses antécédents avant-gardistes. Cela me permit de reprendre le chemin de la création après des années consacrées presque exclusivement à la critique musicale, mais aussi à contrebalancer le poids de mes problèmes personnels.
Immédiatement après avoir rendu le manuscrit, ces problèmes personnels s’amplifièrent de manière dramatique et je me trouvais alors dans une position curieuse où, d’un côté, je luttais pour ma survie émotionnelle et, de l’autre, toutes mes idées de ces vingt-cinq dernières années portaient enfin leurs fruits. Contre toute attente, le livre fut très bien reçu et je rencontre encore aujourd’hui des gens qui me disent qu’il a changé leur vie. C’est gratifiant, bien sûr, mais comme je suis très critique à l’égard de mes propres travaux et généralement un peu sceptique, j’essaie de me repencher dessus pour voir ce qui ne va pas.
Un aspect qui me frappe, c’est la vision utopique de ce qui à l’époque, en 1995, était des développements tout à fait nouveaux : l’émergence de l’internet et toutes ses implications dans la mondialisation, les communications et la propagation de la culture. Il était évident que les effets sur la production et la distribution de la musique seraient traumatisants mais, avec le recul, c’est surtout mon incapacité à prévoir un avenir beaucoup plus sombre pour le Net – dominé, comme il l’est aujourd’hui, par les intérêts marchands, submergé de discours haineux, de pornographie extrême, de trivialité banale, allant de pair avec la destruction des médias traditionnels – qui fut une erreur sérieuse.
Le titre lui-même – Ocean Of Sound – fut critiqué pour sa tonalité un peu New-Age. Cela me gêne moins aujourd’hui. Le titre original était Aether Talk, « Conversation de l’éther », qui est aussi une référence à la montée en puissance du World Wide Web. Mais, comme me l’avait dit à l’époque Peter Ayrton, le fondateur de la maison d’édition Serpent’s Tail, la plupart des gens n’auraient même pas pu pas épeler le titre et auraient encore moins compris ce que je voulais dire. Je suis donc revenu à la raison et j’ai pensé à un titre qui aurait quand même donné ses chances au livre dans les librairies. Maintenant, la question qui me vient à l’esprit est la suivante : est-ce que l’océan de sons est une métaphore adéquate qui englobe ma conception de la musique ? Ce qui m’intéresse c’est le réseau de relations, ces connexions labyrinthiques qui relient les sujets les plus éloignés, sans se préoccuper de genre, d’époque, de géographie, de classe sociale, d’appartenance ethnique, de langage, d’âge, de préférence sexuelle ou tout autre facteur culturel ou démographique utilisé pour diviser la musique (souvent pour des raisons commerciales) en catégories bien précises.
Peut-être que le champ lexical des animaux et des plantes aurait été un meilleur choix pour exprimer ça, je ne sais pas, mais l’idée de l’océan, associée au mouvement et à la forme des vagues, à la fluidité, à la transparence, la profondeur et l’étendue, m’a permis d’écrire sur la musique de manière différente. Tout ce que je sais c’est que depuis mon enfance j’ai été attiré par la musique, les sonorités et les formes de l’écoute pour leurs qualités intrinsèques, plutôt que parce qu’elles affirmaient une identité ou s’adressaient à une population en particulier. Au début des années 80, j’ai coédité une revue qui s’appelait Collusion. Notre politique était de couvrir toutes les musiques qui nous intéressaient, sans s’embarrasser de savoir si elles étaient à la mode, novatrices ou ‘pertinentes’. Quelques années plus tard, je tenais une rubrique mensuelle dans le magazine The Face, pleinement conscient que je pouvais utiliser mes 1 000 mots standards pour jouer avec et même déstabiliser la fascination du magazine pour les tribus à la mode et leurs goûts musicaux. Ocean of Sound s’est établi sur ces fondations, mais il m’a fallu un long temps – jusqu’à la quarantaine passée – pour trouver la forme qui articulerait cette approche en roue libre sur le long terme d’un livre entier. L’écriture d’Ocean of Sound fut finalement inspirée par les possibilités du copier/coller des logiciels de traitement de texte, par la spéculation sur l’hypertexte et les hyperliens et par les écrivains expérimentaux qui m’avaient influencé dans mon adolescence. En peinant à trouver cette forme je me rendais compte que je n’avais pas à écrire de manière linéaire ; au lieu de ça je pouvais construire une histoire à partir de fragments de textes connectés par des grands thèmes. C’était une sorte d’improvisation libre, un style musical dans lequel j’étais impliqué dès les années 60, mais qui reflétait aussi la musique programmée sur ordinateur que je faisais à l’époque et le sampling du hip-hop sur lequel j’avais écrit dix ans plus tôt dans Rap Attack.
Avec le temps, il me semble que cette approche de la musique soit devenue la norme à cause des effets inattendus des développements technologiques. Faire des playlists sur les appareils numériques permet de casser les divisions qui existent entre les genres musicaux, le partage illégal de fichiers détourne les stratégies commerciales des maisons de disques, et l’avènement des sites de partage vidéo tels que YouTube encourage une approche aléatoire, de click-‘n-link, des découvertes musicales. Simon Reynolds a écrit dans Wire un article très flatteur intitulé : « Nous sommes tous David Toop maintenant », et il dit que le titre lui est venu d’un coup, comme le flash d’une seule phrase. « Une fois décortiqué, ce que ce slogan veut dire, écrit-il, c’est que n’importe quel gamin ou gamine, avec une connexion pleine-bande, peut accéder à la même expérience étourdissante de variété musicale qui a pris à David Toop une vie entière consacrée à l’accumulation obsessionnelle. »
L’article de Reynolds s’accompagne d’une mise en garde contre le « tourisme des listes d’écoute » et la « saturation frénétique », que je partage. D’un point de vue personnel, je me souviens des années 90 comme étant excitantes à la manière d’une sorte de science-fiction, anticipant une situation qui était sur le point de nous tomber dessus, même si ses pleines (et souvent déprimantes) implications restaient encore hors de vue. Est-ce toujours vrai ? Difficile à dire ; le plaisir d’écrire Ocean of Sound au moment où je l’ai écrit, était que l’anticipation pouvait encore servir de position critique. Ce n’est plus tellement le cas aujourd’hui, parce que nous sommes devenus méfiants à l’égard des futurs incertains et de l’instabilité qu’ils créent quand ils adviennent pleinement. Mais en relisant ce que j’ai écrit il y a maintenant 23 ans, je ressens une certaine fierté à l’égard de ce livre, non pas tant à cause de l’écriture elle-même, mais parce que je suis parvenu à faire ce que je pensais impossible – rassembler toutes mes idées et théories avant-gardistes et ésotériques dans un seul volume, et les transmettre à une audience raisonnablement large. Je n’y arriverai peut-être plus jamais, mais dans mon domaine, une seule fois peut suffire.
David Toop ⎥⎥ Londres ⎥⎥ 2018
Traduit par Raphaël Valensi