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Paul Valéry avait noté dans ses Cahiers, en 1936-1937, un sujet possible pour un petit récit (1) :
Conte p[our] enfants ou autres
Finoreille; Justoreille L’un entend les cheveux pousser. L’autre connaît au son une infinité de rapports
La musique le déchire car il perçoit dans la plus parfaite exécution, dans les sons les plus purs pour les autres, d’affreuses irrégularités.
Même conte possible p[our] la vue. Le pilote; l’expert en nuances; le pré-voyant comme l’escrimeur qui distingue le moindre indice sur le visage adverse.
Ou pour le toucher, ou le goût.
C’est-à-dire les différentes acuités d’un même sens et leurs applications poussées ou fantastiques…
Pour la vue, pour l’exercice aiguisé du regard, Valéry indique des métiers ou des activités dans lesquels l’hyperesthésie visuelle est spécifiquement convoquée: pilote, escrimeur… Pour Finoreille ou Justoreille, en revanche, rien de tel: il n’y a que l’évocation générale d’une sensibilité auditive hyperbolique capable de détecter jusqu’au bruit de la croissance capillaire.
On pourrait pourtant nommer bien des professions dans lesquelles l’acuité des oreilles est requise. Ceux qu’on appelle en français les «oreilles d’or», par exemple, qui écoutent les bruits sous-marins à des fins stratégiques. Ou le médecin qui ausculte son patient avec un degré de détail dont on peut se faire une idée en lisant les pages remarquables que Laënnec, l’inventeur de la technique de l’auscultation médiate au moyen du stéthoscope, consacre à la description de ce qu’il capte. Ou encore l’espion, tel que d’innombrables romans et films nous l’ont donné à imaginer.
Lorsqu’il se fait otographe (2), François J. Bonnet ne privilégie aucun de ces «métiers du son» en particulier. Lorsqu’il écrit sur l’oreille on a parfois l’impression, d’ailleurs, qu’il le fait à même le tympan , lorsqu’il pense l’écoute, il ne s’attache pas, lui non plus, à telle ou telle figure otologique en particulier. Ce qu’il suit, ce qu’il traque, c’est Finoreille tel qu’il se tient tapi derrière toutes ses formes et toutes ses guises, avant de prendre un visage singulier.
Bref, c’est une logique de l’écoute peut-être faudrait-il dire plutôt une graphie de l’écoute qu’il va chercher dans le son. Non pas au creux de l’oreille, comme on dit, mais au sein même de la structure du son.
Certes, on découvre aussi dans les pages qui suivent de nombreux personnages à l’écoute, tous plus étonnants les uns que les autres. Il y a, bien sûr, le «magicien de Menlo Park», c’est-à-dire Thomas Alva Edison, tel qu’il apparaît dans L’Ève future de Villiers de L’Isle Adam. Il y a aussi Nikola Tesla, cet inventeur serbe qui, dans ses écrits sur la radio, prétend faire de la Terre elle-même un émetteur-récepteur cosmique pour des communications interplanétaires. Il y a encore ces praticiens du détournement auditif et de la surveillance qui décryptent le bruit des touches sur un clavier d’ordinateur. Il y a enfin ces oreilles anonymes, ces foules d’oreilles ordinaires que blessent les usages militaires du son, notamment les canons acoustiques qui portent le bruit sur le champ de bataille et l’instrumentalisent dans le combat.
Bref, qu’elles évoquent les armes sonores envisagées par William Burroughs dans Révolution électronique, ou qu’elles convoquent la voix des morts captée par Konstantin Raudive, les otographies de François J. Bonnet, ses cartographies des territoires de l’écoute proposent aussi des plongées vers des territoires remarquables ou méconnus.
Toutefois, disais-je, ce que tente de dessiner l’«archipel sonore» intitulé Les mots et les sons, c’est une véritable pensée de l’écoute, telle qu’elle s’annonce déjà dans la structure pour ainsi dire graphique du son, c’est-à-dire dans son être-trace. C’est à cela que travaillent tous les relevés, toutes les explorations régionales de l’infatigable otographe, en chemin avec ses journaux et ses livres de bord.
De l’oreille prêtée à la voix des morts, par exemple, François J. Bonnet tire très vite l’idée que l’hallucination qu’il prend donc très au sérieux et qu’il ne s’agit surtout pas de réduire «à la manifestation de pathologies, hystériques ou schizophréniques» est ni plus ni moins une «modalité d’audition faite à partir de traces». Et c’est au fond la même intuition que l’on retrouve, beaucoup plus loin, lorsqu’il parle de l’écoute-fiction. Ou encore lorsqu’il décrit et analyse le fétichisme dans l’audition, interrogeant à nouveau une notion qui, depuis Adorno, s’était un peu assoupie dans le cliché: ce dont il s’agit alors, en effet, c’est d’un fétichisme tout sauf pathologique (il le dit on ne peut plus clairement: «il ne saurait être ici question de chercher à assimiler l’acte d’écoute à une pathologie fétichique»), c’est-à-dire d’un fétichisme qui est bien plutôt constitutif de l’écoute en tant que celle-ci travaille peut-être essentiellement à une surestimation du sonore. Ce sont là des pages admirables, à partir desquelles devrait s’engager une réflexion renouvelée sur la valeur de et dans l’écoute.
Le cœur de l’archipel de François J. Bonnet, en somme, c’est sans doute la distinction de l’audible et du sonore, qui elle-même repose sur une pensée de la trace. C’est dit d’entrée de jeu, immédiatement après le préambule: «Avant même de prendre corps ou de devenir signal, le sonore le son, pour être, doit faire trace.» C’est à partir de là que se déploie une série ramifiée ou réticulée de motifs qui rayonnent à travers l’archipel. Car «faire trace», nous dit l’otographe, être une trace, c’est déjà, pour un son, être «un peu plus qu’un son».
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1. Cahiers, II, Gallimard, «La Pléiade», 1974, p.1338-1339.
2. Dans Sur écoute. Esthétique de l’espionnage (Minuit, 2007), je proposais d’appeler otographie l’écriture de l’écoute depuis l’oreille de l’autre. Un personnage m’avait alors guidé, qui n’était pas Finoreille mais Earwicker, que Joyce, dans Finnegans Wake, caractérise comme une oreille paradigmatique (paradigmatic ear).
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