ANTHOLOGIE DE L'ASSOCIATION |
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Les années vingt annoncent la condamnation progressive des avant-gardes en URSS, considérées comme contre-révolutionnaires. Maïakovski exalte une Quatrième et une Cinquième Internationale contre la Nouvelle Politique économique (la NEP), instaurée par Lénine après les événements de Cronstadt. Bien qu'isolé à Vitebsk, Malevitch finira par être contraint à l'abandon de ses travaux suprématistes en 1927, suite à une exposition rétrospective à Berlin. On assiste dans ces mêmes années au début de l'épopée des premiers artisans de la fusée. En 1922, un jeune Allemand, Hermann Oberth voit sa thèse de physique sur la technique de la fusée rejetée. Il la publie en 1923, dans une version d'une centaine de pages, sous le titre La Fusée dans un Espace Planétaire. À la suite de Tsiolkovsky, c'est un précurseur, car il fait partie des scientifiques qui envisagent comme possible le voyage sur la Lune par la technique de la fusée. En 1926, Robert H. Goddard, fait dans le désert ses premiers essais réussis, en utilisant les propergols liquides, d'une Méthode pour atteindre des altitudes extrêmes, qu'il avait publiée en 1919 aux États-Unis. De 1925 à 1929, le Slovène Herman Potoc&nik est le premier à concevoir techniquement un modèle de satellite géostationnaire. Herman Potocnik, tuberculeux, démobilisé de la guerre puis jeune ingénieur en 1925, a du mal à être pris au sérieux par ses contemporains lorsqu'il déclare vouloir se consacrer à la technologie spatiale. Il a à peine plus de trente ans. Mais Hermann Oberth et son entourage s'intéressent à ses travaux. Il déménage au nord de l'Allemagne et prend le pseudonyme de Noordung. Luttant contre la maladie, il parvient à publier en 1928, à Berlin, Le Problème du Voyage Spatial. Le travail de Hermann Noordung sera décrit comme un tournant dans le champ de la technologie spatiale et de la fusée. En effet, Noordung pose le premier l'idée de la station orbitale en forme de roue qui produirait sur sa circonférence, en tournant sur elle-même, une gravité artificielle égale à celle de la Terre. Une station qui pourrait être autonome en se procurant de l'énergie électrique à partir du Soleil. Il imagine donc le premier «satellite géostationnaire». Il ne se contente pas de poser des détails techniques, mais imagine également un plan stratégique complet pour les progrès graduels de l'homme dans l'espace. Ce plan se vérifie encore. Hermann Potocnik-Noordung meurt de la tuberculose en août 1929, alors qu'il n'a que 36 ans. Hermann Oberth qui a toujours soutenu Noordung, publie cette année-là et en version longue, son étude La Fusée dans un espace planétaire. Il est engagé la même année année où le terme «science-fiction» est utilisé pour la première fois par Fritz Lang, comme conseiller sur le tournage du film Une femme sur la Lune. À cette même époque, un dénommé Werner Von Braun suit déjà les cours de Hermann Oberth. Aux Etats-Unis, financé par la Fondation Guggenheim, Robert Goddard décide d'installer à Roswell, au Nouveau Mexique la première base spatiale américaine pour expérimenter lui aussi la fusée. De son côté, entre 1925 et sa mort en 1935, Tsiolkovsky publiera plus de soixante travaux techniques et prophétiques (comme la fusée à étages), jusqu'à son dernier Sur la Lune. C'est déjà une compétition lointaine et psychologique entre les principaux artisans de l'astronautique.
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«Je suis un tas de forces pleines d'infini
Les années vingt, sous l'impulsion de Einstein dans les sciences physiques, sont des années de bouleversements pour l'homme observateur. Ainsi en 1927, l'abbé Georges Lemaître émet l'hypothèse de l'Univers ponctuel primitif et, en 1929, Edwin Hubble remet en cause la finitude de l'Univers posée par la relativité générale et affirme l'expansion de l'Univers. Mais, en 1931, pour les Soviétiques, la rupture entre «science bourgeoise» et «science prolétarienne» est consommée. Une rupture symbolisée d'un côté par Georges Lemaître, qui pose la théorie de l'atome primitif et du Big Bang; et de l'autre par la délégation soviétique au Congrès d'Histoire des Sciences à Londres, qui, derrière Boukharine, présente la «théorie et pratique du point de vue du matérialisme dialectique», considérant les idées scientifiques à partir de leur conditionnement historique, dont le soutien politique et militaire n'est jamais désintéressé, et qui affirme la volonté de l'URSS de se consacrer à «la planification des ressources scientifiques pour le bien-être de la classe ouvrière». Lors des luttes internes bolcheviques en 1924-28, Boukharine affirmait que la ligne gauchiste d'hyper-industrialisation soutenue par Léon Trotsky ne pouvait être mise en uvre que par la bureaucratie étatique la plus gigantesque, tout en s'opposant durement à la gauche communiste internationaliste représentée par le dirigeant communiste italien, Amadeo Bordiga, au point de vue «dangereusement idéaliste». Bien que la gauche italienne ait apporté à Trotsky un soutien total dans sa lutte contre Staline dans les années 20, pour des raisons tenant avant tout à la politique étrangère de l'URSS et de l'Internationale, exclu du Parti Communiste Italien, Amadeo Bordiga, entrera en rupture à la fois avec Trotsky et Staline, qui récupérait la stratégie d'industrialisation intensive prônée par l'opposition de Gauche trotskiste, le but et le sens du communisme, la Gemeinwesen, la «communauté», étant niés en faveur du productivisme. Par la suite Bordiga s'isolera dans un silence politique jusqu'à la chute du fascisme.
En 1929, les futuristes italiens publient le manifeste de l'aéropeinture, prônant un monde «vu d'en haut». En France, est lancé Le Grand Jeu, une revue littéraire qui vise notamment à remettre en cause le pouvoir de la science occidentale matérialiste qui se construit au détriment de l'individu. Roger Gilbert-Lecomte mène Le Grand Jeu avec René Daumal (Le Contre-Ciel) et Roger Vailland, se positionnant en marge de la compétition des avant-gardes, des poursuites de dada ou du Surréalisme alors que celui-ci tente, avec le Second Manifeste Surréaliste, de reformer l'unité compromise du mouvement. «Nous sommes résolus à tout, prêts à tout engager de nous-mêmes pour, selon les occasions, saccager, détériorer, déprécier ou faire sauter tout édifice social, fracasser toute cangue morale, pour ruiner toute confiance en soi, et pour abattre ce colosse à tête de crétin qui représente la science occidentale accumulée par trente siècles d'expériences dans le vide: sans doute parce que cette pensée discursive et antimythique voue ses fruits à la pourriture en persistant à vouloir vivre pour elle-même et par elle-même, alors qu'elle tire la langue entre quelques dogmes étrangleurs.» René Daumal & Roger Gilbert-Lecomte, «Le Casse-Dogme», Le Grand Jeu, n° 2, 1929(8).
Selon Gilbert-Lecomte, depuis la fermeture de la carte, l'échappatoire se situe dans la connaissance. Mais elle est discursive, rationnelle. Roger Gilbert-Lecomte pense que l'homme rationnel est comme le prisonnier qui passerait son temps à mesurer les trois dimensions de sa cellule sans jamais chercher une issue pour s'échapper. S'il pense qu'il n'y a pas d'issue, il lui reste la possibilité d'amuser les enfants en faisant le clown. S'il pense qu'il y a une issue, il faut encore qu'il imagine l'évasion, et qu'il échappe à la surveillance des gardiens autoproclamés de la prison(9). Pour Le Grand Jeu, la raison humaine est au centre de l'Esprit comme la Terre l'est dans l'Univers du géocentrisme ptoléméen. Le Grand Jeu veut provoquer une révolution dans la philosophie, bien trop anthropocentrique selon lui, comme jadis Copernic et Giordano Bruno provoquèrent une révolution dans l'univers cosmographique médiévale. Le «Casse-dogme» du Grand Jeu est à mettre en relation avec les développements, au cours des années vingt, de la mécanique quantique posée par Niels Bohr et Werner Heinsenberg. Entrant en résonance avec la controverse autour du «principe d'incertitude de Heisenberg», inconciliable avec la relativité générale d'Einstein, qui met en évidence l'indétermination qui veut que l'observateur soit irrémédiablement lié dans ses mesures à l'instrument d'observation, Le Grand Jeu affirme que la notion occidentale de progrès ne porte que sur les produits de l'Esprit, sur ses instruments d'observation qui lui sont extérieurs. Gilbert-Lecomte reviendra en partie sur sa négation des gains de toute avancée scientifique. À la devise «Ordre et Progrès», il semblera vouloir opposer celle du désordre et de la régression contre le trop rationnel. Dans les années 30, Niels Bohr ira jusqu'à établir un parallèle entre la physique et l'étude biologique des êtres vivants et même celle des phénomènes psychiques, même s'il récuse clairement l'intervention de la volonté humaine dans le déroulement des processus atomiques. La mesure est un mode de communication (nous sommes à la fois «acteurs» et «spectateurs») et cette communication exige un temps commun: la transmission d'un signal de l'objet à l'observateur définit le sens du temps; et l'espace est le mode de coexistence des monades pensantes(10). Un grand jeu aux frontières de l'espace-temps. «L'uvre apparemment signifie selon deux démarches : Ou bien l'homme figé par l'espace hors de lui et qu'il tient pour solide et base, recopie soigneusement une nature d'images et de faits sans penser qu'elle n'est peut-être qu'une projection de son esprit et son attention glisse sur des surfaces, d'où l'épithète superficiel. L'art ou malpropreté est en ce cas qu'il transpose ou déforme. Quant à voir au travers il faudrait d'autres yeux derrière les yeux pour les regarder sous la voûte du crâne. Ou bien l'autre univers arrache l'homme aux aspects et aux formes externes et le tire dans sa tête. Mais les cinq doigts de la main sensorielle n'ont aucune prise sur ce monde-en-creux, ce monde-reflet, ce monde de prestiges plus vrai que le monde des formes sensibles puisque, en lui, quoi qu'on dise on ne peut pas mentir.» Roger Gilbert-Lecomte, Le Grand Jeu, n°2(11).
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En 1933, Alfred Korzybski publie Science et Sanité : Une Introduction aux Systèmes non-Aristotéliciens et à la Sémantique Générale, une importante étude révélatrice de la nécessité d'adapter le langage. En s'inspirant des travaux de certains de ses compatriotes polonais de l'école de Lvov-Varsovie, et en particulier de Jan Lukasiewicz qui appelle de ses vux l'émergence d'une logique non-aristotélicienne dans son livre Du principe de contradiction chez Aristote (trad. fr., l'éclat, 2000), Korzybski élabore un système non-aristotélicien dès 1921 dans son ouvrage Manhood of Humanity : The Science and Art of Human Engineering, qu'il retravaillera par la suite pour présenter Time-Binding: the General Theory en 1924 au Congrès International de Mathématiques de Toronto, considérant l'homme comme «un-organisme-comme-un-tout-dans-un-environnement». Dans sa théorie, Korzybski considère que «si nous n'adoptons pas un langage non-aristotélicien, nous serons dans l'incapacité d'embrasser de larges perspectives». Il faut «voir ce qui est vieux d'un il neuf», selon le mot de Leibniz. En effet, «historiquement, le système aristotélicien a influencé le système euclidien; ensemble ils posent les fondements du système newtonien qui en a résulté. La première révision non-aristotélicienne s'effectue en parallèle et en interdépendance avec les développements non-euclidiens et non-newtoniens des mathématiques et de la physique mathématique modernes(12)». «Le système aristotélicien encourage l'évaluation par définition' (ou intention'), alors que l'orientation non- aristotélicienne ou physico-mathématique entraîne l'évaluation par extension', qui prend en compte les faits' réels de la situation particulière à laquelle nous sommes confrontés(13)». «La structure de langue aristotélicienne a aussi perpétué  ce ce que j'appelle l'élémentalisme' ou la scission verbale de ce qui ne peut l'être empiriquement, comme le terme esprit' tout seul et les termes corps', espace', temps', etc., tous seuls. [...] La vieille structure élémentaliste du langage nous a construit un monde anthropomorphe, animiste et imaginaire, peu différent du monde des primitifs.» En 1924, dans la revue Athenâ, Alvaro De Campos (Fernando Pessoa) se préoccupait également de la question et demandait pourquoi ne pas envisager par ailleurs de créer des esthétiques non-aristotéliciennes, puisque les principes de géométries non-euclidiennes avaient été posés. Il propose l'«Esquisse d'une esthétique non-aristotélicienne» fondée «non sur l'idée de beauté», comme celle d'Aristote, «mais sur celle de force», et affirme la primauté de la sensibilité sur l'intelligence, car la sensibilité a une substance propre qui est la force. Korzybski estime que la «sensation» traduite en langage non-élémentaliste peut modifier les «sensations» d'autres personnes, tout comme Campos, qui suppose que, dans ce cadre, l'artiste non-aristotélicien (rendant sa sensibilité aussi abstraite que l'intelligence) devient «un foyer émetteur abstrait et sensible, capable de forcer les autres, bon gré mal gré, à ressentir ce qu'il a ressenti, et de les dominer par sa force inexpliquée [...] comme le dictateur spontané domine le peuple tout entier». Campos juge avec sévérité l'exaltation de la force chez les faux artistes non-aristotéliciens (bon nombre des futuristes selon lui), faisant «malgré eux, et bien mal, de l'art aristotélicien», car «pour les non-aristotéliciens postiches, la force peut être une idée de l'intelligence, et nullement une disposition de la sensibilité(14)». ëe 15 janvier 1933, illustrant ce contexte, et dans une Italie sous l'influence du populisme de la politique culturelle fasciste, Marinetti publie un manifeste : «Théâtre total pour les masses». Il imagine une révolution de l'art scénographique dans un spectacle total qui ferait circuler les spectateurs autour de scènes où convergent aéropeinture, aéropoésie, cinématographie, radiophonie, téléphonie, lumière électrique, néon, tactilisme, humorisme, gaz colorés et parfums. Le nouvel espace théâtral, conçu comme un temple, aura une structure circulaire de deux cents mètres de diamètre dont les parois, «légèrement arrondies, offrent de nombreux écrans mouvementés pour les projections d'aéro-peinture, d'aéro-poésie et pour la télévision». Le spectacle pourrait se composer d'un Soleil d'aurore illuminant les spectateurs, se transformant successivement en Soleil couchant puis en Lune «en se mêlant aux perspectives de la rue populeuse d'une ville américaine présentée sur un écran de télévision(15)». Des préoccupations soréliennes de la grève générale et de la solidarité artistes-travailleurs des débuts de Marinetti, le projet futuriste italien, séduit par les sirènes de l'académisme fasciste et le spectacle du populisme et du contrôle (avec la popularité des nouveaux moyens de communication), s'est évadé vers une métaphore aérienne du conflit à venir, plus éloignée des réalités terrestres, dans le contexte de la mascarade fasciste.
Le 30 janvier, c'est l'avènement du Parti National Socialiste en Allemagne. Werner Von Braun n'a que vingt et un ans au moment de l'arrivée d'Adolf Hitler au poste de Chancelier. Il est issu de l'aristocratie et, grâce à ses contacts familiaux, il rejoint le capitaine Walter Dorenberger à Kummerdorf près de Berlin où ils travailleront jusqu'en 1936. Alors que l'Allemagne s'est déjà hissée aux premiers rangs de la maîtrise des techniques aériennes avec ses zeppelins et ses avions de ligne Condor, l'équipe mettra au point les premiers plans de missiles ballistiques avant de quitter Kummerdorf sur l'ordre d'Hitler, qui est déterminé à affirmer sa logique de guerre, pour partir travailler en secret dans le petit village de Peenemünde, près de la Baltique. La course à l'armement est engagée et l'on peut considérer que le compte à rebours pour la bombe atomique a commencé dès 1932, après la découverte du neutron, par l'anglais James Chadwick, qui, en dévoilant la structure du noyau atomique (protons et neutrons), donna les pistes pour les expériences, en 1934, de Irène et Frédéric Joliot-Curie, puis de l'italien Fermi, sur la radioactivité artificielle. Il faut attendre décembre 1938 pour que les physiciens allemands Lise Meitner et Otto Frisch, réfugiés en Suède, comprennent que le noyau d'uranium, bombardé de neutrons, se brise en deux, libérant une énergie considérable: l'énergie nucléaire. Hitler est conscient du niveau de la recherche scientifique en Allemagne et tient à se lancer dans la course. Dès mai 1939, Joliot et ses collaborateurs déposent des brevets sur la production d'énergie à partir de l'uranium. Dans une lettre datée du 2 août 1939, Einstein informe Roosevelt de l'existence d'une nouvelle forme d'énergie utilisable dans des bombes, et lui conseille de chercher à se procurer de l'uranium et d'encourager les recherches. C'est dans ce contexte que, le 23 août 1939, est signé le pacte de non-agression germano-soviétique. La guerre est lancée et dès lors, la contribution de Von Braun, devenu directeur technique du programme sur la fusée, est sollicitée par le régime du Troisième Reich. Son adhésion au Parti National Socialiste en 1939 lui permettra d'être largement assisté dans ses recherches en devenant le maître d'uvre de la construction des missiles ballistiques. Lorsque le premier V2 frappe Londres, les techniciens de Peenemünde sabrent le champagne. Mais Peenemünde sera bombardé le 17 août 1943, faisant 735 morts sur le site, ralentissant également les activités allemandes dans la bataille de l'eau lourde. Dès lors, les activités se déplacent dans le tunnel et les installations de Dora-Mittelbau que les Allemands construisent sous une colline dans les environs de Leipzig. Werner Von Braun, qui exploite la main d'uvre concentrationnaire de Buchenwald (soixante milles personnes jusqu'à la fin de la guerre, avec un nombre de morts estimés entre dix et vingt milles) à des fins «supérieures», convaincu de son destin cosmique, passera en 1945 des nazis à la Nasa, pour ensuite devenir l'artisan du lanceur Saturn 5 de l'expédition lunaire.
La course de l'Espace et la Guerre Froide prolongeront au-dessus de nos têtes la Seconde Guerre mondiale.
(à suivre...) |
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