l’éclat

Gershom Scholem:Le prix d'Israël

 

12. Israël et la diaspora (1969)

 

Conférence tenue lors du congrès annuel de la Fédération suisse des communautés israélites qui s’est tenu à Genève le 14 mai 1969. Le texte original allemand a été publié dans le journal de Zurich, Neue Zürcher Zeitung du 16 novembre 1969, puis repris dans Judaica 2, p. 55-76. La version en hébreu a été publiée dans Devarim bego, p. 133-146. [Bibliographie 492].

 

 

1.

Si je dois parler d’Israël et de la diaspora, et, plus précisément, de leur mutuel attachement, il me sera difficile de donner l’illusion d’avoir à dire sur ce thème quoi que ce soit de véritablement nouveau. Durant ces dernières années, c’est-à-dire depuis la fondation de l’État d’Israël, il n'est d’autre sujet qui n’ait été traité avec autant d’intensité et de passion. Ce qui pourrait d’une manière ou d’une autre être dit, quel que soit le point de vue adopté, a déjà été dit depuis longtemps. J’en viendrai presque à croire que je suis à peu près le seul Juif capable d’articuler ses pensées qui ne se soit pas encore exprimé sur la question.

Ma réserve à en parler repose à vrai dire sur une bonne raison: je n’ai à proposer aucune réponse solide, fiable et claire. Mes propres réflexions – et qui n’eût pas réfléchi sur ce thème ? – étaient de nature contradictoire, et je ne parvenais pas à être en accord avec moi-même. Durant toute ma vie, j’ai été la proie d’espoirs et de déceptions, espoirs concernant en général le peuple juif, et en particulier ceux parmi nous qui travaillaient sur la terre d’Israël. J’ai connu nombre d’étapes d’un tel processus, du plus grand espoir à la plus profonde déception, voire au désespoir, et je les ai moi-même éprouvées. Cela m’a privé du plaisir de prendre la parole avec quelque autorité que ce soit, ce qui, dans ce cas, n’eût été que présomption et illusion. Néanmoins, je vais soumettre à votre réflexion et exposer quelques idées qui, dans la discussion de ce problème complexe, me semblent avoir une pertinence particulière. J’ai cru pendant toute ma vie à la renaissance du peuple juif grâce au mouvement sioniste, mais, dans le cadre de cette croyance laquelle, hélas, à maintes occasions, menaçait aussi de se dissoudre en se révélant trompeuse, je me suis trouvé plutôt du côté de ceux qui posaient des questions que du côté de ceux qui s’entendaient à donner des réponses. Étant donné la multiplicité des aspects qui se révèle dès lors qu’on étudie les rapports entre Israël et la diaspora, rapports que je souhaiterais évoquer ici, une réponse ne peut être en effet que l’affirmation d’une croyance et d’un espoir – ce qui, on voudra bien me l’accorder, est déjà beaucoup.

À en croire un ancien dicton, qui est à la base de nombreuses légendes juives, le Messie serait né le jour de la destruction du Temple. Cette phrase audacieuse, qui, dans la bouche des rabbins, donne certes à penser, exprime de manière paradoxale le sentiment, pour ne pas dire la connaissance, que la grande catastrophe historique subie par le peuple juif et la Rédemption sont indissociablement liées, dialectiquement mêlées. Lorsque le Temple, qui était le centre d’un peuple qui se considérait comme le peuple de Dieu, fut détruit, la possibilité de la Rédemption s’est présentée sur un autre plan et à partir d’un autre centre encore indéterminable. Sur la question de savoir en quoi consistait cette «Rédemption», se firent jour dans l’histoire et la théologie du judaïsme les conceptions les plus diverses, mais aussi les plus contradictoires. Ce n’est pas ici le lieu d’en parler. Mais lorsque la Rédemption, de quelque nature qu’elle fût, était exprimée dans le langage des croyants et des mystiques, elle débouchait sur la restitution du centre détruit, restitution qui tirait ses forces non pas seulement de l’intervention d’une puissance supraterrestre, divine, mais des profondeurs de la catastrophe même, de l’expérience de l’exil qui était ce que vivait Israël l’apatride dans le monde de l’histoire.

Les catégories religieuses sous lesquelles cette expérience est décrite se sont modifiées, au cours des dernières générations, certes pas pour nous tous, mais pour bon nombre d’entre nous. Or, même les formes sécularisées à travers lesquelles cette expérience adopte une tournure plus concrète, pour de larges cercles qui ne renient pas leur identité juive, voire l’affirment passionnément, s’accompagnent toujours d’une secrète et vibrante tonalité religieuse. Le mot de Dostoïevski, qui ne fut certes pas un grand admirateur des Juifs, selon lequel il ne pourrait imaginer de Juif qui n’eût pas de Dieu, n’est-il pas néanmoins avéré pour ce qui est de la passion religieuse avec laquelle les socialistes juifs et les Juifs luttant pour la révolution sociale se sont engagés pour leur cause ?

Cette question, celle de la scission, voire du conflit entre les conceptions religieuses, traditionalistes et les conceptions sécularisées, comme celles qui tendent à la métamorphose du judaïsme dans des configurations nouvelles, joue également un rôle tout à fait décisif dans les débats qui nous intéressent ici. Le rapport entre Israël et la diaspora, le judaïsme de la galout, ne peut pas être expliqué si nous ne tirons pas le bilan des processus et des différenciations corrélatifs de l’émergence du sionisme et de la fondation de l’État d’Israël. Il est possible de circonscrire clairement ce que j’entends par là.

Lors de l’apparition du mouvement sioniste, les communautés juives de la diaspora représentaient des institutions où le judaïsme, marqué par les luttes pour l’émancipation, se définissait à travers des catégories religieuses issues de démarches intellectuelles qui, soit reconduisaient une orthodoxie religieuse, soit la réinterprétaient en termes libéraux. Comparé à l’ensemble de la vie juive durant la période antérieure à celle de l’émancipation, il s’agissait d’un judaïsme très dilué. En vérité, nombre d’individus, totalement indifférents en matière de religion, mais expressément engagés dans les tâches sociales des communautés, participaient déjà à cette évolution. La tradition religieuse y était bien moins efficiente, lorsqu’elle approuvait de telles activités, qu’un ensemble de sentiments tout à fait irrationnels, très souvent en contradiction avec leur propre idéologie, et qu’une disponibilité à assumer certaines responsabilités au nom de la communauté juive. Il n’y avait pas encore, à l’arrière-plan, l’acceptation consciente de tâches quasi profanes de la part d’individus qui soulignaient avec anxiété que seules des convictions religieuses (dont souvent ils étaient totalement dépourvus) les séparaient de leurs concitoyens.

Le sionisme rompit avec tout cela et, aux fictions et au jeu de la dissimulation, il tenta de substituer, dans la vie juive, des rapports fondés sur l’honnêteté et la franchise. Ce fut, si je puis me permettre d’employer pour une fois un terme à la mode, un mouvement avant-gardiste soutenu par une petite minorité qui, précisément parce qu’elle méprisait ce qu’il y avait de fictif dans les conventions réglant la vie des communautés juives, ne pouvait que susciter leur hostilité. Il n’est pas non plus étonnant que la percée vers une démarche plus libre, que les porte-parole de l’époque jugeaient subversive, ait trouvé écho précisément auprès de nombreux éléments parmi les plus actifs de la jeunesse.

Si le sionisme a remporté la victoire – du moins sur le plan des décisions historiques marquant le cours de l’évolution juive – il le doit surtout à trois facteurs qui en ont déterminé la nature: pour l’essentiel, il s’agissait d’un mouvement de la jeunesse au sein duquel, et il ne pouvait en être autrement, de fortes composantes romantiques jouaient aussi un rôle; c’était un mouvement de protestation sociale qui tirait son inspiration autant de l’appel très ancien et toujours vivant des prophètes d’Israël, que des mots d’ordre du socialisme européen; et ce mouvement était prêt à s’identifier au destin des Juifs sous tous ses aspects, je dis bien tous ses aspects sans exclusive, qu’ils soient d’ordre religieux ou profane.

Ce furent ces qualités qui suscitèrent le courage nécessaire à la rupture et à un recommencement, à l’édification d’une vie qui ne serait plus fictive dans un pays qui serait nôtre, et qui contribuèrent, lorsque le moment fut venu, à libérer et à organiser les forces qui conduisirent à la fondation d’Israël. Certes, personne n’est en mesure de dire si nous en serions aussi arrivés là, sans cette monstrueuse catastrophe qui frappa tous les Juifs de la même manière – qu’ils se fussent considérés eux-mêmes comme un peuple, une communauté religieuse ou quoi que ce soit d’autre –, et même lorsqu’ils n’en furent pas affectés individuellement dans leur chair. Il est vain de spéculer sur cette question. Mais qu’il y ait eu, durant cette période, un centre de forces où la volonté de vivre des Juifs et leur engagement pour leur propre cause pouvaient se cristalliser, non plus en secret, mais sur la scène ouverte, au grand jour, de l’histoire, et, si nécessaire, de l’histoire militaire également, voilà la grande œuvre, singulière, du sionisme.

Mais cette grande performance, en raison de ses origines qu’on vient d’évoquer, comportait, dans son édification même, certaines contradictions qui sont devenues d’une importance capitale, précisément pour la problématique dont nous traitons ici, et qu’il est absolument impossible de passer sous silence. Les diverses tendances, dont les confrontations souvent extrêmes dominent sous bien des aspects la vie en Israël, sont l’expression de ces contradictions. Or, il est une question, au cœur de ces contradictions, qui jamais, dans le mouvement sioniste, n’a été clairement résolue, précisément parce qu’il était impossible de lui donner une réponse univoque. Je veux parler du problème suivant: le sionisme a-t-il été une révolution dans la vie du peuple juif, un soulèvement contre l’existence en galout qu’il refusait radicalement, pour inscrire sur sa bannière le programme d’un recommencement tout aussi radicalement nouveau sur la terre d’Israël, ou, au contraire, devait-il être compris du point de vue d’une conscience de la continuité historique, comme un prolongement et une évolution des forces qui avaient déterminé l’existence et la survivance du peuple juif même au cours des longues périodes de sa dispersion ? Ne représentait-il qu’une nouvelle transformation de ces forces qui avaient dû se maintenir à travers d’autres conditions historiques et dans de nouveaux rapports sociaux, et la physionomie de cette communauté ou de cette société ne différerait-elle donc que fort peu de celle qu’avait le judaïsme à l’époque de son exil ? Ou bien ne s’agissait-il pas plutôt d’une rupture avec ce passé-là précisément, d’un appel à des forces nouvelles qui auraient à chercher leurs racines moins dans notre héritage historique que dans la décision de s’engager totalement pour une humanité nouvelle ? Était-il possible qu’il y eût, entre les tendances conservatrices, voire restauratrices et les courants révolutionnaires, voire utopistes, une entente ou du moins quelque élément de liaison où elles pussent se rencontrer sans se nier ni s’annihiler mutuellement ?

Le mouvement sioniste fut le terrain de vives discussions autour de ces questions. Pour l’essentiel, elles se déroulaient au-delà de la détermination véritablement politique des objectifs et de l’affairement politicien des partis définissant, extérieurement, l’histoire du mouvement. Car, même dans le cadre d’idées politiques communes, les opinions sur ces problèmes capitaux et fondamentaux différaient profondément, et, dans une large mesure, elles étaient affaire de tempérament et de décision personnelle. À cela vint s’ajouter le fait que les porte-parole les plus en vue de ces conceptions n’ont pratiquement joué aucun rôle sur le plan politique, s’en sont même complètement absentés ou s’y sont comportés avec la plus grande réserve. Cela vaut aussi bien pour Ahad Haam, le porte-parole le plus influent d’une conception plutôt conservatrice de la renaissance et du renouveau du peuple juif, que pour Micha Joseph Berdichevsky et Joseph Haïm Brenner, les mentors les plus éminents des tendances militant pour la rupture du Juif nouveau avec son passé. Ce sont eux justement qui exercèrent une considérable influence sur le mouvement socialiste Haloutz. Dans ce courant, dont l’objectif était la mise en œuvre concrète de formes nouvelles de vie et de communauté censées se développer à partir des communes paysannes socialistes, la conscience d’une rupture avec le passé était particulièrement marquée. Il sera toujours intéressant de réfléchir à la puissance qu’exerça ici l’influence conjointe, dans la critique de la société, de composantes souvent aussi inconciliables que le socialisme, le tolstoïsme et, paradoxalement, le nietzschéisme. Le fait de passer délibérément par-dessus l’histoire d’Israël pendant l’exil, la galout, l’attitude qui consistait à en revenir aux premiers temps de la Bible et qui n’acquerrait d’importance que plus tard, n’a joué ici pratiquement aucun rôle, si ce n’est au titre de quelques délires romantiques. Tant que la situation historique ne requerrait pas de prise de décision, les différentes tendances, chacune dans sa sphère, purent coexister avec un minimum de friction. Le caractère provisoire de ce qui se jouait au sein de l’avant-garde qui constituait, avant la Seconde Guerre mondiale, le cœur du nouveau yishouv, la colonie juive, ne faisait aucun doute aux yeux de tous ceux qui y participaient. Dans la mesure où ils se percevaient comme une avant-garde, comme des haloutzim, ils espéraient le grand renfort ultérieur des masses, qui seules permettraient que s’incarnent et se réalisent leurs visions.

Que la conception d’Ahad Haam – pour qui les relations entre le nouveau centre et la diaspora furent d’emblée au cœur de ses réflexions, c’est-à-dire la manière dont il se représentait l’édification d’un centre spirituel pour toute la diaspora, qui devait être érigé sur une nouvelle infrastructure sociale, –?pouvpouvait s’affirmer presque sans contradiction en même temps que ses convictions politiques propres, était également caractéristique de cette situation. Seule une poignée de disciples radicaux d’Ahad Haam, dont je fis moi-même partie pendant des années, anticipaient un inévitable conflit entre ces deux points de vue. Mais quelle que soit la nature des conceptions que je viens brièvement de définir, leurs adhérents puisaient sans distinction leur force au grand réservoir de la diaspora, encore endormie, sans qu’importât le moins du monde que, dans leurs théories, ils l’eussent «maintenue» ou «rejetée».

 

 

2.

Les choses prirent un autre tour, lorsque vint l’instant historique et qu’à la suite de la Seconde Guerre mondiale, après la destruction des Juifs, précisément dans les pays où le sionisme avait tiré sa plus grande force, et la fondation de l’État d’Israël, commença la grande immigration dont nous avions tous rêvé depuis si longtemps. Des millions de Juifs sur qui nous avions le plus compté, qui, pour nous plus que pour quiconque, incarnaient les immenses virtualités du peuple juif et ses capacités, étaient morts, morts d’une manière qui, pour la conscience collective juive jusque dans ses couches les plus profondes, fut un choc, un traumatisme qu’aucune analyse ne pourra réduire. Tout ce qui, désormais, se déroulait parmi les survivants, avait lieu et a lieu dans l’ombre de ce traumatisme. Cela vaut tout autant pour Israël, où toutes les tendances dont je parlais furent profondément affectées et transformées par les tentatives de raisonner ce traumatisme, que pour les Juifs de la diaspora. Tous se retrouvaient face à un fait avec lequel ils n’avaient jamais compté, qui dépassait toute représentation, et qui appelait une réaction dont la tâche était tout aussi urgente qu’insoluble pour la conscience. C’est d’avoir en commun ce vécu qui nous concernait et nous ébranlait si profondément – bien au-delà de toutes les théories, voire des théologies – qui constitua le plus solide lien du sentiment entre Israël et la diaspora. Je ne veux pas dire, par exemple, que les questions touchant notre rapport à la tradition et à l’histoire du judaïsme, considéré comme une société obéissant à une inspiration religieuse, seraient en quelque manière dépourvues de sens, voire devenues obsolètes. Mais ne nous faisons pas d’illusion: par rapport à ce fait concret incompréhensible, impensable, qui est intervenu de manière si destructrice dans notre vie en tant que Juifs, ces problèmes passent à l’arrière-plan. Ce qu’on pourrait peut-être appeler ici la «situation existentielle» des Juifs s’est transformée au cours de notre génération.

La fondation de l’État d’Israël a résulté de conditions tout à fait uniques dont il est impossible d’imaginer qu’elles se reproduisent. Les questions sans réponses qui allèrent de pair avec cette fondation, et auxquelles nous avons dû nous confronter durant ces décennies n’étaient pas moins sérieuses et pressantes que la nécessité de cet acte positif qui fut la réponse à la situation où nous nous trouvions. Si cette fondation d’Israël est indissociable de l’histoire antérieure des Juifs, il est également certain qu’y joua un rôle déterminant l’idée corollaire de l’impuissance de la diaspora à garantir la vie des Juifs et leur existence en tant que Juifs, et peu importe la manière dont ces Juifs se percevaient eux-mêmes et comprenaient leur rapport au judaïsme. Le traumatisme dont je viens de parler prit en Israël la forme d’un mot d’ordre: plus jamais cela ! Ne plus jamais vivre dans des conditions où notre existence, son affirmation ou sa négation, serait déterminée par d’autres, et où nous serions les récepteurs passifs de notre destin. Nous voulions être responsables des décisions vitales auxquelles nous ne pouvions nous dérober. Cela entraîna des réactions telles qu’on n’en avait pratiquement jamais connu au sein de notre communauté, et qui, en tous cas, ne furent jamais un phénomène central à ses propres yeux.

En Israël, bien des choses ont été déterminées par la volonté passionnée de faire en sorte que la tragédie des Juifs, qui s’était déroulée alors que les grandes puissances s’en étaient tenues à un silence équivoque, ne se reproduise plus. Le problème de la violence qui, dans notre vie, ne jouait auparavant qu’un rôle marginal, et était même rejeté comme tel par nombre d’entre nous ou ne pénétrait pas notre conscience, se posait expressément et de manière inéluctable. Et il se posait aussi à la fois en amont et en aval de la défense qui nous était imposée par les luttes contre les Arabes. La discussion sur les conditions et les limites de la violence, sur la signification de l’armée, de l’engagement armé pour la formation et le progrès de notre vie, a été largement déterminée par cette résolution de ne plus être exposé passivement et sans défense à notre destin. La profonde aversion des Juifs à l’égard de la glorification de ce qui est militaire, que l’on peut percevoir en Israël aussi, devait faire face aux expériences de notre toute récente histoire. Certaines tendances à trop accentuer cette composante, l’usage de la force, n’ont pas manqué de se faire jour durant les vingt-cinq dernières années, mais il est évident que le rapport à l’armée israélienne n’est pas, dans une mesure tout à fait inhabituelle, celui qu’on entretient avec une force militaire qui pourrait mener son existence propre, mais plutôt avec une milice populaire. Il serait cependant trompeur de se faire quelque illusion sur le fait qu’acquiescer à l’usage de la force lorsque notre existence est en jeu apparaît désormais sous un jour tout à fait différent, dans notre génération, non seulement en Israël, mais très largement dans la diaspora. Il est très significatif que cette question, précisément située fort loin des domaines traditionnels de la vie juive, mais qui exigeait néanmoins une transformation décisive de notre attitude, n’ait pas suscité de conflit entre Israël et la diaspora, et que se soit réalisée, au contraire, très spontanément, une quasi-unanimité concernant ce point, dont je dirais qu’il était pour le moins inattendu. Ce n’est pas quelque chose de négligeable quand on pense à la puissante composante quiétiste propre à l’attitude des Juifs – et particulièrement à celle des représentants des communautés juives – à l’égard du monde qui les entoure, comme le passé nous l’a appris.

Si nous jetons un regard sur les dernières générations en examinant leur rapport au monde juif, on perçoit que deux idéaux ou deux représentations rectrices y ont joué un rôle formateur et qui devaient entrer dans un conflit plutôt constructif que destructeur. Je pense à la représentation du talmid h5ah5am et à celle du h5aloutz. Durant deux millénaires, le but de l’éducation juive fut d’atteindre à l’idéal du talmid h5ah5am, de l’érudit en matière scripturaire, du maître et du conservateur de la tradition, capable de la transmettre de manière vivante. Parallèlement et en concurrence avec cet idéal, est apparu, à la fin de la Première Guerre, il y a cinquante ans, celui du pionnier, du h5aloutz, qui entreprit de fonder et de réaliser, dans un esprit nouveau, la vie nouvelle sur l’antique terre, et qui se percevait comme l’avant-garde des larges masses qui étaient censées suivre. À côté d’un idéal contemplatif et intellectuel, surgissait un idéal actif, visant la transformation de notre vie et qui en influença et en toucha profondément un grand nombre même parmi ceux qui ne se rallièrent pas directement à cette avant-garde. Cette notion d’avant-garde comporte elle-même deux aspects, aussi bien l’aspiration, tournée vers la nouveauté, allant de l’avant, que le retour conscient à la totalité pour laquelle elle s’engageait. L’intention des h5aloutzim, des pionniers, n’était pas d’échapper à leur peuple et d’en former un nouveau. Ils étaient conscients du lien qui les rattachait à ce peuple, leur peuple, à travers une histoire et un espoir communs. Il ne leur serait pas venu à l’esprit, en dépit de toute la critique acerbe et radicale qui visait les formes de l’existence juive en galout, de se refuser à cette appartenance – ce que firent, au XIXe siècle, une grande partie des Juifs «arrivés». Leur formation ne consistait pas en une doctrine, mais, aussi problématique que cela puisse être, elle s’accomplissait en proposant un exemple vivant.

Quel était le sens de ces deux idéaux pour Israël et pour la diaspora? En soi, l’idéal du talmid h5ah5am était indépendant d’un décentrement vers Israël, et pouvait, dans la continuité de la communauté juive, se réaliser pleinement au sein de la diaspora. Or, c’est précisément là que son effet, pour ne rien dire de sa réalité, est aujourd’hui totalement vidé de sa substance. Des hommes qui s’y conformeraient et des institutions qui les formeraient (ce qu’on appelle les yechivot) ne s’y trouvent plus qu’en de rares endroits. Tandis que, paradoxalement et dans une mesure non négligeable, c’est en Israël, où l’idéal du h5aloutz trouvait son lieu naturel et les moyens de s’accomplir, que l’idéal du talmid h5ah5am a bénéficié également d’une revitalisation. Les pépinières d’étude de la Torah jouissent d’une importante floraison et exercent, dans le pays même et dans des cercles diasporiques d’une importance vitale pour nous, un attrait puissant. Elles constituent un trait d’union efficace entre Israël et la diaspora. Certes, dans nombre d’entre elles – en aucun cas dans toutes – se fait jour une tendance à la fermeture, au séparatisme, à la formation d’une caste qui se détourne de la vie en Israël et de la participation active à cette vie, qui se situe donc dans une opposition ouverte à ce que fut traditionnellement sa fonction. La yechiva a, en effet, toujours été ouverte sur la vie et la communauté juives, et ne se soustrayait pas à leurs exigences. Elle ne se contentait pas d’accueillir des hommes, elle les renvoyait aussi dans la vie active. Il sera important, je crois, pour l’évolution à venir, que cette tendance à la fermeture, qui en alarme nombre d’entre nous, puisse être dépassée, ce qui ne pourra avoir lieu que de l’intérieur.

Il existe aussi une vie de la tradition qui ne consiste pas simplement dans la préservation conservatrice, dans la prorogation permanente des acquis spirituels et culturels d’une communauté. Certes, c’est aussi cela la tradition, et c’est aussi sur elle que repose majoritairement l’éducation. Mais la tradition est également autre chose. Certains de ses domaines sont dissimulés dans les décombres des siècles et attendent d’être découverts et réactualisés. Il existe une possibilité de renouer avec ce qui a été oublié ou ce qui n’est pas encore parvenu à se manifester. La tradition est le domaine d’une sorte de chasse au trésor, et cette quête crée une relation vivante à laquelle l’on doit une large part de ce qu’il y a de meilleur dans la conscience juive actuelle, même lorsque cette relation s’est développée et continue de le faire hors du cadre de l’orthodoxie.

Au sein de l’idéal des h5aloutzim, des transformations ont également eu lieu. Là encore, bien des choses se sont transformées avec le début de la grande immigration et la déception suscitée par le fait qu’elle était loin d’être aussi importante qu’elle eût dû être pour répondre aux espoirs que nous y avions mis. Les h5aloutzim ne vivent plus entre eux; la nouvelle vie étend ses ramifications dans des domaines qui, souvent, se situent très loin de l’intention première qui visait un radical bouleversement de la stratification de la société juive. Avec l’édification de l’appareil d’État, l’industrialisation, l’intégration de grandes masses d’hommes provenant sans transition de nations aux rapports sociaux presque médiévaux et quasi féodaux, la réalité imposait de nouvelles tâches qui ne pouvaient être accomplies sur la base des représentations formatrices, aristocratiques et puritaines, de l’élite des h5aloutzim.

La prise de distance entre Israël et la diaspora a commencé après 1950, sur la base de deux contentieux: pour la diaspora, les Israéliens, en qui elle voulait voir des Juifs modèles, répondant aux idées de la tradition et la prolongeant dans une continuité non dialectique, n’étaient pas assez «juifs», et les Juifs de la diaspora ne déçurent pas moins les Israéliens puisqu’ils ne vinrent pas en masse, alors que les cœurs et les portes étaient grand-ouverts. Ces deux points confortèrent les tendances à la polarisation des oppositions, et suscitèrent une grande amertume. Ils reposaient tous deux sur une considérable simplification des processus au sein du monde juif qui se refusaient à être abordés de cette manière. Chacun des deux partis était incapable de percevoir, ou n’était pas prêt à comprendre, les processus qui se déroulaient au sein de l’autre et qui étaient grevés de contradictions. La stagnation de l’émigration en provenance des pays du monde libre a joué un rôle significatif dans l’apparition des tendances, qui, soutenues expressément çà et là, militaient pour qu’Israël ne comptât que sur lui-même, et que fussent rompus les ponts avec la diaspora, laquelle avait laissé passer son heure. Ces phénomènes, qui ne tardèrent pas à se manifester, comportaient une large part du désespoir et du dépit éprouvés par ceux qui avaient été déçus.

Mais ainsi la vieille question des rapports entre Israël et la diaspora passait du même coup à une nouvelle étape. Des tendances qui n’étaient auparavant discernables que de manière floue et vague, tant dans leurs aspects positifs que négatifs, sont désormais bien plus nettement identifiables. Cela touche autant la modification de l’attitude des Juifs de la diaspora, celle des individus et, plus encore, celle des groupes, à l’égard de l’entreprise israélienne, que celle d’Israël à l’égard de la diaspora. Ce ne sont pas seulement les expériences vécues depuis le retrait des Anglais, mais avant tout celles de ces deux dernières années, depuis la guerre des Six Jours, qui ont précipité la clarification et les décisions au sein de cette relation. Il n’est que trop naturel d’observer, de part et d’autre, une vive évolution au sein de laquelle se détachèrent nécessairement des courants centrifuges et centripètes qui ne pouvaient qu’entrer en conflit. Cela vaut pour nous tous, même si c’est de manière différente.

Je parlerai d’abord de la diaspora. Les symptômes de décomposition n’y ont en rien manqué. De manière tout individuelle, nombres de Juifs ont préféré et trouvé plus facile, dans le monde de l’après-guerre, de rompre leur lien avec tout ce qui était juif, et ont cherché leur salut dans une déconstruction résolue de leur relation avec l’univers du judaïsme. Ils étaient peut-être conscients de leur passé, mais ne voulaient plus rien avoir à faire avec l’avenir des Juifs. Toute notre vie durant nous avons entendu cette chanson sur les grandes tâches de l’humanité face auxquelles les intérêts paroissiaux du judaïsme étaient prétendument en voie de disparition et de peu de poids. Dans la première moitié du siècle, nous nous sommes opposés à ces points de vue dans des discussions souvent passionnées, et nous avions parfaitement conscience du type de mobiles qui avaient conduit à cette fuite vers des préoccupations personnelles. Il est aujourd’hui plus facile de faire face à de tels courants. Nous savons que, même au plus profond de la séparation, il est toujours possible que s’opère à nouveau, spontanément, et transformant ceux qui en sont touchés, un tournant, peu importe que nous le qualifions de retour ou de quelque autre manière. Celui qui a été en contact, par exemple, avec des Juifs français, sait à quel point l’ancrage prétendument si solide qui favorisait la tendance centrifuge, le fait de se détourner du judaïsme, est fragile. Aux endroits les plus inattendus, on voit se fragiliser cet ancrage et l’atmosphère des déclarations, qui assez souvent se meuvent dans le vide, laisse apparaître un sentiment plus profond d’identité. De tels phénomènes ne constituent pas un système, tant ce qui se passe autour de nous, mais aussi chez nous, prend assurément part, de manière indirecte, à ce que nous projetons de faire et à ce que nous réalisons. Cependant, à ces tendances à la décomposition s’oppose un élan centripète extraordinairement puissant qui s’est emparé des Juifs de la diaspora. Le désir de ne pas se sse soustraire aux tâches que nous impose, à nous autres Juifs, le présent et plus encore notre avenir, comme la conscience du caractère indissoluble du lien qui unit Israël à la diaspora, dessine la physionomie de cette génération et détermine ses décisions. La communauté juive d’aujourd’hui a un autre air que celle à laquelle nous avions affaire lors de notre jeunesse. Elle a perdu l’habitude de se préoccuper avec anxiété des froncements des sourcils étrangers, et s’est reconnue partie d’un tout auquel incombe bien davantage que des tâches simplement religieuses ou philanthropiques. Elle a perçu l’interaction entre elle et Israël comme la force déterminante de sa vie. Qu’il puisse y avoir alors certaines tensions entre les deux pôles autour desquels gravite son activité, voilà qui est inévitable. En effet, l’assurance de la durée et la réponse aux problèmes qui se posent en diaspora suscitent une autre orientation que celle, jugée désormais nécessaire, d’une ouverture vers Israël.

Mais pareille tension n’existe pas seulement chez les Juifs de la diaspora. Elle est bien plus encore caractéristique de ce qui se déroule en Israël même. Là encore, nous avons affaire à des forces centrifuges et centripètes. Je voudrais faire comprendre ce qui s’y passe en ayant recours à deux métaphores. Est-ce qu’Israël et sa fonction sont comparables à une fusée, celle d’Apollo 11, par exemple, dont il a été récemment abondamment question, et dont certaines parties se sont détachées pour se perdre dans l’inconnu, dans le paysage lunaire dont on a tant parlé ou vers quelques nouvelles étoiles ? Certes, les astronautes sont dirigés depuis la terre, mais il leur incombe de décider de la manière dont ils progresseront, ils se battent pour l’oxygène, sont confrontés à leur poids et à l’absence de pesanteur, et ne peuvent compter que sur le savoir qu’ils ont acquis sur terre. Mais n’est-il pas inévitable qu’ils acquièrent une certaine indépendance au fur et à mesure que progresse leur mission ? Une partie de la fusée ne va-t-elle pas se détacher complètement et mener sa vie propre ? Est-ce qu’Israël, créé par les forces du peuple juif et la terre matricielle de la diaspora, n’est pas destiné à se détacher définitivement de cette terre nourricière pour mener sa propre vie de nation nouvelle en trouvant un ancrage nouveau dans les événements de l’heure ? Ou bien, pour opposer à la métaphore technologique une métaphore biologique et historique, n’avons-nous pas affaire à un tout dont les parties sont, chacune, reliées aux autres, où l’isolement de l’une, même s’il s’agit d’un membre essentiel ou d’un élément central, entraînerait nécessairement la mort de l'ensemble ?

Nous connaissons tous la question qui nous est si souvent posée et que nous nous posons à nous-mêmes: sommes-nous au premier chef des Juifs ou des Israéliens ? Cette question divise les esprits même en Israël. Depuis vingt ans, les tendances centrifuges qui aspirent à défaire le lien avec la diaspora, se sont cristallisées avec une indéniable netteté. Leurs porte-parole ont fait litière de l’histoire des Juifs et de leur enracinement en elle; c’est en tout cas ce qu’ils prétendent. Au lieu d’une relation rétrospective au peuple juif et à sa tradition, ils nous prescrivent le sionisme, c’est-à-dire l’orientation vers un «Sion», autrement dit, renoncer à une échelle de valeurs qui se comprend comme juive. Ils nous recommandent l’intégration au sein d’un «espace prétendument sémitique», expression dont le clinquant masque à peine la totale vacuité. Les âmes romantiques parmi ceux-là, et il n’en manque pas, nous ont vanté, au cas où nous ne trouverions aucun recours dans la sécularisation radicale, les cultes de Baal et d’Astarté qui seraient censés dépasser les maximes du monothéisme, «hostiles à la vie». La publicité qui a largement été faite à de tels mots d’ordre contredit de manière criante leur totale absence de sérieux. Mais il est vrai que, derrière pareilles extravagances de ceux qu’on appelle les «Cananéens1» et qui se manifestent chez nous, il y a un vrai problème que j’ai déjà évoqué. La question à laquelle il peut se résumer et que nous rencontrons partout est la suivante: sommes-nous en premier lieu, des Juifs ou des Israéliens ? Il est évident que cette question est d’une importance capitale pour les relations entre Israël et la diaspora. Elle divise les esprits.

Je suis convaincu que l’existence d’Israël, pas moins que celle de la diaspora, dépend du fait que nous mettions au centre de nos décisions la priorité de notre relation au peuple juif, à son histoire et à son présent. De fait, à cette question tranchée, je réponds sans réserve: nous sommes Juifs d’abord, et Israéliens en tant que c’est une manifestation de notre judaïsme. L’État d’Israël et sa construction sont une entreprise destinée à servir le peuple juif, et si cette finalité lui est retirée, elle perd son sens, et ne pourra pas longtemps se maintenir au cours des bouleversements de cette conjoncture. L’idéologie militant pour un Israël se coupant de ses racines et de ses liens historiques, et qui serait censée nous offrir à ce prix la paix en politique, débouche sur la liquidation de l’ensemble selon une effroyable logique interne, ce qui ressort le plus clairement du pamphlet Israël sans sionisme (Seuil, Paris, 1969) d’Uri Avneri qui, il y a peu, et, certes, contre la volonté de son auteur, a fait grand bruit en Europe.

Outre la survie physique dans des situations extrêmes, survie dont nous avons tous compris l’importance et dont la réalisation a fait se manifester de puissantes forces humaines contribuant à la formation de la société, c’est à juste titre que s’adresse toujours à nous précisément la question de savoir si nous aurons davantage à offrir à notre peuple que cette survie physique. Le rattachement à un Israël d’avant l’exil, à un Israël de l’époque biblique, conscient de passer outre ou de mettre entre parenthèses l’histoire du judaïsme qui, durant plus de deux millénaires, nous a tous formés, ne peut avoir lieu qu’in abstracto, dans des déclarations d’intention, mais non dans la réalité historique effective. Le retour à Sion – qui n’est pas identique à une ouverture vers le Levant – aura d’imprévisibles conséquences pour la manière dont prendra forme notre avenir, si ce retour ne se dérobe pas à la tension fructueuse entre les forces qui s’y expriment, au profit d’une prise de position unilatérale et bien trop économique en faveur d’une seule de ces forces. Cela vaut tout autant pour une orientation qui choisirait l’immuable conservation de la tradition que pour celle qui voudrait nous couper de ses racines. Le sionisme a été et est un retour utopique des Juifs à leur propre histoire, et, par conséquent, c’est à vrai dire un paradoxe fructueux, également ouvert au passé et à l’avenir. Ce retour ne s’est pas achevé avec la fondation de l’État d’Israël. Au contraire, il est entré dans une phase qui éclaire d’une lumière particulièrement crue le destin des Juifs. Le judaïsme de la diaspora dépérirait sans les impulsions qu’il recevra de la nouvelle vie en Israël. Mais Israël aussi a besoin du lien conscient, de cette réciprocité avec le tout, puisque la justification de son existence, sa ratio essendi, est, en fin de compte, de servir ce tout et de le transformer.

Il ne fait aucun doute que le contact avec le pays, ancien et nouveau, la confrontation avec une situation sociale et historique insolite, et la nécessité de s’y mobiliser activement ont suscité d’extraordinaires énergies. Mais n’en demeure pas moins vrai l’antique principe selon lequel les Juifs devaient chacun répondre de l’autre qu’ils le veuillent ou non: nous sommes tous embarqués sur le même navire, et la plus évidente expérience, encore toute récente, ne cesse de nous l’enseigner. Certes, il est possible de quitter le navire, et de se soustraire à la responsabilité commune. C’est le sens des tendances centrifuges dont j’ai parlé, qui existent tout autant en Israël qu’en diaspora. Aussi dangereuses qu’elles soient – pour notre conservation et pour le jugement que l’histoire portera sur nous –, elles n’ont pas de signification.

À quel point la conscience de cette unité de notre destin s’est emparée précisément de cette jeune génération israélienne, à propos ou au nom de laquelle on a si souvent affirmé le contraire, c’est ce dont témoigne de manière saisissante et humaine un recueil d’entretiens avec des soldats issus des kibboutzim, paru peu après la guerre des Six Jours, et qui, malgré la maladresse de l’expression spontanée, offre, sur notre existence spirituelle, le document le plus éclairant qu’Israël ait jamais produit1. Jamais la manière dont nous nous pensons, les doutes sur nous-mêmes et l’étonnement suscité par l’expérience de notre unité n’ont été exposés de manière plus sincère, plus variée et plus dépouillée de prétention que dans ces entretiens avec des hommes jeunes, dont quelques-uns à peine ont connu la diaspora ou y ont vécu. Comparés à un tel témoignage, les nombreux colloques des intellectuels juifs qui ont eu lieu à Jérusalem, Paris et New York, et malgré l’excès de structuration de leurs argumentations, sont souvent d’une irréalité fantomatique.

Pour nous, les «anciens», il a toujours été clair que la vie et la mort d’Israël dépendaient de notre identification au peuple juif. C’est là que nous avons cherché notre véritable identité, la source de notre renouveau, par-delà toute formule et toute forme. Mais que les «jeunes», pour qui tout cela ne pouvait qu’être bien plus problématique, aient fait, à un moment crucial de notre histoire, la même expérience, justifie notre espoir que les ponts entre nous, c’est-à-dire entre la galout et Israël, ne seront pas rompus. Israël et la diaspora connaissent tous deux une crise qui menace leur existence. Les indicateurs météorologiques annoncent presque tous la tempête. Pour répondre aux tâches qui résulteront de cette crise, nous ne pouvons renoncer les uns aux autres. La plus décisive d’entre elles pourrait bien se situer dans le domaine de l’éducation qui devra forger une synthèse entre la tradition et les nouvelles valeurs surgies de la confrontation avec la réalité effective de notre vie, avec la réalité du peuple juif en Israël. On ne l’accomplira pas du jour au lendemain, et elle demeurera notre cause commune des années durant. Jeter un pont entre nous et la diaspora, refuser de laisser un abîme se creuser entre les parties, et le combler lorsqu’il menace de s’ouvrir, voilà qui est vital pour la cause commune des Juifs.

Pour conclure ces réflexions, je voudrais dire ceci: ce qui sera en fin de compte décisif, c’est l’aspect personnel de la manière dont nous sommes concernés les uns par les autres. Ne nous faisons pas d’illusions ! Aussi nécessaires et intéressants que puissent être les pèlerinages, les visites, l’activité pédagogique dans la préservation et le développement de ce qui nous est commun, de même que tout ce que nous pourrions imaginer d’autre en la matière, rien de cela ne décidera de nos relations. Ce qui est crucial, c’est ce qui est personnel, ce qui relève de l’intimité profonde. Il s’agit de savoir si nous sommes personnellement concernés, si nous découvrons une relation directe qui dépasse le cadre institutionnel, c’est-à-dire si nous savons discerner l’unité au sein de notre différence, même si cette unité du sentiment et de l’espoir ne peut encore être exprimée dans des termes qui y correspondraient véritablement.