1. Substance de choses espérées
On a intitulé cette session : « Qui sont les communistes ? » À première vue, la question semble délicate et même embarrassante et son objectif est de se focaliser sur un type humain, une disposition psychologique, une tension éthique. À la suite de ce que vient de dire Toni, je voudrais tenter de répondre à cette question fatale sans le moindre embarras ni la moindre délicatesse. Les matérialistes pauvres d’esprit, toujours gênés par les dispositions psychologiques et les types humains, s’intéressent plutôt à une localisation objective, aussi impersonnelle qu’un croisement routier, sur la carte topographique de notre présent. La curiosité de savoir « qui sont les communistes » ne peut être satisfaite que par la description du lieu mental et matériel dans lequel, fût-ce non délibérément, ceux-ci finissent par planter leurs tentes.
Communistes, aujourd’hui, ce sont les très jeunes garçons et filles et ceux que le temps a consumés qui ont intériorisé la transformation d’une rupture irréversible avec la gauche, avec sa doctrine risible et sa pratique aussi bienfaisante qu’un gaz urticant. Celui qui est communiste, comme l’était déjà alors celui qui s’est servi du laboratoire marxien pour comprendre les formes de vie contemporaines, n’a rien à voir avec l’adoration de l’État, l’exaltation du travail salarié, l’idée d’une égalité que la gauche a arborée en guise de pièce d’identité pendant un siècle tout entier. Communiste, donc pas de gauche : voici une inférence aussi calmement prononcée qu’irréfutable. Depuis le vote en faveur des crédits de guerre en 1914, jusqu’à la « politique des sacrifices » de Berlinguer dans les années soixante-dix, la gauche n’a pas été une version timide et conciliante de l’instance communiste, mais sa négation radicale, avec une tendance non retenue au pogrom. Se dire communiste, aujourd’hui, signifie déposer sur l’étal du fripier l’album de famille qui prétend nous assimiler à des progressistes et des réformateurs toujours prêts à s’indigner de l’illégalité d’un sabotage ouvrier et à la dénoncer.
« Substance des choses espérées » est une des expressions les plus émouvantes du Paradis de Dante. Reprenons-la à notre compte sans le moindre scrupule : personne n’en pâtira, j’espère. Substance des choses espérées des communistes est, aujourd’hui, plus que jamais, l’abolition du travail salarié. Marx disait qu’il ne doit pas être libéré, puisque dans tous les pays modernes il est déjà libre du point de vue juridique, mais supprimé comme un intolérable préjudice. En plus de constituer d’emblée une calamité, le travail salarié est devenu aussi, au cours des dernières décennies, un coût social excessif. C’est quelque chose de superflu, et même de parasite, dans la prestation pour un patron alors que la pensée et le langage montrent qu’ils constituent la ressource publique, à savoir le bien commun, qui est la plus à même de satisfaire les besoins et les désirs. Et pour ceux qui seraient friands de petites phrases marxiennes : il y a quelque chose de parasite dans le travail salarié alors que le processus de reproduction de la vie est confié au general intellect, à l’intellect général d’une multitude.
Substance des choses espérées des communistes est, ensuite, la destruction de la souveraineté de l’État. À condition d’adopter, ne serait-ce que provisoirement, la définition qu’en a proposée un juriste nazi, bichonné sans retenue par les philosophes de gauche au cours de ces trente dernières années. Selon Carl Schmitt, la souveraineté de l’État consiste tout entière dans le « monopole de la décision politique ». Eh bien, sont communistes ceux qui, loin de prévoir son transfert vers un sujet social différent, entendent détruire et supprimer un tel monopole. Réfutant la « prise du pouvoir », l’antimonopolisme des communistes se prévaut de toutes sortes de tactiques : judicieux compromis et guerriglia impitoyable, referendum et inventions d’institutions qualifiées précisément parce qu’illégales, sécession et participation. Le mot-clé de la pratique communiste, c’est-à-dire l’exode, indique avant tout l’ensemble, des plus bigarrés, de décisions politiques qui nous permettent de laisser derrière nous l’Egypte où règne le monopole de la décision politique.
La troisième, dantesque, substance des choses espérées des communistes est la valorisation méticuleuse de tout ce qu’il y a d’unique et d’inimitable dans l’existence de chaque membre de notre espèce. On pourrait dire que les communistes contemporains savourent la possibilité d’un individualisme enfin non caricatural. D’un individualisme, donc, où la singularité de l’individu est le résultat complexe de la relation avec tout ce qui est pleinement et foncièrement commun, partagé, impersonnel. Le pronom personnel « je » descend du terme mal famé, mais des plus dignes pourtant, « on » (on parle, on joue, on aime etc.). Marx fait allusion à cette filiation avec le syntagme « individu social ». C’est la trame collective de l’expérience (« sociale ») qui fait miroiter finalement une variation incomparable (« individu »). Les adeptes de Walter Benjamin affirmeront que la reproductibilité technique de gestes et d’énoncés singuliers ouvre la voie à une surprenante unicité sans aura. Plus généralement : la suppression du travail salarié et la dissolution du monopole de la décision politique réhabilitent ce processus jamais linéaire que de nombreux penseurs importants, dont certains connus par Dante, ont appelé principium individuationis, principe d’individuation.
2. Glose sur le fascisme postmoderne
Même sous la torture – je veux dire pas même avec les électrodes branchées sur les parties génitales – les communistes n’accepteront jamais de prononcer sérieusement le mot ‘populisme’. Il est considérablement moins déshonorant de réciter l’Ave Maria s’il nous arrive de tomber face à face avec un policier de l’équipe politique. Les litanies sur le populisme ne servent qu’à éluder une donnée de fait épineuse et difficile à maîtriser. Celle-ci : les formes de vie dans lesquelles s’inscrivent les trois instances (ou substances des choses espérées) qui définissent le lieu de résidence des communistes contemporains sont aussi le théâtre d’une nouvelle forme de fascisme. Si la crise de la société du travail, la corrosion du monopole d’État de la décision politique, le goût toujours plus grand de la singularité, ne se traduisent pas dans un conflit capable de fragiliser le rapport de production capitaliste, il et elles laissent et laisseront le champ libre à des convulsions cannibales qu’à défaut de mieux, je n’hésite pas à appeler fascisme postmoderne.
… Oui, merci beaucoup : je sais comme vous que le fascisme historique, en consonnance avec le New Deal roosveltien, a exalté et militarisé le travail en usine, a donné un rôle stratégique à l’Etat dans la construction de l’économie de plan ; a dénigré les impondérables paraboles biographiques en faveur de l’anonymat nationaliste. Mais alors, m’objectera-t-on, en fronçant les sourcils, n’est-ce pas une grossière erreur que de remettre en circulation un terme aussi encombrant que celui de « fascisme » à propos d’une spirale de violences institutionnelles et extra-institutionnelles qui ne renvoie d’aucune manière à l’ancien prototype ? Je ne crois pas. Il me semble opportun, et même nécessaire, de parler de fascisme quand on n’a pas à se coltiner des velléités réactionnaires concoctées dans les chambres calfeutrées de Ministères et de Préfectures, mais avec des comportements adoptés sous le vaste ciel de la multitude postfordiste ; quand l’incitation à l’oppression et au lynchage ne relève pas du pouvoir constitué, mais des instances mouvantes et caméléontesques de ce que nous avons appelé fièrement le pouvoir constituant ; quand la prédilection pour la singularité, qui tire pourtant son origine de tout ce qu’il y a de commun et de partagé dans l’expérience immédiate, se convertit en une métastase de hiérarchies si minutieuses qu’elles en viennent à s’appliquer jusqu’à la rencontre la plus fugitive.
Les communistes, aujourd’hui, sont ceux qui percoivent l’ambivalence intrinsèque des processus en cours. Ceux qui savent qu’ils sont en équilibre sur une ligne de crête de chaque côté de laquelle il n’y a pas de pentes douces, des clairs-obscurs rassurants, d’insignifiantes échauffourées entre « européanistes » et « populistes ». Ceux qui perçoivent l’authentique piédestal d’un fascisme à la hauteur des temps de notre impuissance persistante à saboter l’accumulation capitaliste, à perturber avec un certaine rudesse la formation de la plus-value absolue et relative.
3. Le temps sorti de ses gonds
Je me suis étendu plus que de raison en préambules prudents. Je serai d’autant plus concis, donc, pour ce qui concerne ce qui compte le plus. Et ce qui compte le plus c’est de délimiter le problème majeur auquel doit se mesurer l’activité pratique des communistes contemporains. Le problème qui, s’il est affronté avec patience imprégnée d’imagination, permet de définir à la fois ‘communistes’ et ‘contemporains’. Le problème qui semble être, à la fois, occasion des plus propices et difficulté quasiment insurmontable. Si on évitait de montrer du doigt le point d’application priviliégié de l’initiative communiste, une réunion comme celle-ci ressemblerait fatalement à la session plénière d’une académie marginale, cumulant ainsi tous les défauts de l’académie et tous ceux de la marginalité, sans pour autant disposer de la puissance institutionnelle dont jouit la première, ni du caractère transgressif et expérimentale qui distingue quelquefois la seconde.
Mais tel est le problème radioactif, à propos duquel il vaut la peine de collectionner nombres de défaites instructives. Le temps social est sorti de ses gonds : le capitalisme postfordiste, imitant à sa manière les communards parisiens, semble avoir tiré sur les horloges publiques ; les clepsydres auxquelles nous nous référons pour calculer les heures et les jours, traînent la savate, paralysées par trop de sable. Nous vivons dans une époque où il ne subsiste plus aucune ligne de frontière fiable entre le temps de travail et le temps de non-travail. Si le temps de travail (du travaglio, comme disent les Napolitains, qui rend une nuance de peine et de douleur, comme le français ‘travailler’) semble réduit au début à une portion insignifiante de la journée d’une jeune femme ou d’un homme d’âge moyen, donne l’impression presque immédiatement après de coloniser aussi les heures consacrées au soin de soi, à l’apprentissage, à la communication téméraire et rebelle. Parallèlement, le temps de non-travail, par exemple celui qui est intégré à la politique, ou distillé dans la recherche du plaisir, se présente parfois comme un territoire affranchi de l’échange de la force-travail, mais plus souvent par contre comme training interminable de l’« ensemble des facultés intellectuelles et physiques inhérent au corps humain » (c’est-à-dire de la force-travail, pour s’en tenir toujours à la définition de Marx), et donc comme affinage d’aptitudes et de compétences qui servent d’indispensable « boite à outils » sur le lieu de travail. Pour exécuter correctement les tâches prescrites en usine ou au bureau, dans le centre d’appels ou l’agence de livreurs à domicile, il faut acquérir le cynisme et l’opportunisme grâce auxquels on sauve sa peau dans les méandres de la métropole.
Un tendre et très rigoureux ami, Luciano Ferrari Bravo, m’a surpris un matin dans notre cellule de la prison de Palmi, en train de lire le deuxième livre du Capital de Marx, petit chef d’œuvre pour le moins oublié. « Un peu tard, non ? » me dit-il avec un sourire ironique. Je me souviens de Luciano, communiste mis en prison par des juges de gauche ressemblant trait pour trait à des vandales de banlieue, parce que c’est dans le deuxième livre du Capital que Marx introduit une distinction importante, dont nous pouvons nous servir sans trop de scrupules philologiques, pour rendre compte le moins mal possible du temps sorti de ses gonds. Marx distingue le temps de travail au sens strict, encadré par des réglements précis et des contrats rigoureux, du temps de production beaucoup plus étendu, caractérisé au contraire par une flexibilité et une omniprésence stupéfiantes. Et il soutient que le temps de production magmatique est un appendice du temps de travail strict et calculable, de même qu’en mathématiques un argument tire sa signification de la fonction dans laquelle il est intégré. Eh bien, aujourd’hui, la relation entre les deux cadres temporels est inversée. Dans le capitalisme actuel, affranchi jusqu’au souvenir du fordisme et du taylorisme, ce n’est pas le temps de production qui dépend du temps de travail, comme la conséquence dépend de la prémisse ou la lumière diffusée de la lampe de chevet. Bien au contraire, le temps de travail est devenu une manifestation phénoménique et occasionnelle (et donc aussi intermittente, précaire, part-time) de ce temps de production dans lequel prévaut le general intellect, le réseau de connaissances et de performances linguistiques qui en constituent la trame. Le « professionalisme » requis de manière obsessionnelle dans le temps de production ne correspond à aucune profession déterminée, coïncidant plutôt avec l’habitude de ne pas avoir d’habitudes durables et la capacité de réagir avec promptitude à l’imprévu. La plus-value est générée par le temps de production, non pas seulement ni surtout par son tasseau qui est le temps de travail. Ainsi, celui qui considère le chômage et la prestation pour un patron comme deux masques portés par une seule et même personne : temps de production non rétribué pour le premier ; temps de production sous-payé pour le second, ne divague pas du tout.
4. Un nouveau calendrier
On voir bien à l’œil nu, maintenant, le problème avec lequel l’activité pratique des communistes contemporains devrait engager un tenace corps à corps. Il s’agit d’organiser, en tant que tel, un temps de production qui inclut en soi, comme sa composante toujours subordonnée et souvent marginale, le temps de travail proprement dit, celui grouillant de petits chefs, de chantages et de vexations. Une autre manière de dire la même chose : aux communistes contemporains revient la tâche d’instituer un nouveau calendrier, finalement adapté au temps social sorti de ses gonds. Et ce nouveau calendrier peut surgir uniquement de conflits qui reflètent, tant dans les objectifs que dans les formes de lutte au fur et à mesure inventées, l’inextricable mélange de travail et non-travail. De conflits qui, pointant justement et seulement une augmentation de salaire pour les précaires d’Amazon, se retrouvent toutefois, par une nécessité interne, à ébaucher des instituts de démocratie non étatique en mesure de promulguer des décrets efficaces quant au fonctionnement de la sphère publique.
Et voici l’occasion propice qui pourtant, ici et maintenant, garde la physionomie d’une difficulté insurmontable. Un différend notable, et surtout vainqueur, sur les conditions matérielles du travail salarié ne peut pas ne pas en appeler aux relations sociales hors-travail, les modes de vivre qui prévalent, l’usage de ce bien commun qu’est le langage. Dit autrement : la lutte de classe capable d’intervenir sur le temps de production dans son ensemble, plus elle est concrère, obstinément tactique, décidée à obtenir des résultats tangibles, plus elle se voit obligée à inaugurer de nouvelles institutions, des instituions en voie de collision avec le monopole de la décision politique. Et on pourrait citer, pour une fois, un autre auteur que Marx: « abaisse-toi et tu seras élevé. » Une revendication très modeste est condamnée à entreprendre malgré elle un parcours d’ambition effrénée. Le premier conflit digne d’attention du travail précaire ressemblera à la proclamation de la Commune de Paris. Inventer quelque chose d’analogue aux formes d’autogouvernement expérimentées par la Commune, quitte à en réduire les extraordinaires : l’enjeu est de taille, comme peut être d’autant plus grande l’impasse, le sentiment d’impuissance, l’impression de participer à une danse votive. La lutte pour la réduction des extraordinaires implique la Commune : occasion propice. Mais sans la Commune, pas de lutte pour la réduction des extraordinaires : difficulté à première vue insurmontable. Qui sont les communistes ? Ceux qui, louchant suffisament, saisissent tout à la fois l’occasion et la difficulté : ou mieux : identifie la première au sein de la seconde.
5. Nature humaine et capitalisme
Il y a vingt ans nous avons parlé avec insistance de travail cognitif et d’intellectualité de masse. C’était notre ritournelle favorite, l’oraison jaculatoire qui nous paraissait la plus appropriée au paysage matériel et culturel qui se dessinait après la défaite de la révolution communiste de la fin des années Soixante-dix. Avec ces formules quelque peu délaissées nous avons tenté de nommer deux phénomènes conjoints comme des frères siamois. Travail cognitif, ou intellectualité de masse, c’est avant tout l’activité humaine qui, jamais limitée aux heures passées en usine ou au bureau, contrôle le temps tout entier de production sociale. Intellectualité de masse, ou travail cognitif, est aussi, en second lieu le general intellect, l’intellect général évoqué par Marx, alors qu’il s’est scindé du capital fixe, c’est-à-dire du système automatique de machines, mais s’incarne dans la coopération linguistique d’hommes et de femmes. Que dire aujourd’hui de ces expressions qui nous furent chères ?
Je crois qu’elles servent encore, et peut-être plus que par le passé, pour indiquer le lieu où demeurent les communistes, leur who is who. À condition d’esquiver certaines équivoques pernicieuses. L’intellectualité de masse n’est pas composée de p’tits gars sympathiques qui travaillent dans les maisons d’édition, dans les sous-bois universitaires, ou les médias (en somme des types dans mon genre). Cet appelatif, au contraire, concerne les précaires en tout genre, les ouvriers de la Fiat de Melfi, les émigrés qui ramassent les tomates. Le travail cognitif n’est pas un travail érudit, qui en connaît un bout en matière d’informatique ou de théâtre d’avant-garde. Par intellectualité de masse et travail cognitif il faut comprendre le rôle central qu’assument, dans le temps de production, les facultés et les prérogatives dans lesquelles nous identifions la nature humaine : pensée verbale, empathie garantie par les neurones-miroirs, carences des instincts spécialisés, persistance de caractères infantiles encore à l’âge adulte, etc. etc. Le general intellect, en tant que travail vivant (ou, précisément, intellectualité de masse) signifie uniquement intellect en général. Non pas un bagage de connaissance bien émaillées, mais la propension commune à abstraire, corréler, déduire, nier, promettre, pardonner, concevoir des métonymies, secréter des ironies, etc. La prééminence du temps de production par rapport au temps du travail, tout comme le lien entre general intellect et activités discursives des membres de notre espèce, incitent à se demander quel est le rapport que le capitalisme entretient avec le trousseau biologique de l’Homo sapiens, et donc avec cette nature humaine qui, n’étant pas sujette aux soubresaults de l’histoire, persiste sans altérations notables depuis l’homme de Cromagnon.
Pour Marx le capitalisme est la première forme d’organisation sociale intégralement historique. Mais non seulement et non pas tant parce qu’il détruit toute tradition antérieure consolidée, fomentant le bouleversement ininterrompu des processus productifs et des styles de vie. Pour une raison plus radicale : parce qu’il historicise la métahistoire biologique, c’est-à-dire parce qu’il convoque à la barre (sous une forme historiquement déterminée) tout ce qui ne fait pas partie de l’histoire. Soyons clairs. L’économie politique, selon Marx, raconte une petite fable immorale, dès lors qu’elle représente le rapport de production capitaliste, qui est un « résultat historique » dont la physionisme ne peut être confondue avec quelqu’autre système, comme le « point de départ de l’histoire », ou aussi, mais c’est la même chose, comme un système social qui s’adapte ou est conforme à la nature humaine immuable. Pour Marx toutefois, cette petite fable n’est pas seulement due au zèle apologétique des économistes : elle se nourrit aussi du fait que le « résultat historique » en question a la singulière vocation à mobiliser réellement à son propre avantage le « point de départ », c’est-à-dire les présupposés fondamentaux, de l’histoire tout entière. Le capitalisme est l’épisode de la pratique humaine qui, par une extraordinaire opération réflexive, adopte comme sa propre matière première l’ensemble des réquisits qui rendent la pratique humaine. Ces requisits (pensée verbale, empathie garantie par les neurones-miroirs, carences des instincts spécialisés etc.) qui apparaissent au premier plan dans l’activité productive de l’intellectualité de masse.
Communistes aujourd’hui sont ceux qui considèrent avec un regard froid l’intersection complexe entre nature et histoire, biologie et plus-value, permanent et transitoire, dont se prévaut le rapport de production dominant. Puisque le capitalisme s’approprie certaines prérogatives anthropologiques décisives, les communistes savent que l’accent peut être mis autant sur les modes circonstanciés (provisoire, transformables) selon lesquels advient l’appropriation, que sur le caractère durable des prérogatives en question, touchant donc quelque époque ou société que ce soit. Les communistes contemporains évitent soigneusement de priviliéger une des deux accentuations au détriment de l’autre. Donnant à l’invariant tout ce qui lui revient, ils renforcent ou même augmentent les bons droits du changeant. Le matérialisme historique, à la toute fin, ne fait que se demander quelle forme sociale et politique, radicalement différente de celle élaborée par le capitalisme, peut assumer précisément maintenant la nature humaine qui, en soi, perdure depuis toujours. En profitant pour cette seule occasion du jargon théologique, on en vient à dire : le matérialisme historique se demande avec quel visage et quels habits, absolument incomparables à quelque visage ou habit déjà connus que ce soient, va se manifester (ou se révéler) l’éternité dans le temps. Inutile d’ajouter, je crois, que la manifestation (ou révélation) inédite de l’éternité dans le temps est confiée entièrement à la lutte des précaires sur l’horaire de travail et à la Commune qu’elle porte en elle, avec la même inexorabilité qui fait qu’un moineau porte son propre bec.