Vient toujours un moment où le souvenir d’une lecture d’enfance se rappelle à nous. Proust l’a dit mieux que moi, mais c’est précisément la pertinence de ses dires qui me pousse à les réactualiser. Réactiver le passé peut s’avérer dangereux et l’issue n’est pas garantie. Retrouver soudain le goût de ses 12 ans peut occasionner quelques séismes. Le risque n’étant pas de s’infantiliser – les lectures enfantines nous ont déjà fait mûrir, leur rôle est terminé en quelque sorte – mais de se dédoubler, de se retrouver courant à la suite d’Alice dans le tunnel devenu beaucoup trop petit pour nous, de boîter derrière Croc blanc et de comprendre de manière inattendue les punitions infligées à Sophie. Si je vous dis que j’ai ressenti un infini bonheur à glisser derrière les personnages du Voyage souterrain, vous penserez que je suis sur la mauvaise pente, et ce serait le cas de le dire, pourtant tel n’est pas le cas. A écrire, publier, traduire et lire des choses sérieuses ou sombres, j’avais presque oublié que le monde réservé aux enfants ne devrait pas être si éloigné de celui des sciences humaines ou de la littérature « pour adultes », et mes réflexions à la lecture du livre de Pierre Arsène ne m’ont pas un instant tirée vers le bas, ou le simplifié, si vous préférez. C’est alors que je me suis souvenue de la gravité plaisante, certes, mais complexe, de mes lectures d’enfant. Car il y a de la gravité dans ce livre, celle qui nous préoccupe quotidiennement, l’épuisement des ressources, les sociétés occultes, le mensonge d’état, mais plutôt que de rester médusés et figés devant un écran à recommencer pour la xième fois le même jeu de massacre ou de pouvoir, ou de se soumettre à l’indignation vaine ou à la colère, Tom et Flora, avec la complicité d’un vieil original, s’engouffrent spontanément dans le souterrain et agissent. Et c’est ça que j’ai retrouvé, intact, pas même empoussiéré, le goût de l’aventure, du mystère, de l’amitié prête à tout mettre en jeu pour sauver, non seulement ses amis, mais le monde si possible. Déclenchant des cataclysmes nécessaires. Le style n’est pas ampoulé, même s’il s’accorde un peu de désuétude, et il en faut pour entraîner à sa suite des enfants devenus des « pré-adolescents » en « mode selfie », auxquels certains, et même un grand nombre, ont déjà préparé une lobotomie généralisée à coup de langage vidé de toute expression. Comme j’aimerais les voir écarquiller les yeux devant les répliques de Flora et les réactions de Laluzerne. Mais où sont donc leurs tablettes, leurs portables, leurs ordinateurs ? se diront-ils peut-être. Seulement voilà, c’est au centre du monde que nos « jeunes héros » iront chercher ce qu’ils ne pensaient pas un instant trouver et non devant un écran surchargé. C’est tout cela et tout ce que nous n’avons pas encore découvert dans les deux autres tomes à venir du Voyage souterrain qui nous a poussé-e-s à nous aventurer sur un terrain nouveau, glissant à coup sûr, et semblant de prime abord fort éloigné des livres de l’éclat. Et bien tant pis pour l’éclat, il ne va pas toujours nous dicter notre conduite. Nous avons même choisi d’illustrer le livre, et sous le crayon de Norah Zul et d’Ana Lüderitz, le monde souterrain a pris forme, les personnages se sont découpés sur l’ombre. Le Voyage souterrain de Pierre Arsène n’est certes pas strictement réservé à un jeune public, mais c’est à lui qu’il s’adresse, dès 9 ans, jusqu’à 12 diront les professionnels du livre jeunesse, mais je parie, quant à moi, que ça n’en restera pas là…
Patricia Farazzi