l’éclat

Gershom Scholem : Le prix d'Israël

 

7. Psychose de la peur (1929)
(Lettre à la rédaction)

 

 
 
Original hébreu paru dans Davar, 24 novembre 1929, repris dans Od Davar, p. 83 [Bibliographie 95]. En août 1929 de très violentes émeutes eurent lieu entre les populations juives et arabes dans toute la Palestine sous mandat. C’est à ces événements que fait allusion Scholem dans ce court article. La question de la présence des Juifs au Mur des Lamentations était au cœur de violentes polémiques et donna lieu à des manifestations et contre-manifestations qui dégénérèrent en affrontements. Plus d’une centaine d’habitants juifs de Hébron et de Safed furent tués (voir Laqueur, Histoire du Sionisme, vol. I, p. 375). Ces émeutes favorisèrent les positions révisionnistes et le Brit Shalom, qui avait fait des relations avec les Arabes, l’une des priorités de son programme, fut attaqué de toutes parts.
 

 

On s’est enfin penché, Dieu soit loué, sur l’état du Brit Shalom. Le docteur Rosenthal, médecin spécialiste, a établi son diagnostic et a révélé le secret dissimulé dans l’idéologie (et non pas dans le cœur, juste ciel !) de ces individus. Et le secret est: une psychose de la peur. Béni soit le docteur Rosenthal, qui est arrivé tout seul à cette explication! Pourquoi ne pourrions-nous pas souscrire, nous autres qui sommes atteints par cette psychose, à une explication à la fois aussi simple, profonde et lumineuse: ces gens sont terrorisés, une frénésie de renoncement les saisit et pour sauver leur corps, ils sont même prêts à renoncer à leur propre vitalité. Tout va donc pour le mieux (ce qui suppose entre parenthèses que les autres sionistes sont sains...). Mais quoi? Dans cette histoire, la question essentielle est éludée. À savoir: quand donc a recommencé, pour ces malheureux, cette psychose de vaine frayeur et de peur injustifiée? Et vous êtes obligés de répondre: maintenant, évidemment, à la suite de ces événements dramatiques qui nous ont rendus fous. Et si ce n’est maintenant, quand? Il est clair qu’il n’y a pas de psychose à partir de rien, mais qu’elle s’appuie sur un événement qui l’aide à se développer. Si ce mot n’est pas une simple figure de style pour blâmer les opinions des autres et faire l’économie d’un débat, s’il est à prendre au pied de la lettre, que ceux qui formulent cette critique viennent nous dire, à la lumière de la réalité, quand a surgi ce souffle psychotique qui plane au-dessus de toutes les opinions du Brit Shalom, selon l’avis de l’honorable docteur.
Ce petit jeu psychiatrique présente-t-il véritablement le moindre intérêt? Quel est le bénéfice de toutes ces critiques psychologiques à l’encontre du Brit Shalom, dont le public raffole ces derniers temps? En tant que membre du Brit Shalom depuis le premier jour de sa création, je crois être informé de ses conceptions. Et je m’étonne que mes opinions ou celles de mes camarades aient à ce point changé qu’elles méritent désormais un diagnostic si étonnant. Il se peut que nos opinions d’aujourd’hui, qui étaient aussi les nôtres hier et avant-hier, ne soient pas raisonnables, il se peut qu’elles soient erronées ou témoignent d’un aveuglement, d’une faute involontaire ou volontaire ou de tout autre chose, mais il ne s’agit nullement de psychose, pour autant que ce mot ait un sens. Pour toutes les questions vitales concernant notre avenir, les membres du Brit Shalom ont exprimé la même opinion (quand ils ont exprimé une opinion) aussi bien avant qu’après les événements. Ce n’est pas une peur soudaine ou le risque d’une crise à venir qui a poussé le Brit Shalom dans le rêve d’une Jérusalem d’en-haut, mais, durant toutes ces années, n’a-t-il pas proclamé ses opinions matin et soir dans la Jérusalem d’en-bas, sur la base d’arguments éprouvés, non pas sur un cas particulier, mais sur l’analyse de la réalité et l’évolution de notre mouvement, pour autant que nous sommes capables de le comprendre?µEt si vraiment nous avons échoué, tant sur le plan de l’évaluation de la réalité que du point de vue des remèdes préconisés par quelques-uns, nous assumerons notre responsabilité. Mais de grâce ! ne nous plaignez pas et ne nous affublez pas de psychologie ou de maladies dont nous ne souffrons pas. Untel a estimé que j’étais «un méprisable juif diasporique», tel autre a soutenu («ô vous tous qui passez par Sion») que nous étions «des vestiges de l’assimilation sur la Terre sioniste», un autre encore considère que mes opinions sont imprégnées d’une psychose de la peur – Dieu nous garde! Que signifient ces beaux discours, auxquels on peut facilement faire dire le contraire sans rien changer de leur vérité? Et que gagnerai-je si je prouvais que la psychose de la guerre fera autant de victimes après les événements et qu’une grande partie du camp sioniste sera aussi attirée par l’état d’esprit que nous connaissons dans tous ses détails depuis la guerre? Dans l’univers de Satan il n’y a pas de verbiage plus agréable que la psychologie, et quiconque le désire peut s’en prévaloir. Ce qui est clair, c’est que sur ce terrain les critiques n’en finissent pas de se répandre et que les membres du Brit Shalom connaissent aussi l’art de disséquer les âmes de leurs adversaires. Tout cela n’a pas plus de valeur qu’une épluchure d’oignon: à chacun sa vérité quant à la présence ou l’absence de tare. Pourquoi ne pas porter ce débat abstrait sur un terrain plus fructueux? Des membres du Brit Shalom ont fait des propositions aussi bien avant qu’après les événements. Pour certains, ces propositions sont une liquidation de notre mouvement, pour d’autres une manière de le sauver, et d’autres hésitent encore entre les deux conceptions. Le débat ne concerne que ce point, car c’est le seul débat qui vaille la peine. Il ne s’agit pas de s’interroger sur l’âme du docteur Rosenthal ou sur celle du docteur Bergmann, mais de savoir si leurs arguments ont une valeur – psychose ou pas. Nous espérons que nos journaux accorderont une place à cette nécessaire clarification commune, au lieu de suivre à la trace les racines de nos âmes et de rechercher les tares de notre sionisme. C’est par un tel jugement que Sion pourra être sauvée, et non par la psychologie.