Mercredi soir, en terminant un mail à notre ami Ruwen Ogien, par : «Dis-nous en tout cas si tu as un moment…», nous ne savions pas qu’au lendemain à l’aube, tous les moments seraient désormais perdus et qu’il nous faudrait nous faire à l’idée que Doughy (c’est sous ce pseudonyme qu’il avait signé son premier livre de BD aux éditions Recherches en 1979 – dont sont extraits les dessins qui illustrent cette note) n’était plus.
Nous l’avions connu en 1992, quand il avait adressé à Jean-Pierre Cometti le petit manuscrit sur la «haine», republié en janvier et, de jewish connection en rigolades connection, une amitié était née, bringuebalée par les déplacements, les éloignements, les « contraintes », mais toujours vivante et généreuse aux occasions heureuses, et nourrie de discussions argumentées sur nos « désaccords enharmoniques ». La lecture de ses 1001 nuits, dont il nous avait envoyé le manuscrit pour « avis » et « conseil » à l’été 2016, nous avait bouleversés, au paradoxe près que cette douleur tant combattue, à qui il refusait toute « créativité », ne pouvait pas être aussi totalement étrangère au fait qu’il avait écrit alors son livre le plus fort, le plus personnel, et nous nous étions amusés ensemble du fait que si le livre pouvait avoir du succès quand il paraîtrait cela aurait aussi signifié que la thèse était « fausse » ou en tout cas « non-vraie » (pour user de cette rhétorique aristotélicienne qu’il maniait avec dextérité et sans états d’âme). Mais Doughy devait alors considérer que la « liberté » primait sur la « vérité » (dont on connaît les fluctuations), et c’est aussi la force paradoxale de sa pensée que d’être avant tout libre – comme il fut libre en tout, philosophie, amour, amitié, politique …, pour pouvoir « produire » une vérité digne de ce nom.
Il va nous manquer, il va manquer. Il manque déjà à ses proches qui affronteront sans lui les prochaines années de ce nouveau siècle qui semble, pour le moment, « avoir tout faux » quant aux espoirs dont nous nous sommes nourris, avec lui, au temps de nos jeunesses folles, tandis que son corps (déjà) frêle sautait en parachute lors de son service militaire en Israël pendant la guerre de kippour. « Rien n’empêche » alors de prononcer en sa mémoire le kaddish derabbanan, réservé à ceux qui ont étudié, et de nous souvenir que le yiddish blues (c’était le titre de sa bande dessinée de 79) qui le taraudait, s’achevait toujours dans un éclat de rire.
Lire l’hommage de Robert Maggiori dans Libération du 6 mai 2017