Les éditions de l’éclat ont été créées en 1985 par Michel Valensi et Patricia Farazzi et ont, depuis, publié près de 400 ouvrages dans le cadre de quelques collections qui se voulaient thématiques, mais qui, de fait, dans chaque domaine, s’efforcent de mêler les genres comme de ne pas céder à la loi des catégories : « Philosophie imaginaire », « Paraboles », « Polemos », « Premier secours », et quelques « hors collection », mais aussi « Tiré à part », qui eut un statut à part justement, en ce que la collection s’est consacrée pour l’essentiel à la découverte d’un pan entier de la philosophie, peu connu du public francophone – la philosophie analytique –, et qu’elle a été portée par son fondateur, Jean-Pierre Cometti (disparu en 2016), à qui nous avions laissé toute latitude pour construire un édifice qui ne fut pas sans importance dans le paysage philosophique français entre 1989 et 2009.
Mais si « Tiré à part » était concentrée sur une certaine philosophie, les autres collections explorent plusieurs pistes à la fois, suivant les fils rouges entrelacés de la pensée, de l’imaginaire, de la spiritualité, des utopies ou du « politique », avec comme critère premier le souci de l’écriture, sur lequel insiste plus particulièrement « Paraboles », où sont publiés différents écrivains et poètes contemporains, français ou étrangers. S’est construit ainsi un catalogue où se côtoient des philosophes, des écrivains, des mystiques, des poètes, des musiciens philosophes (et vice-versa), « femmes et hommes de la pensée » autour, peut-être, d’un autre centre qui serait « méditerranéen », – mais pas exclusivement –, au sens où Nietzsche, par exemple, peut nous apparaître comme le philosophe méditerranéen par excellence (et par défi). D’où la place aussi que prennent dans le catalogue, à côté d’une collection entièrement consacrée à la Grèce (« Polemos[1] »), des auteurs italiens (Bettini, Bruno, Colli, Cacciari, Gargani, Michelstaedter, etc.) espagnols (Zambrano, Bergamín, García Bacca, etc.) ou les spiritualités juive, musulmane (soufie) ou chrétienne, sous la même bannière d’une « philosophie imaginaire », et l’intérêt porté aussi à ce qui s’écrit sur les rives orientales de la méditerranée, et plus particulièrement en Israël (Amichaï, Bialik, Scholem, A. B. Yehoshua, etc.), où les éditions de l’éclat ont séjourné de 2002 à 2005.
Permettre la cohabitation de ces auteurs est déjà un pas dans le sens d’une meilleure compréhension des uns et des autres (et, pourquoi pas, des uns par les autres), ce qui ne va pas sans difficulté, puisque la clameur ‘dominante’ se charge ensuite de les redistribuer en catégories, familles, communautés, etc. quand ils accomplissent à nos yeux une démarche commune de pensée.
On remarquera incidemment aussi qu’Aristote fait l’objet d’un tir groupé dans notre catalogue, qui pourrait aussi ressembler à un « territoire Non-A » (non aristotélicien), pour reprendre la formule de l’écrivain de science-fiction Alfred Van Vogt, qui s’est lui-même inspiré des écrits d’un autre Alfred, le comte Korzybski, dont nous avons publié l’anthologie : Une carte n’est pas le territoire. Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la Sémantique générale. Dans cette « brigade Non-A », il faut compter entre autres, outre Korzybski lui-même, le logicien Jan Lukasiewicz, le mathématicien Imre Toth, les philosophes italiens Carlo Michelstaedter et Giorgio Colli qui furent et sont encore déterminants à bien des égards, l’écrivain de science-fiction Philip K. Dick, le cinéaste et écrivain Derek Jarman, le récit de Patricia Farazzi, Un crime parfait, peut-être même le philologue Werner Jaeger, dont nous avons publié le grand livre sur Aristote, et, dans une certaine mesure, bon nombre des auteurs mystiques du catalogue qui s’accommodèrent peu du principe de non-contradiction édicté par le Stagirite, selon lequel « une chose ne peut pas à la fois être et ne pas être ».
Depuis 2012, deux nouvelles collections on vu le jour : « éclats » et « L’éclat/poche ».
La vocation de la première, de par son petit format et son ‘sous-titre’ : « ceci n’est pas un livre », est de proposer des textes courts qui peuvent à leur manière donner un idée concise d’œuvres de plus longue haleine tirées du catalogue. Des « poissons-pilote » qui guident les lecteurs vers les ouvrages de notre fonds. Il s’agit de proposer des lectures qui soient des « incitations à la lecture ». Textes ou articles courts d’auteurs du fonds (Cacciari, Bergamín, Diderot, Broch, Bettini, Scholem, Farazzi, Fournier, etc.) ou d’autres auteurs en écho à d’autres ouvrages (Thucydide, Bialik, Lénine, Spinoza, les Maximes des Pères, Kafka, Simone Weil, etc.) Cette collection qui a su trouver des lecteurs, s’ouvre désormais à des textes plus amples ou inédits et est aussi le lieu d’expression de « plaisirs du texte » où l’on retrouve par exemple, la Jeanne d’Arc de Michelet, des écrits de J. K. Huysmans sur l’architecture ou des auteurs contemporains comme Corinne Rondeau (deux essais sur Susan Sontag et sur Chantal Akerman), ou Duits & Barbier, auteurs d’une très étonnante Logique de la bête.
La seconde collection « L’éclat/poche » est née en 2015 à l’occasion des 30 ans de la maison d’édition. Nous voulions, pour fêter cet anniversaire[2], faire une année (presque) sans nouveauté. Dans le cadre d’une collection de poche, l’idée était de reparcourir notre catalogue et de nous retourner sur ces trente années passées. Montrer ce qui avait été accompli sous la forme d’une collection économique où se rejoindraient finalement tous les chemins parcourus par les un.e.s et par les autres. Ne pas toujours « aller de l’avant », progresser et grandir (ou grossir), mais « se retourner sur notre passé » et concevoir ce « retour » comme une avancée. La collection est d’ores et déjà un succès. Elle rassemble mieux encore, et selon un format qui permet au plus grand nombre d’y accéder, les différents auteurs du catalogue. Avec une économie de « livre de poche » et donc sans véritable relais « presse », qui privilégie la « nouveauté », L’éclat/poche obtient est un succès de librairie, qui confirme l’existence de ce nous avons appelé nos « lecteurs clandestins ». Ignorés par la presse, silencieux sur les réseaux sociaux, discrets dans les librairies, les lectrices et lecteurs clandestin.e.s de l’éclat sont celles et ceux aussi qui permettent qu’aujourd’hui en France le réseau des éditeurs « pauvres[3] » soit paradoxalement aussi riche et aussi productif. Il ne fait pas de doute que l’existence d’un réseau de libraires (également indépendants) n’est pas étrangère à ce développement et qu’il importe de le défendre et de le stimuler.
Trois choses encore : la collection « Premiers secours », qui explore certaines utopies concrètes du XXe siècle, fut inaugurée en 1997 avec la publication de la TAZ (Zone autonome temporaire) de l’activiste, poète, anthropologue nord-américain Hakim Bey. Cette collection a accueilli par la suite des auteurs comme Yona Friedman (Utopies réalisables, etc.), PM (bolo’ bolo), et s’est élargie à la pensée critique, qu’il s’agisse des ouvrages des opéraïstes italiens comme Mario Tronti, Rita di Leo ou Paolo Virno, ou de la grande fresque sur l’histoire politique italienne des années 60-70, de Nanni Balestrini et Primo Moroni, La Horde d’or. La grande vague révolutionnaire et créative, existentielle et politique. « Premier secours » accueille aussi les ouvrages du collectif « Mauvaise troupe », créé en 2014 à l’occasion de la parution de Constellations. Trajectoires politiques du jeune 21e siècle, et dont les prochaines parutions reviendront sur la zad de Notre-Dame-des-Landes à laquelle le collectif a déjà consacré un autre ouvrage et un « manifeste ». Défendre la zad (c’est le titre de ce manifeste) est aussi au « programme » de notre maison d’édition, parce que ce qui s’y invente est probablement ce qui se rapproche le plus de l’idée que nous nous faisons du « politique », au sens de la vie même dans la polis, fût-elle ‘à la campagne’, loin des frasques de la politique.
La deuxième chose concerne la manière dont, dès 2000, nous avons voulu utiliser l’internet et penser le livre sous les différent formats qui pouvaient s’inventer alors. À partir de l’idée selon laquelle le « livre » d’encre et de papier est « irremplaçable[4] », nous avons mis en place un principe d’édition de texte en ligne, nommé « lyber » et qui consistait à donner à lire l’intégralité d’un certain nombre de livres des éditions, avec l’accord des auteurs, en version « libre et gratuite » (comme la contraception), faisant le pari que cette mise à disposition de « livres numériques » serait complémentaire d’une version papier normalement commercialisée dans le circuit commercial classique. Cette expérience novatrice a inauguré ce qui deviendra à une autre échelle, avec d’autres moyens et dans une perspective différente, bien plus technophile, l’open access.
La troisième concerne une collection publiée sous les auspices de la Fondation du Judaïsme français avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, intitulée « Bibliothèque des fondations » et dont la vocation est de faire paraître en volume les actes de colloques sur le judaïsme qui se sont tenus en France ou à l’étranger. Cette collection de vingt volumes actuellement est disponible également en version numérique par « article » sur le site de cairn et constitue une amorce d’encyclopédie in progress de ce qui s’écrit et se pense sur le judaïsme.
[1]. Où parurent les livres de Guillermit, Colli, Snell, Jaeger, Nietzsche, Momigliano, Schlegel, Lukasiewicz et tout récemment Martha Nussbaum.
[2]. Sur cet anniversaire, on peut visionner la vidéo réalisée par la librairie Mollat en 2015 et qui revient à la fois sur l’histoire de la maison d’édition et sur cette idée d’année sabbatique.
[3]. Nous préférons largement ce qualificatif à celui de « éditeur indépendant », qui ne nous a jamais satisfait. Il ne fait pas de doute qu’il est plus conforme à la réalité économique de cette frange de l’édition, comme nous nous en expliquons dans la conférence intitulée : « Pour des assises de l’édition pauvre, où nous resterions debout ! » prononcée aux Troisièmes rencontres de l’édition indépendante (sic) à Marseille en 2012.
[4]. C’est le présupposé de notre manifeste : « Petit traité plié en dix sur le lyber », publié en mars 2000 et qui a donné naissance au projet « lyber ».