l’éclat

Gershom Scholem : Le prix d'Israël

 

L’«Alliance pour la paix»
Articles politiques
1929-1931

 

Nous avons repris ici six textes en hébreu, déjà rassemblés dans le recueil Od Davar [«Encore un mot»] sous la rubrique «Brit Shalom» [«Alliance pour la paix»], mouvement fondé en 1925 par Arthur Ruppin, le rabbin Yehuda Leib Magnes, Martin Buber et d’autres personnalités de la toute nouvelle Université Hébraïque de Jérusalem, inaugurée la même année (voir glossaire).

Le premier texte est une note du mois de juillet 1931, publiée posthume dans Od Davar. Elle contient des éléments qui seront repris dans la lettre du 1er août 1931 à Benjamin, dont nous donnons des extraits p. 47-50.

Suivent trois articles parus dans Sheifoteinou [«Nos Aspirations»], le journal du Brit Shalom, relatifs à la tenue du XVIIe Congrès sioniste, au cours duquel s’affrontèrent violemment les différents courants du mouvement. Ce Congrès s’ouvrit à Bâle le 30 juin 1931. Les Révisionnistes proposèrent que soit discutée la question du «but final» (Endziel) du sionisme. De violents débats les opposèrent aux représentants du Brit Shalom, du Mapaï (Ben-Gourion, Moshé Shertok) et aux partisans du président libéral sortant Haïm Weizmann. Ce dernier fut battu lors du vote d’investiture, mais la motion concernant la définition d’un «but final du sionisme» fut finalement rejetée, ce qui entraîna la démission de Jabotinsky. Après la défaite de Weizmann, le nouvel exécutif était composé d’Arlozorov, Brodetsky, Farbstein, Locker et Neumann sous la présidence de Nahum Sokolov, personnalité «modérée» et rédacteur en chef de l’hebdomadaire du mouvement sioniste. Sur ce Congrès, voir W. Laqueur, Histoire du sionisme, vol. II, p. 717 sq.

Les deux textes qui clôturent cet ensemble sont quelque peu antérieurs et répondent aux violentes critiques auxquelles dût faire face le Brit Shalom. Dans son entretien avec Muki Tsur et Avraham Shapira (Fidélité et Utopie, p. 66), Scholem déclare: «J’ai été membre du Brit Shalom depuis son origine jusqu’à son déclin ... Les membres du Brit Shalom étaient des sionistes humanistes qui considéraient comme dangereuse la forme prise par le sionisme en Eretz-Israël. Peut-être le Brit Shalom avait-il tort: je ne sais. Je ne veux pas juger. Son histoire a eu de nombreux aspects. Notre position sur la question arabe était controversée et nous a fait soupçonner de vouloir liquider le sionisme – accusation que je crois injustifiée.» (Sur Scholem et le Brit Shalom, voir David Biale, Gershom Scholem, p. 159 sq.)

 

 3. Pourquoi sommes-nous devenus sionistes? (1931)

 

Cette note est datée de juillet 5691 (sic) [soit 1931]. Elle fut publiée posthume dans Od Davar, p. 91-92. Voir la lettre à Walter Benjamin du 1er août 1931 citée infra qui en reprend certains éléments. [Ne figure pas dans la Bibliographie].

 

Il n’y a pas au monde d’exemple plus instructif pour la dialectique propre à tout processus historique que l’histoire du sionisme. L’expression ambiguë de toute formule historique s’est également révélée chez nous, y compris sous des formes des plus aiguës. Et il ne s’agit pas seulement dans cet écrit de la question du visage apparent du sionisme. Dans ce domaine, il est évident pour tout sioniste sensé que de très larges cercles de libéraux et des radicaux ont perdu la foi dans le sionisme, au cours de ces deux dernières années, précisément après avoir découvert que l’image de la sombre réalité était fort différente de celle des belles formules bien lisses. Et qui a fait payer au sionisme la perte de confiance en son bien-fondé, sinon l’actuel président de l’Organisation sioniste, M. Sokolov, qui a eu le bon goût de proclamer au beau milieu des émeutes, que la question arabe ne faisait absolument pas partie de la réalité? Cette dialectique est bien connue, autant que celle de la double comptabilité de la Histadrout des Travailleurs. Et puisque la nécessité ne doit pas être dédaignée, nous nous réjouirons de ce que l’histoire aura pu obtenir sous sa contrainte. Mais ce processus a aussi un aspect interne, et notre devoir est de le comprendre, en tant qu’il est la véritable source de notre défaite.

Le rôle qu’a tenu le mouvement sioniste au cours de ces trente dernières années diffère radicalement du rôle que nous pensions tenir. Pourquoi sommes-nous devenus sionistes? Parce que nous avons vu que le judaïsme dégénérait, et qu’il n’avait plus la force d’exister, sinon en se répétant d’une génération à l’autre. À cet état de choses, nous désirions mettre un terme. Nous pensions le soustraire à la chaîne des contingences et des avatars auquel il était livré. Et voici qu’après 25 ans, il s’avère que nous avons obtenu, non pas ce que nous recherchions, mais paradoxalement ce que nous ne voulions pas: c’est le sionisme qui a assuré de nouveau l’existence du judaïsme pour les cinquante ans à venir; ce travail et cette peine dans la diaspora nous ont coûté des forces si considérables qu’il ne nous en est pas resté suffisamment pour l’essentiel de notre tâche principale: celle en Eretz-Israël. Le sionisme a gagné sur un terrain où il ne pensait pas du tout livrer bataille, et il a payé cette victoire au prix de sa substance vitale. C’est pourquoi il a perdu la véritable bataille. Nous pensions en avoir fini avec une époque, mais nous n’avons fait qu’accomplir la tâche que nous haïssions le plus: perpétuer une existence provisoire et abstraite d’une génération à l’autre. La construction du pays, qui aurait dû être notre tâche principale, s’est trouvée reléguée au second plan et, à la lumière de l’histoire, ce qui n’était pas dans notre intention est devenu la chose principale! Ainsi l’ordre de notre création a été inversé : nous sommes partis à la recherche de la rédemption (guéoula), et nous n’avons trouvé que l’exil (galout) : tous ces grands efforts n’ont servi qu’à perpétuer le grand exil, sans que personne ne connaisse les moyens ni les stratagèmes qui permettront d’y mettre fin. Il est à croire que les orthodoxes ont eu absolument raison en affirmant que la rédemption vient à notre insu et par la grâce du ciel, et qu’elle ne vient pas par la volonté des hommes. L’histoire du sionisme est précisément l’exemple le plus terrifiant de cette vérité. Plus l’état d’esprit du sionisme a été apocalyptique, plus il est devenu une marmite bouillonnante de déceptions, et tout le contenu vivant qui était caché dans cette marmite s’est déversé dans le fleuve paresseux de l’exil éternel. «Celui qui recherche l’en-haut, tombera, et celui qui recherche la chute, ne sera pas relevé, mais tombera encore», a dit, il y a sept cents ans, le Maître du Secret1. Telle est la vérité du sionisme. tout comme jadis, la rédemption est occultée, et au-dessus du marécage de l’exil, dans lequel notre âme a été précipitée, il n’est aucune étoile qui éclaire l’obscurité.