l’éclat

Gershom Scholem:Le prix d'Israël

 

11. Discours sur Israël (1967)

 

 

Discours tenu lors de la manifestation pour Israël qui eut lieu le 18 juin 1967 au théâtre de Zurich. Le texte original allemand, «Rede über Israel» fut publié tout d’abord dans la revue de Francfort Der Monat, 19e année, août 1967, puis en hébreu dans la revue Shedemot 53/1974. Ce discours a été repris dans le volume Judaica 2, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp 1970, p. 47-54. La version en hébreu a été publiée dans Devarim bego, Tel Aviv, Am-Oved, 1975, p. 128-132. [ ibliographie 463]

 

 

Celui qui vous parle aujourd’hui vit depuis quarante-cinq ans en Israël, et a lié sa vie à la cause de l’édification et de la renaissance du peuple juif dans sa vieille-nouvelle1 patrie, sur la terre d’Israël. Durant cette période, dont je ne sais si je dois dire qu’elle fut brève ou longue, nous avons eu plus que notre content d’expériences, et chacun de nous a eu le temps de faire le bilan de ce qu’il espérait de ce pays, de notre peuple dans ce pays, et de la part de ses attentes qui s’est réalisée. Nombreuses sont les raisons pour lesquelles, dans les dernières générations, des hommes se sont engagés pour la cause sioniste, et la tâche qui est la mienne, au cours de ces quelques minutes, ne peut certes pas consister à les justifier toutes. La question juive semble infiniment complexe, et pourtant, en quelque manière, infiniment simple. S’il m’est permis de parler en mon nom et au nom d’autres, nombreux, qui se sont retrouvés, après la Première Guerre, dans une situation similaire, pour nous, Juifs de la Mitteleuropa, qui avions souscrit, dans notre jeunesse, à l’invocation du peuple juif ainsi qu’à l’appel de sa renaissance, et qui prenions cette cause au sérieux, il ne s’agissait pas tant d’une décision d’ordre politique que d’une résolution morale.

Nous ressentions comme un devoir de nous engager, de toute notre personne et par toutes les décisions de notre vie d’individu, pour une cause dont nous avions compris qu’elle était vitale pour le peuple juif. Nous ne pouvions pas savoir si cette cause serait couronnée de succès. Aucun de nous ne s’est, bien entendu, fait d’illusions quant aux difficultés et aux résistances qu’il faudrait surmonter. Certes, nombre d’entre nous, et sans doute la plupart, ont espéré que nous pourrions parvenir à cette réussite grâce à l’entente, l’édification pacifiques et sans conflit sanglant.

De quoi s’agissait-il à l’époque, et quel fut le facteur décisif qui s’est imposé avec toujours plus de force, au cours de la dernière génération, sous la pression des expériences épouvantables vécues par le peuple juif en Europe? C’était la décision de parvenir à nous-mêmes, de nous replacer, en pleine et entière conscience, dans le tissu de l’histoire juive, et d’assumer la responsabilité de notre vie en tant que communauté sur tous les plans, temporel, sacré ou religieux, en tant que Juifs et rien d’autre.

Nombreux sont ceux qui croient que les Juifs sont juifs parce que les antisémites les ont fait tels. Je suis convaincu qu’il y a eu et qu’il y a encore maints Juifs de cette sorte. La pression extérieure suscite une pression contraire et une cohésion interne. Mais plus importants et plus décisifs furent ceux qui voulaient être des Juifs parce qu’ils avaient regardé en eux-mêmes et y avaient découvert le lien qui les rattachait à leur passé et les liait tout autant à leur avenir. On peut discuter pour savoir ce qu’est en propre le judaïsme, cette forme historique sous laquelle ce peuple s’est présenté au cours de l’histoire universelle, pour savoir si sa nature est achevée, immuable, ou si elle est vivante et changeante. Je fais partie de ceux qui croient que le judaïsme est vivant, et qu’il est, en raison de toute sa riche histoire, encore infiniment gros d’avenir; qu’il est un phénomène où ce qui ne s’est pas encore fait jour, ce qui est encore dissimulé et à venir, est tout aussi riche que le passé, aussi riche même que ce qui du passé est encore actuel pour nous. C’est à un grand poète allemand qu’on doit ce vers: «Maître de l’avenir, celui qui sait changer.» Le peuple juif a une histoire sui generis, et il devrait être oiseux de discuter pour savoir si nous posséderions désormais toutes les qualités qui, selon une quelconque définition, seraient censées constituer, ou pas, un peuple. La cause d’Israël a été assumée et défendue, non sans de grands sacrifices, par ceux qui avaient pris leur décision. Ce furent ceux qui entendaient accepter leur héritage juif, quelles que fussent les transformations qu’il pouvait connaître dans notre monde contemporain, et quelles que fussent les formes à travers lesquelles il se manifesterait; ce furent ceux qui étaient résolus à l’édification d’une communauté vivante des Juifs formant un peuple.

La construction, au pays de la Bible, et la fondation de l’État d’Israël représentent, si vous m’autorisez à employer une formulation audacieuse, un retour utopique des Juifs à leur propre histoire. De nombreux peuples ont une fois séjourné dans des pays qu’ils ont depuis longtemps quittés et dont ils n’ont gardé aucun souvenir ou seulement une mémoire des plus nébuleuses. Les Juifs n’ont jamais oublié d’où ils venaient ni où étaient leurs racines. Le Dr. Weizmann, le premier président de l’État d’Israël, a dit un jour, il y a de nombreuses années, alors qu’on lui demandait, dans le cadre d’une commission du gouvernement anglais, ce qui justifiait le droit des Juifs sur cette terre: «A un droit, celui qui se souvient.» Le souvenir fut l’une des forces les plus puissantes dans la vie des Juifs. À cela est venu s’ajouter le grand élan vers la réédification, la reconstruction de notre pays. Les Juifs ont subi l’indicible, mais en même temps, les dernières générations ont infiniment contribué à développer la culture et la civilisation dans tous les pays. Elles ont fait leur part et plus encore – cette participation, à vrai dire, a rarement été portée à notre crédit, voire tourna plus d’une fois à notre désavantage. En Israël, les Juifs ont décidé de mettre leurs forces vives, leurs capacités et leurs espoirs au service d’un avenir commun où nous serions prêts nous-mêmes à assumer, devant Dieu et le reste du monde, la responsabilité de nos faits et gestes, de nos réussites et de notre éventuel échec. C’est ce qu’en fin de compte Israël signifie pour nous.

Il est vrai que sortir de la sphère d’une confession qui, trop souvent, avait perdu toute signification, pour entrer dans la pleine lumière de l’histoire universelle était un enjeu qui, comme nous le savons et en avons fait nous-mêmes l’expérience, ne va pas sans dangers. Ce qui nous est demandé, c’est d’avoir le courage moral d’assumer ces menaces en ayant conscience d’un héritage vivant. Les destinées extérieures d’un peuple ne sont pas déterminées par lui seul. L’homme le plus pieux ne saurait vivre en paix si cela déplaît à son voisin. Mais pour un peuple qui a traversé la cruauté des années hitlériennes et qui a dû payer de sa propre substance vive, ces menaces seront toujours mineures, mesurées à ce qui est en jeu pour la vie du peuple juif. Nous avons besoin de conditions extérieures, qu’il faut acquérir sur le plan politique, pour définir le destin interne de notre peuple dont nous sommes seuls responsables. Dans les moments, comme nous en avons traversé maintes fois, où tout est en crise, où tout est menacé nous n’avons pas le choix. Il nous faut nous affirmer. Mais ensuite, il dépend de nous de mettre en branle les forces, et de leur donner forme, qui tendront à l’édification d’un avenir meilleur, à la responsabilité propre, à la réflexion, à la clarté et à une coexistence pacifique. À cette tâche, les Juifs d’Israël ne se déroberont pas, ni ne pourront s’y soustraire. Même au cœur d’une crise comme celle d’aujourd’hui, nous ne la quittons pas des yeux. Notre peuple a montré qu’il savait combattre. Mais quel triste monde que celui où pareille démonstration nous a valu plus de respect et plus de considération que l’exercice de ces vertus pacifiques pour la maîtrise desquelles on a appelé à fonder l’État juif.

En Israël, nous ne doutons pas que les vertus de la paix seront plus fortes et, finalement, plus décisives que celles dont on a dû faire preuve dans ce combat qui nous a été imposé. Sans doute s’agit-il au fond des mêmes vertus, mais obéissant seulement à des configurations et des concentrations différentes. Israël a montré qu’il était prêt à se mobiliser pour sa cause; espérons qu’il nous sera accordé de nous mobiliser pour elle dans la paix plutôt que dans la guerre.

La construction de la société nouvelle que nous avons projetée exige que se rencontrent et s’accordent des hommes provenant des pays et des traditions les plus diverses, et dont la cohésion sera due à la communauté de leur mémoire et de leur espoir. On a beaucoup parlé, et chez nous aussi au premier chef, des tensions que suscite cette diversité des groupes prenant part à la vie d’Israël, et, surtout, de celles qui existent entre Juifs d’origine européenne et Juifs orientaux. On a même été jusqu’à parler des deux Israël entre lesquels on prétend qu’une faille ne cesserait de s’élargir. Les événements de ces derniers jours ont prouvé que ces craintes étaient sans fondement. Israël est, certes, un pays riche de tensions, mais dans ce qui est décisif, ce qui prévaut, c’est néanmoins l’unité qui est au principe de ces tensions. La plus grande partie de l’armée israélienne est désormais composée d’hommes issus de ce qu’on appelle le second Israël. Peut-être le combat et l’engagement partagés feront-ils davantage pour unir tous ces hommes et les groupes qu’ils représentent que des années d’action sociale et de travail en commun. Après ce conflit, Israël ne sera plus le même, y compris dans sa composition sociale. La pression extraordinairement forte de ces jours décisifs se fera encore sentir à travers ses conséquences sociales et morales. Et, plus encore, les liens entre Israël et les Juifs de la diaspora connaîtront un regain de vie et une plénitude de la responsabilité jamais connus auparavant à un tel niveau. Ce qu’Israël représente pour les Juifs du monde entier ne fut que trop patent, et trop vital pour tous pour que cela puisse aisément sombrer de nouveau dans l’oubli. On a maintes fois parlé du dialogue raté entre Israël et les Juifs de la diaspora. Je crois que ce dialogue est entré dans une phase nouvelle, plus productive. En effet, les Juifs, en Israël, n’ont pas entrepris leur œuvre pour eux seuls, mais pour tous. Nous avons voulu établir une relation nouvelle et plus libre des Juifs à eux-mêmes et à leur environnement, nous avons voulu dissiper la crispation qui règne sur tant d’aspects de ces relations. Dans cette affaire, chaque Juif prend part en s’engageant, et, bien au-delà des limites du peuple juif, tout homme pour qui la liberté et l’engagement humain ont un sens saura et comprendra ce que signifie cet État des Juifs et la grande œuvre d’édification qui en est l’arrière-plan. Il y a des moments où, par-delà toute dialectique et toute complexité des rapports humains, des mots simples, souvent pervertis et mal employés, retrouvent leur plein sens originel. Ce sont de tels moments qu’il nous a été donné à tous de vivre durant ces quelques jours.

Permettez-moi, pour conclure, de dire un mot sur nos relations avec les Arabes. Au cours des longues années que j’ai vécues en Israël, c’est à peine si j’ai rencontré de la haine à l’encontre de nos voisins. Jamais n’ont manqué les tentatives, aux niveaux les plus divers, sur le plan de la haute politique comme sur le plan personnel, d’établir des rapports positifs, et d’agir pour une entente mutuelle. J’ai moi-même pris part, durant des années, à de telles entreprises au sein du mouvement Brit shalom. Cela fait partie des tragédies propres à ces tentatives que les voix qui, du côté arabe, çà et là s’adressaient à nous et avec lesquelles un dialogue semblait fructueux, furent presque totalement réduites au silence par la pure et simple terreur, pour le dire tout net: par le meurtre. Ceux qui actuellement, dans les pays arabes, monopolisent la parole sont prisonniers de leur propre phraséologie sanglante, radicale, mais creuse. Nous sommes convaincus qu’au-delà de ces slogans de haine et de destruction qu’on nous lance chaque jour, il existe également d’autres forces. Les rendre actives et jeter un pont vers elles ne sera pas chose facile. Mais tenter de le faire sera sans cesse notre tâche, car nous croyons non seulement que nous sommes dans la nécessité de vivre ensemble, mais aussi que nous le voulons et en sommes capables. La longue histoire du peuple juif lui a enseigné ce que c’est que de faire partie des vaincus. Depuis vingt ans et à travers trois guerres qu’il n’a pas cherchées, le peuple juif fait pour la première fois l’expérience de ce que signifie être vainqueur. La longue expérience historique comme la brève, le souvenir d’une situation de vaincu et le vivant sentiment humain du vainqueur doivent trouver un équilibre au sein de notre propre expérience. La paix pour Israël est en même temps paix avec les Arabes.

Aux temps anciens, les alchimistes méditaient dans des chambres silencieuses pour chercher à découvrir et à mobiliser les forces qui permettraient la mutation des éléments. Le grand-œuvre, en Israël, grâce auquel les Juifs se sont eux-mêmes révélés et transformés, est en même temps une expérience de haute alchimie humaine où la haine et l’hostilité se métamorphoseront un jour en compréhension, en respect et en amitié. C’est là notre espoir.