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Gershom Scholem:Le prix d'Israël |
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14. Quest-ce que le judaïsme ? (1974)
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Ce texte original anglais, «What is Judaism ?», a été publié pour la première fois dans une volume intitulé : Contemporary Jewish Religious Thought : Original essays on Critical Concepts, Movements and Beliefs, Arthur A. Cohen et Paul Mendes-Flohr éds., Charles Scribnerss sons, New York, 1984, p. 505-508. La version en hébreu figure dans Od Davar, p. 119-122. Le texte, édité par Paul Mendes-Flohr, est le résultat dune discussion autour du judaïsme qui eut lieu au Center for the Study of Democratic Institutions, Santa Barbara, Californie en 1974. [Ne figure pas dans la Bibliographie]. |
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Le judaïsme ne peut pas être défini daprès son essence, puisquil na pas dessence. Le judaïsme ne peut donc pas être considéré comme un phénomène historique fermé, dont le développement et lessence ont été précisés par une série limitée de jugements et daffirmations historiques, philosophiques, doctrinaux ou dogmatiques. Le judaïsme est plutôt une entité vivante, qui a survécu, pour une raison ou une autre, comme la religion dun peuple élu. À vrai dire, que ce peuple ait perduré pendant trois mille ans en tant quentité identifiable un fait phénoménal pour lequel personne na été capable de donner une explication satisfaisante constitue en soi une énigme. La survie continue du peuple juif semble suggérer que les Juifs ont effectivement été choisis par quelquun, pour quelque chose. Lénigme de la survie juive a intrigué de nombreuses générations. Pourquoi y a-t-il des Juifs? De quoi sont-ils capables? Ne sont-ils que des « fossiles », comme le suggère Arnold Toynbee? Sinon, que sont-ils? Toutefois, le judaïsme ne peut être défini par ou avec quelque autorité que ce soit, ni de manière claire, simplement parce quil est une entité vivante, qui sest transformée au cours des différentes étapes de son histoire et qui a fait des choix réels, en écartant de nombreux phénomènes, jadis très vivants dans le monde juif. Et en écartant ces phénomènes, le judaïsme nous lègue la question de savoir si ce qui a été écarté historiquement doit être aussi écarté par les Juifs aujourdhui, ou par le Juif à venir qui souhaitera sidentifier lui-même avec le passé, le présent et le futur de son peuple. Si le judaïsme ne peut être défini de manière dogmatique, alors nous ne pouvons affirmer quil possède des qualités a priori, intrinsèques ou pouvant se manifester en lui ; à vrai dire, en tant que force historique durable et en évolution, le judaïsme subit une transformation continue. Cependant, bien que le judaïsme soit manifestement un phénomène historique, dynamique, il sest développé dans lombre, pour ainsi dire, dune grande idée, à savoir : le monothéisme lidée dun Dieu unique, créateur de lunivers. Il est pourtant clairement inacceptable de comprendre cette idée de telle manière que tout ce qui en découle, ou nen découle pas, doive nécessairement être rapportée à la halakhah. Il est certain que la halakhah est un aspect du judaïsme extraordinairement important en tant que phénomène historique, mais elle nest pas du tout pleinement identifiable avec le phénomène du judaïsme en soi. Le judaïsme a revêtu des formes nombreuses et variées, et le penser seulement en tant que corpus législatif de préceptes me semble, en tant quhistorien et en tant quhistorien des idées, absolument absurde. Si je dis que le judaïsme na pas dessence, cela signifie deux choses. Tout dabord, je refuse de reconnaître la validité dune définition globale, orthodoxe, ou plus précisément, selon moi, fondamentaliste, du judaïsme en tant que loi donnée, dans laquelle il ny a aucune différence entre les points essentiels et secondaires ce qui est, évidemment, le point de vue des Juifs orthodoxes appliquant strictement la halakhah. Je ne suis pas non plus un partisan de lécole qui définit lessence du judaïsme en le réduisant à une série de propositions spirituelles essentielles ainsi que lont fait Moritz Lazarus, Hermann Cohen, Leo Baeck, Martin Buber, et bien dautres au cours des cent cinquante dernières années. Cest sous linfluence prépondérante du protestantisme que cette tendance de la pensée juive moderne a considéré le judaïsme comme un pur phénomène spirituel. Cependant, il nest pas correct de considérer le judaïsme seulement en des termes spirituels. Il est certain que le judaïsme est un phénomène spirituel, mais cest un phénomène spirituel qui a été lié à un phénomène historique, à savoir au peuple juif ou à la nation juive. Essayer de les dissocier lun de lautre sest avéré impossible, comme la démontré léchec de la tentative de dénationaliser le judaïsme, opérée par le judaïsme réformé ou libéral. De la même manière, le sionisme en tant que réaffirmation de la nationalité juive, commettrait une erreur, sil tentait de rompre ses liens avec la dimension spirituelle du judaïsme. En fait, le sionisme nen a aucunement lintention ; il cherche simplement à promouvoir le retour du peuple juif et de sa vie spirituelle à lhistoire. Lorsque la halakhah régissait leur vie, les Juifs nétaient pas maîtres de leur propre destin. Cest lun des aspects les plus problématiques de la halakhah, ce qui est dautant plus paradoxal quelle a joué un rôle très positif dans la préservation du peuple juif. Il nen est pas moins vrai que la halakhah, en tant que corps de lois et mode de vie, a, en fin de compte, décliné sa responsabilité quant à la destinée historique du peuple juif. Bien sûr, personne ne peut prévoir ce que deviendra le judaïsme alors quil entre à nouveau dans lhistoire, alors que les Juifs deviennent à nouveau responsables de leur propre histoire. On a dit que le véritable succès du sionisme à savoir le succès dialectique qui se manifeste dans sa fondation historique dun État constitue une trahison de la mission du judaïsme. Mais cette théorie de la mission, du rôle comme flambeau parmi les nations, qui a été acceptée au cours des cent cinquante dernières années par une grande partie du monde juif, a été spécialement inventée par des gens qui avaient conscience de leur impuissance historique, cest-à-dire du manque de cette résolution vitale pour vivre en tant que peuple. Elle a été inventée comme une sorte de récompense spirituelle, une justification boiteuse à lexistence du judaïsme dans la diaspora. La théorie de la mission est lun des aspects les plus dialectiques (méritoire par certains côtés, honteux par dautres) de lexpérience juive depuis lÉmancipation. Ainsi, le sionisme peut bien être une trahison de la mission des Juifs, inventée par le judaïsme allemand, français et italien, il y a cent cinquante ans. Je ne peux pas être daccord avec lidée quil représente une trahison de la mission réelle des Juifs, à savoir de faire face socialement à lhistoire en tant que peuple cherchant à mettre de lordre dans ses affaires. Il est certain que le retour à Sion a pu être interprété comme une trahison par les Juifs de leur vocation à être un peuple transcendant être un peuple qui nest pas un peuple, comme dit Heine, un Volksgespent (littéralement : un peuple fantôme), un peuple dont lessence est de disparaître. Que lessence du peuple juif soit de cesser dêtre un peuple constitue, à mon avis, une proposition hautement perverse. Le sionisme, quon a malicieusement défini comme un mouvement allant à lencontre de lexcessive inclination des Juifs à voyager, est le retour utopique des Juifs à leur propre histoire. Les pères du sionisme rêvaient simplement de mettre de lordre dans leur propre monde en tant que Juifs, et de le faire à lombre de quelques grandes idées éthiques, telles que le socialisme, ou dautres idées humanistes et religieuses de caractère élevé. Cest tout ce que recherchait le sionisme. Entre parenthèses, le sionisme ne doit pas être considéré comme une espèce de messianisme : je considère que cest la fierté du sionisme de ne pas être un mouvement messianique. Par conséquent ce serait une grave erreur dont le sionisme devrait payer chèrement le prix si le mouvement sattribuait une signification messianique. Les mouvements messianiques sont enclins à léchec. Le sionisme est plutôt un mouvement à lintérieur du processus de lhistoire, mondain, immanent ; le sionisme ne doit pas rechercher la fin de lhistoire, mais prendre ses responsabilités dans lhistoire dun monde non rédimé et non messianique. Il est certain que dans la tentative de construire une nouvelle vie pour le peuple juif dans un monde non rédimé, le sionisme peut se trouver en présence de certaines connotations messianiques qui sont manifestement inhérentes à lidée du retour du peuple juif à Sion. En ce qui concerne le judaïsme dans lÉtat dIsraël, cest la force vive du peuple dIsraël. Et comme telle, il ne reconnaît pas dessence. Il y a des formes du judaïsme qui naissent de tout le tourbillon, pour dire les choses ainsi, de lhistoire juive, depuis la lutte pour créer une société juste avec tout ce quimplique cette lutte. La théologie juive peut dès lors subir des changements radicaux dans lÉtat dIsraël, parce que la laïcité est une réalité puissante, dont la signification doit être vécue et affrontée sans détour. Ce sera une confrontation entre des valeurs transcendantales et des valeurs laïques, cest-à-dire des valeurs relatives essentiellement et principalement des valeurs relatives. Ce sera une fructueuse confrontation, parce quelle ne sera pas limitée à un domaine spirituel, abstrait, mais quelle se produira dans la société vivante dun peuple luttant pour sa libération. La halakhah pourra se manifester comme lun des présupposés dune théologie future du judaïsme qui se développera en Israël, mais en constituera un parmi dautres; la aggadah nen restera pas moins créative et durable. De plus, comme nous lavons déjà noté, ces phénomènes de lhistoire juive qui ont été écartés par le judaïsme de la diaspora depuis la période talmudique ne doivent pas être considérés comme ayant été définitivement perdus pour le judaïsme. Il sera nécessaire de repenser le judaïsme en termes plus larges, beaucoup plus larges que ceux du judaïsme halakhique. Nous devons affronter la question : comment un judaïsme qui évolue dans une société formée de Juifs fonctionnera-t-il sans se réfugier dans les formes traditionnelles du rituel ou de la théologie ? Je ne suis pas un prophète, mais je me réjouis de ce combat. Je ne suis pas sûr de son issue. Elle pourrait être fatale pour les Juifs. Il ny a aucune garantie que lÉtat dIsraël constitue ou constituera un plein succès en quelque sens que ce soit, mais je me réjouis de ce combat parce quil mettra en avant les capacités productives des Juifs quelles quelles soient. Ces capacités productives seront consacrées à ceux dont elles émaneront, et, si elles ont quelque force de rayonnement, rayonneront bien au-delà. Nous ne sommes pas obligés de justifier notre existence en travaillant pour le monde. Personne, aucune autre nation, na jamais été soumis à une telle obligation, et certains dentre nous trouvent scandaleux quà la différence des autres, nous ayons à justifier le fait dêtre Juifs en servant quelque autre objectif. Personne ne demande à un Français ce quil fait là. Tout le monde demande au Juif pourquoi il est là; et personne ne se contenterait de la déclaration : je suis simplement un Juif. Cependant, le Juif a tous les droits dêtre simplement un Juif et de contribuer à être ce quil est en étant simplement ce quil est. On nous a toujours demandé dêtre quelque chose dexceptionnel, quelque chose dunique, quelque chose dultime. Peut-être cette attente précise se réalisera-t-elle un jour, et peut-être lénigme consistant à être le peuple élu, quil est si difficile décarter, sera-t-elle alors résolue. |
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